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Chapitre L
Reichenau

Je passai le reste de la journée occupé à dépouiller nos chamois des fourrures, desquelles je comptais bien faire des tapis de pied pour ma chambre à coucher. Lehmann me promit de me les faire passer par la première occasion à Genève. Je lui indiquai l'hôtel de la Balance où je comptais les reprendre en revenant de Schaffausen et de Neufchâtel.
Le lendemain, au point du jour, je me remis en route, accompagné du guide que nous avions retenu la veille à Glaris. Lehmann me conduisit jusqu'à Schwanden ; là, nous entrâmes chez un de ses amis qu'il avait prévenu la veille sans rien m'en dire, et où nous trouvâmes un déjeuner tout préparé. Cette surprise eut pour résultat de m'arrêter trois heures en route ; de sorte que, quelque diligence que nous fissions pendant le reste de la journée, nous fûmes obligés de coucher à Rutti au lieu d'aller jusqu'à Au, comme nous comptions le faire.
à partir du village de Linthal, la route, qui cesse d'être carrossable, devient sentier, serpente à travers de charmantes prairies, laisse à droite la cascade de Fitschbach, s'escarpe par une pente très roide aux flancs du Schren, et, après une montée d'une demi-heure, conduit au Pantenbruck. Aucun souvenir historique ne se rattache à ce pont dont la situation pittoresque est le seul mérite ; jeté qu'il est d'une montagne à l'autre et s'étendant au-dessus d'une gerçure profonde, il domine, étroit et sans parapet, à la hauteur de deux cents pieds, le torrent de la Linth qui bouillonne et blanchit au fond de son lit sombre et encaissé. Le paysage solitaire et déchiré au milieu duquel il se trouve ajoute encore à l'effet de terreur que produit l'abîme, et qu'on éprouve malgré soi au milieu de cette solitude et de ce chaos.
Nous traversâmes le Pantenbruck, nous nous enfonçâmes dans le Selbsanft, et, tout en côtoyant la petite rivière de Limmern, que nous franchîmes près de sa source, moi en sautant par-dessus, et Francesco et mon guide en relevant leurs pantalons, nous nous engagêames dans les neiges qui étaient tombées trois jours auparavant. Heureusement, notre guide avait fait cent fois ce chemin pour passer du Linthal dans les Grisons, de sorte que, quoique tout chemin tracé eût disparu, il nous dirigea avec un instinct de montagnard incroyable au milieu des glaces, des roches et des précipices, jusqu'au sommet de la montagne d'où nous découvrîmes alors toute la vallée du Rhin. Trois heures après, nous étions à Hanz, première ville que l'on rencontre sur le Rhin ; nous descendîmes à l'hôtel du Lion.
Le lendemain, nous partîmes pour Reichenau, où nous arrivâmes à midi.
Ce petit village du canton des Grisons n'a de remarquable que l'anecdote étrange à laquelle son nom se rattache. Vers la fin du dernier siècle, le bourmestre Tscharner, de Coire, avait établi une école à Reicheneau ; on était en quête dans le canton d'un professeur de français, lorsqu'un jeune homme se présenta à M. Boul, directeur de l'établissement, porteur d'une lettre de recommandation signée par le bailli Aloys Toost de Zitzers : il était Français, parlait comme sa langue maternelle l'anglais et l'allemand, et pouvait, outre ces trois langues, professer les mathématiques, la physique et la géographie. La trouvaille était trop rare et trop merveilleuse pour que le directeur du collège la laissât échapper ; d'ailleurs, le jeune homme était modeste dans ses prétentions ; M. Boul fit prix avec lui à quatorze cents francs par an, et le nouveau professeur, immédiatement installé, entra en fonctions.
Ce jeune professeur était Louis-Philippe d'Orléans, duc de Chartres, aujourd'hui roi de France.
Ce fut, je l'avoue, avec une émotion mêlée de fierté que, sur les lieux mêmes, dans cette chambre située au milieu du corridor, avec sa porte d'entrée à deux battants, ses portes latérales à fleurs peintes, ses cheminées placées aux angles, ses tableaux Louis XV entourés d'arabesques d'or et son plafond ornementé, que dans cette chambre, dis-je, où avait professé le duc de Chartres, je me fis donner des renseignements sur cette singulière vicissitude d'une fortune royale qui, ne voulant pas mendier le pain de l'exil, l'avait dignement acheté de son travail ; un seul professeur, collègue du duc d'Orléans, et un seul écolier, son élève, existaient encore en 1832, époque à laquelle je visitai leur collège ; le professeur est le romancier Zschokke, et l'écolier, le bourgmestre Tscharner, fils de celui-là même qui avait fondé l'école.
Quant au digne bailli Aloïs Toost, il est mort en 1827 et a été enterré à Zitzers, sa ville natale.
Aujourd'hui, il ne reste plus rien à Reichenau du collège où professa un futur roi de France, si ce n'est la chambre d'études que nous avons décrite et la chapelle attenante au corridor, avec sa tribune et son autel surmonté d'un crucifix peint à fresque. Quant au reste des bâtiments, ils sont devenus une espèce de villa appartenant au colonel Pastulazzi ; et ce souvenir, si honorable pour tout Français qu'il mérite d'être rangé parmi nos souvenirs nationaux, menacerait de disparaître avec la génération de vieillards qui s'éteint si nous ne connaissions un homme au cœur artiste, noble et grand, qui ne laissera rien oublier, nous l'espérons, de ce qui est honorable pour lui et pour la France.
Cet homme, c'est vous, Monseigneur Ferdinand d'Orléans, vous qui, après avoir été notre camarade de collège, serez aussi notre roi ; vous qui, du trône où vous monterez un jour, toucherez d'une main à la vieille monarchie et de l'autre à la jeune république ; vous qui hériterez des galeries où sont renfermées les batailles de Taillebourg et de Fleurus, de Bouvines et d'Aboukir, d'Azincourt et de Marengo ; vous qui n'ignorez pas que les fleurs de lys de Louis XVI sont les fers de lance de Clovis ; vous qui savez si bien que toutes les gloires d'un pays sont des gloires, quel que soit le temps qui les a vues naître et le soleil qui les a fait fleurir ; vous enfin qui, de votre bandeau royal, pourrez lier deux mille ans de souvenirs et en faire le faisceau consulaire des licteurs qui marcheront devant vous.
Alors il sera beau à vous, Monseigneur, de vous rappeler ce petit port isolé où, passager battu par la mer de l'exil, matelot poussé par le vent de la proscription, votre père a trouvé un si noble abri contre la tempête. Il sera grand à vous, Monseigneur, d'ordonner que le toit hospitalier se relève pour l'hospitalité, et, sur la place même où croule l'ancien édifice, d'en élever un nouveau destiné à recevoir tout fils de proscrit qui viendrait, le bâton de l'exil à la main, frapper à ses portes, comme votre père y et venu, et cela, quelles que soient son opinion et sa patrie, qu'il soit menacé par la colère des peuples ou poursuivi par la haine des rois.
Car, Monseigneur, l'avenir serein et azuré pour la France, qui a accompli son œuvre révolutionnaire, est gros de tempêtes pour le monde. Nous avons tant semé de libertés dans nos courses à travers l'Europe, que la voilà qui, de tous côtés, sort de terre, comme les épis au mois de mai, si bien qu'il ne faut qu'un rayon de notre soleil pour mûrir les plus lointaines moissons. Jetez les yeux sur le passé, Monseigneur, et ramenez-les sur le présent : avez-vous jamais senti plus de tremblements de trônes et rencontré par les grands chemins autant de voyageurs découronnés ? Vous voyez bien, Monseigneur, qu'il vous faudra fonder un jour un asile, ne fût-ce que pour les fils de roi dont les pères ne pourront pas, comme le vôtre, être professeurs à Reichenau.

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