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Chapitre LVI
Une ex-reine

Le château d'Arenenberg n'est point une résidence royale ; c'est une jolie maison qui pourrait appartenir indifféremment à M. Aguado, à M. de Schickler ou à Scribe : ainsi l'émotion que j'éprouvai appartenait tout entière à une cause morale qui remuait ma pensée et nullement aux objets physiques qui frappaient mes yeux.
Cette émotion était telle, qu'après avoir désiré ardemment voir madame de Saint-Leu, au moment où ce désir allait être réalisé, je m'arrêtais à chaque pas pour retarder le moment de l'entrevue, plongeant mes yeux dans chaque échappée de vue, regardant sans distinguer, et bien plus disposé à retourner en arrière qu'à continuer mon chemin : c'est que j'étais sur le point de voir se réaliser une chimère ou de perdre une illusion ; c'est que j'aimais presque autant m'en aller à l'instant avec un doute, que de me retirer plus tard avec un désenchantement. Tout à coup, à trente pas de moi, au détour d'une allée, j'aperçus trois femmes et un jeune homme. Mon premier mouvement fut de fuir ; mais il était trop tard, j'avais été vu ; je sentis le ridicule d'une pareille retraite, je fixai les yeux sur le groupe qui s'avançait, je reconnus instinctivement la reine, je marchai vers elle.
Certes, elle ne se doutait guère, en venant au-devant de moi, de ce qui se passait alors dans mon âme ; elle était loin de penser qu'au jour de sa puissance, jamais homme entrant dans la salle de réception du château de La Haye et s'approchant du trône où elle était assise dans toute la majesté du pouvoir, dans toute la splendeur de la beauté, n'avait ressenti une émotion pareille à celle que j'éprouvais ; tous les sentiments généreux que renferme le cœur de l'homme, l'amour, le respect, la pitié, se pressaient sur mes lèvres ; j'étais près de tomber à genoux, et certes je l'eusse fait si elle eût été seule.
Elle vit probablement ce qui se passait en moi car elle sourit ineffablement en me tendant sa main.
- Vous êtes mille fois bon, me dit-elle, de ne point passer près d'une pauvre proscrite sans la venir voir.
C'était moi qui étais bon, c'était de son côté qu'était la reconnaissance : bien, mon cœur ; cette fois, tu ne t'étais pas trompé, jeune homme, c'est la reine de ton enfance, gracieuse et bonne ; poète, c'est ce son de voix, c'est ce regard que tu as rêvé à la fille de Joséphine ; laisse battre librement ton cœur ; une fois la réalité s'est trouvée à la hauteur du songe ; regarde, écoute, sois heureux.
La reine s'appuya sur mon bras ; elle me conduisit, car je ne voyais pas. Nous marchâmes ainsi je ne sais combien de temps, puis nous rentrâmes dans le salon. La première chose qui rappela mes esprits, qui arrêta mes pensées, qui fixa mes yeux, fut un magnifique portrait.
- Oh ! voilà qui est beau ! m'écriai-je.
- Oui, dit madame de Saint-Leu ; c'est Bonaparte au pont de Lodi.
- Ce tableau doit être de Gros, n'est-ce pas ?
- De lui-même.
- Fait d'après nature, sans doute : c'est trop merveilleux de ressemblance et de modelé pour ne pas être ainsi.
- L'empereur a posé trois ou quatre fois.
- Il a eu cette patience ?
- Gros avait trouvé un excellent moyen pour cela.
- Lequel ?
- Il le faisait asseoir sur les genoux de ma mère.
Voyez-vous cette fille qui parle de sa mère, qui est Joséphine, de son beau-père, qui est Napoléon, qui me fait assister à cette scène de ménage, qui me montre le lion doux et apprivoisé, l'empereur sur les genoux de l'impératrice, et, devant eux, Gros, l'homme de Jaffa, d'Eylau et d'Aboukir, son pinceau à la main, fixant sur la toile cette tête large à contenir le monde ; et tout cela n'était pas un rêve !
J'allai m'asseoir dans un coin, et, laissant tomber mon front entre mes deux mains, je restai abîmé dans un océan de pensées. Lorsque je revins à moi et que je levai les yeux, je vis que madame de Saint-Leu me regardait en souriant : elle comprenait trop bien les causes d'une pareille inconvenance pour attendre de moi des excuses, que je ne pensais, du reste, aucunement à lui faire. Elle se leva et vint à moi.
- Voulez-vous me suivre ? me dit-elle.
- Oh ! certes.
- Venez !
- Et quelle merveille allez-vous me faire voir ?
- Mon reliquaire impérial.
Elle me conduisit devant un meuble fermé comme une bibliothèque, avec des carreaux de vitre, et sur chaque planche duquel, ainsi que sur une étagère, étaient rangés des objets qui avaient appartenu à Joséphine ou à Napoléon.
D'abord c'était, dans un portefeuille marqué d'un J et d'un N, la correspondance intime de l'empereur et de l'impératrice. Toutes les lettres étaient autographes, datées des champs de bataille de Marengo, d'Austerlitz, d'Iéna, écrites sur l'affût d'un canon, les pieds dans le sang ; et toutes contenaient un mot de la victoire. Puis des pages d'amour, mais de cet amour profond, ardent, passionné comme le ressentaient Werther, René, Anthony.
Quelle organisation immense que celle de cet homme qui renfermait à la fois tant de choses dans la tête et dans le cœur !
C'est ensuite le talisman de Charlemagne ; or, c'est toute une histoire que celle de ce talisman ; écoutez-la.
Lorsqu'on ouvrit, à Aix-la-Chapelle, le tombeau dans lequel avait été inhumé le grand empereur, on trouva son squelette revêtu de ses habits romains ; il portait sa double couronne de France et d'Allemagne sur son front desséché ; il avait au côté, près de sa bourse de pèlerin, Joyeuse, cette bonne épée avec laquelle, dit le moine de Saint-Denis, il coupait en deux un chevalier tout armé ; ses pieds reposaient sur le bouclier d'or massif que lui avait donné le pape Léon, et à son cou était suspendu le talisman qui le faisait victorieux. Ce talisman était un morceau de la vraie croix que lui avait envoyé l'impératrice. Il était renfermé dans une émeraude, et cette émeraude était suspendue par une chaîne à un gros anneau d'or. Les bourgeois d'Aix-la-Chapelle le donnèrent à Napoléon lorsqu'il fit son entrée dans leur ville, et Napoléon, en 1813, jeta en jouant cette chaîne autour du cou de la reine Hortense, lui avouant que, le jour d'Austerlitz et de Wagram, il l'avait portée lui-même sur sa poitrine, comme, il y a neuf cents ans, le faisait Charlemagne.
C'était enfin la ceinture qui ceignait ses reins aux Pyramides ; c'était l'anneau de mariage qu'il avait passé lui-même au doigt de la veuve de Beauharnais ; c'était le portrait du roi de Rome, brodé par Marie-Louise, sur lequel s'était reposé son dernier regard. Cet œil d'aigle s'était fermé sur le même objet que j'avais à mon tour sous les yeux ; sa bouche mourante avait touché ce satin, son dernier soupir l'avait humecté ; et il y avait un mois à peine que l'enfant était mort à son tour, les yeux sur le portrait de son père. Le temps et la liberté nous révéleront peut-être le secret providentiel de ce double trépas ; en attendant, prosternons-nous et adorons.
Je demandai à voir l'épée rapportée de Sainte-Hélène par Marchand et léguée par le duc de Reichstadt au prince Louis ; mais la reine n'avait point encore reçu ce don mortuaire et craignait de ne le recevoir jamais.
La cloche du dîner sonna.
- Déjà ! m'écriai-je.
- Vous reverrez tout cela demain, me dit-elle.
Après le dîner, nous rentrâmes au salon. Au bout de dix minutes, on annonça madame Récamier. Celle-là était encore une reine, reine de beauté et d'esprit ; aussi la duchesse de Saint-Leu la reçut-elle en sœur.
J'ai beaucoup entendu discuter de l'âge de madame Récamier ; il est vrai que je ne l'ai vue que le soir, vêtue d'une robe noire, la tête et le cou enveloppés d'un voile de la même couleur ; mais, à la jeunesse de sa voix, à la beauté de ses yeux, au modelé de ses mains, je parierais pour vingt-cinq ans.
Aussi fus-je bien étonné d'entendre ces deux femmes parler du Directoire et du Consulat comme de choses qu'elles avaient vues. Enfin, l'on pria madame de Saint-Leu de se mettre au piano.
- Cela vous fera-t-il plaisir ? dit-elle en se retournant vers moi, à demi-levée et attendant ma réponse.
- Oh ! oui, répondis-je en joignant les mains.
Elle chanta plusieurs romances dont elle avait dernièrement composé la musique.
- Si j'osais vous demander une chose ? lui dis-je à mon tour.
- Eh bien, que me demanderiez-vous ?
- Une de vos anciennes romances.
- Laquelle ?
- « Vous me quittez pour marcher à la gloire. »
- ô mon Dieu ! mais c'est du plus loin qu'il me souvienne ; cette romance est de 1809. Comment faites-vous pour vous la rappeler ? Vous étiez à peine né lorsqu'elle était en vogue.
- J'avais cinq ans et demi ; mais, parmi les romances que chantait ma sœur, mon aînée de quelques années, c'était ma romance de prédilection.
- Il n'y a qu'un inconvénient, c'est que je ne me la rappelle plus.
- Je me la rappelle, moi.
Je me levai, et, m'appuyant sur le dos de sa chaise, je commençai à lui dicter les vers.
Vous me quittez pour marcher à la gloire,
Mon triste cœur suivra partout vos pas ;

Allez, volez au temple de mémoire :
Suivez l'honneur, mais ne m'oubliez pas.
- Oui, c'est cela, me dit la reine avec tristesse.
Je continuai :
à vos devoirs comme à l'amour fidèle,
Cherchez la gloire, évitez le trépas :
Dans les combats où l'honneur vous appelle
Distinguez-vous, mais ne m'oubliez pas.
- Ma pauvre mère ! soupira madame de Saint-Leu.
Que faire, hélas ! dans mes peines cruelles ?
Je crains la paix autant que les combats :
Vous y verrez tant de beautés nouvelles,
Vous leur plairez !... mais ne m'oubliez pas.
Oui, vous plairez, et vous vaincrez sans cesse,
Mars et l'Amour suivront partout vos pas ;
De vos succès gardez la douce ivresse,
Soyez heureux, mais ne m'oubliez pas.
La reine passa la main sur ses yeux pour essuyer une larme.
- Quel triste souvenir ! lui dis-je.
- Oh ! oui, bien triste ! vous savez qu'en 1808 les bruits du divorce commençaient à se répandre ; ils étaient venus frapper ma mère au cœur, et, voyant l'empereur prêt à partir pour Wagram, elle pria M. de Ségur de lui faire une romance sur ce départ ; il lui apporta les paroles que vous venez de dire ; ma mère me les donna pour que j'en fisse la musique, et, la veille du départ de l'empereur, je les lui chantai. Ma pauvre mère ! je la vois encore, suivant sur la figure de son mari, qui m'écoutait soucieux, l'impression que lui faisait cette romance qui s'appliquait si bien à la situation de tous deux. L'empereur l'écouta jusqu'au bout ; enfin, lorsque le dernier son du piano se fut éteint, il alla vers ma mère. « Vous êtes la meilleure créature que je connaisse, » lui dit-il ; puis, l'embrassant au front en soupirant, il rentra dans son cabinet ; ma mère fondit en larmes, car de ce moment elle sentit qu'elle était condamnée.
Vous concevez maintenant ce qu'il y a pour moi de souvenirs dans cette romance, et, en me la disant, vous venez de toucher toutes les cordes de mon cœur comme un clavier.
- Mille pardons ! Comment n'ai-je pas deviné cela ? Je ne demande plus rien.
- Si fait, dit la reine en se replaçant à son piano ; si fait : tant d'autres malheurs sont venus passer sur celui-là, que c'est un de ceux sur lequel j'arrête ma mémoire avec le plus de douceur ; car ma mère, quoique séparée de l'empereur, en fut toujours aimée.
Elle laissa courir ses doigts sur le piano, un prélude plaintif se fit entendre, puis elle chanta avec toute son âme, avec le même accent qu'elle dut chanter devant Napoléon.
Je doute que jamais homme ait ressenti ce que j'éprouvai dans cette soirée.

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