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Chapitre LX
L'île Saint-Pierre

L'humiliation que j'éprouvai d'avoir fait douze cents lieues pour venir chercher à Aarau des rasoirs de la rue Saint-Denis fit que, le lendemain, aussitôt mon déjeuner pris, je quittai l'auberge de la Cigogne, où j'étais descendu la veille au soir. Je continuai ma route par Olten, jolie petite ville du canton de Soleure, située sur les bords de l'Aar et dont les habitants élevèrent autrefois un monument à Tibère Claude Néron, quod viam per Jurassi valles duxit. Comme il n'existe aucune trace de cette antique voie romaine, je ne m'y arrêtai que le temps de faire souffler le cheval, et, vers les trois heures de l'après-midi, j'arrivai à Soleure : il me restait juste le temps nécessaire pour aller voir coucher le soleil sur le Weissentstein.
Ce qui m'avait surtout déterminé à cette excursion, c'est qu'au contraire des montagnes des Alpes, le Weissenstein, qui appartient au Jura, est arrivé à un degré de civilisation qu'il doit sans doute à son voisinage de la France. Pour arriver à sa cime la plus élevée, on n'a qu'à se mettre dans une bonne calèche et à dire : « Marchez ! » Cela vous coûte vingt francs, c'est-à-dire un peu moins cher que si vous faisiez la route à pied et en prenant un guide. Ce mode de locomotion m'allait d'autant mieux que je commençais à être au bout de mes forces et que je sentais tous les jours diminuer ma sympathie pour les montagnes. J'en avais tant laissé derrière moi, que les souvenirs que j'en conservais ressemblaient beaucoup à un chaos, et que, dans cet entassement de Pélion sur Ossa, je commençais vraiment à ne plus distinguer Ossa de Pélion. Aussi je remerciai Dieu de m'avoir gardé, contre ses habitudes providentielles, la meilleure pour la dernière. Je m'étendis aussi moelleusement que possible dans la calèche, je m'en remis au cocher de la fortune de César, j'élevai Francesco au rang de mon historiographe, lui recommandant de retenir avec attention et fidélité tout ce que la route offrait de remarquable, et je m'endormis du sommeil de l'innocence ; trois heures après, je me réveillai à la porte de l'auberge. Je demandai aussitôt à Francesco ce qu'il avait remarqué sur la route ; il me répondit que ce qui l'avait le plus frappé, c'est qu'elle avait toujours été en montant.
Comme je n'avais pas pris le temps de manger à Soleure, je recommandai à Mme Brunet, mon hôtesse, de donner tous ses soins au dîner qu'elle allait me servir. Elle réclama une heure pour faire un chef-d'œuvre, et me demanda si je ne voulais pas mettre cette heure à profit en montant sur le sommet du Rothiflue. Je frissonnai de tous mes membres : je crus que j'avais été abominablement volé ; que la montagne où j'étais doucement parvenu n'était qu'une déception, et que j'allais être condamné à en monter une autre avec mes propres jambes. Mais, en me retournant, j'aperçus, à travers les portes de la cuisine, un horizon si étendu et si magnifique, que je me rassurai un peu. Je demandai alors ce que je verrais de plus en haut du Rothiflue qu'en haut du Weissenstein ; on me répondit que je verrais les vallées du Jura, une partie de la Suisse septentrionale, la Forêt-Noire et quelques montagnes des Vosges et de la Côte d'Or. à ceci je répondis que, depuis quatre mois, j'avais vu tant de montagnes, que je me figurais parfaitement ce que celles-là pouvaient être, et que je me contenterais du panorama du Weissenstein.
En échange, je demandai s'il serait possible de me préparer un bain. Mme Brunet me répondit que c'était la chose du monde la plus facile, et que je n'avais seulement qu'à dire si je le voulais d'eau ou de lait. Dans les dispositions de sybaritisme où je me trouvais, on devine ce que cette dernière proposition éveilla en moi de désirs ; malheureusement, un bain de lait devait être une volupté d'empereur qu'un banquier seul pouvait se permettre. Je me rappelai les mesures de lait parisiennes qu'on déposait à ma porte le matin et que mon domestique additionnait mensuellement, les unes au bout des autres, à soixante-quinze centimes chaque, et je calculai que, surtout pour moi, il en faudrait bien douze ou quinze cents, et cela au minimum. Or, douze fois soixante-quinze centimes ne laissent pas que de faire une somme. Je mis la main à la poche de mon gilet, faisant glisser les unes après les autres, entre mon pouce et mon index, les cinq dernières pièces d'or qui me restassent pour aller à Lausanne ; et, convaincu qu'elles ne pourraient même pas suffire pour acompte, je demandai vertueusement un bain d'eau.
- Vous avez tort, me dit Mme Brunet. Le bain de lait n'est pas beaucoup plus cher, et il est infiniment plus bienfaisant.
J'eus alors une peur, c'est qu'à cette hauteur, le bain d'eau lui-même ne fût hors de la portée de mes moyens pécuniaires.
- Comment ! dis-je vivement, et quelle est donc la différence ?
- Le bain d'eau coûte cinq francs, et le bain de lait dix.
- Comment, dix francs ! m'écriai-je, dix francs un bain de lait ?
- Dame, Monsieur, me dit ma bonne hôtesse, se trompant à l'intention, ils sont un peu plus chers dans ce moment-ci parce que les vaches redescendent. Au mois d'août et de septembre, ils n'en coûtent que six.
- Comment ! mais, Madame Brunet, je ne me plains aucunement de la somme. Faites-moi chauffer un bain de lait, et bien vite.
- Monsieur le prendra-t-il dans sa chambre ?
- On peut le prendre dans sa chambre ?
- C'est à volonté.
- En dînant ?
- Sans doute.
- Près de la fenêtre ?
- à merveille.
- En regardant le coucher du soleil ?
- Parfaitement.
- Et le dîner sera mangeable avec tout cela ? Mais c'est un paradis que votre auberge, Madame Brunet !
- Monsieur, me répondit mon hôtesse en me faisant une révérence, je prends des pensionnaires et fais des remises sur les prix quand on reste quinze jours.
Malheureusement, je ne pouvais profiter de l'offre économique que me faisait Mme Brunet ; je me contentai donc de lui recommander la plus grande diligence, et je montai dans ma chambre. Comme il n'y avait que moi de voyageur, on me donna la plus grande et la plus commode ; j'allai au balcon, et j'avoue que, quoique familiarisé avec les plus belles vues de la Suisse, je restai en admiration devant celle-ci.
Qu'on se figure un demi-cercle de cent cinquante lieues, borné à droite par la grande chaîne des Alpes, et à gauche par un horizon incommensurable, dans lequel sont enfermés trois rivières, sept lacs, douze villes, quarante villages et cent cinquante-six montagnes, tout cela subissant les variations de lumière d'un coucher de soleil d'automne, tout cela vu d'une baignoire adhérente à une table couverte d'un excellent dîner, et l'on aura une idée du panorama du Weissenstein, découvert dans les meilleures conditions possibles. Quant à moi, il me parut magnifique. Cependant, je n'ose le décrire, tant, dans ma religion pour l'exactitude de la vérité, je me défie de l'influence du bain et du dîner.
Je dormais du plus beau et du plus saint sommeil quand, le lendemain, Francesco entra dans ma chambre à quatre heures du matin. Il avait jugé que, puisque j'avais vu le coucher du soleil, je ne pouvais pas me dispenser de voir son lever pour faire pendant ; comme j'étais réveillé, je pensai que ce que j'avais de mieux à faire était de me ranger à son opinion. Mais j'avais pris dans l'auberge de Mme Brunet des habitudes de sybarite ; de sorte qu'au lieu de me lever, je fis traîner mon lit auprès de la fenêtre, et je n'eus qu'à me donner la peine d'ouvrir les yeux pour jouir du spectacle qui, sur le Faulhorn et le Righi, m'avait coûté tant de fatigues et tant de peines.
Malgré le laisser-aller de mes manières, le soleil ne me fit pas pas attendre ; il se leva avec sa régularité et sa magnificence ordinaires, faisant étinceler comme des volcans cette chaîne immense de glaciers qui s'étend depuis le mont Blanc jusqu'au Tyrol. Je suivis tous les accidents de lumière de son retour comme j'avais suivi toutes les variations de son départ. Puis, lorsque cette lanterne magique merveilleuse commença de me fatiguer par sa sublimité même, je fis fermer ma fenêtre, tirer mes rideaux, repousser mon lit contre le mur, et, fermant les yeux, je me rendormis comme sur un rêve.
Comme, après une démonstration aussi expressive, personne n'osa plus rentrer dans ma chambre, je me réveillai bravement à midi. J'avais dormi seize heures, moins les quarante minutes que j'avais employées à regarder le lever du soleil. Il n'y avait pas de temps à perdre si je voulais visiter Soleure avec quelque détail ; aussi je fis atteler, et, une heure et demie après, je descendais à la porte de la ville.
Elle est d'une forme parfaitement carrée et la mieux fortifiée de la Suisse. Une vieille tour, que les habitants disent romaine et antérieure au Christ, est, je crois, du septième ou du huitième siècle. Elle s'élevait d'abord seule, comme l'indique son nom, Soluthurn ; mais, peu à peu, les maisons virent s'appuyer à elle, et, se rassemblant sous sa protection, formèrent une ville qui offre cela de remarquable qu'elle procède en tout par le nombre onze : elle a onze rues, onze fontaines, onze églises, onze chanoines, onze chapelains, onze cloches, onze pompes, onze compagnies de bourgeois et onze conseillers.
Soleure possède l'arsenal le mieux organisé de toute la Suisse. La première salle contient un parc d'artillerie de trente-six canons ; elle est soutenue par trois colonnes chargées de trophées. La première est ornée des dépouilles de Morat : elle porte une bannière du duc de Bourgogne et un drapeau des chevaliers de Saint-Georges ; la seconde est un souvenir de la bataille de Dornach, et l'on reconnaît à leur double tête les aigles d'Autriche ; enfin, la troisième conserve deux drapeaux pris, à la bataille de Saint-Jacques, sur notre roi Louis XI.
La seconde salle est celle des fusils : elle en contenait, à l'époque où je la visitai, six mille parfaitement en état et prêts à être distribués en cas de besoin.
La troisième est celle des armures : deux mille armures complètes des quinzième, seizième et dix-septième siècles y sont classées au hasard, sans aucun ordre et sans aucune science. Au milieu de l'arsenal, s'élève une table ovale autour de laquelle sont assis treize guerriers figurant les treize cantons. Les Suisses ont choisi, pour habiller les mannequins qui les représentent, treize armures colossales qui semblent avoir appartenu à une race de Titans. Cela me rappela Alexandre, qui avait fait enterrer, avec son nom et l'olympiade de son règne, des mors de chevaux d'une grandeur gigantesque afin que la postérité mesurât la taille de ses guerriers à celle de leurs montures.
En sortant de l'arsenal, nous allâmes visiter le cimetière de Schouzevil. Nous y étions conduits par un pèlerinage politique : il renferme la tombe de Kosciusko. C'est un monument formant un carré long et sur lequel est écrite cette épitaphe :
VISCERA
THADDAEI KOSCIUSKO
DEPOSITA DIE XVII OCTOBRIES
MDCCCXVIII
Comme la ville n'offre pas d'autre curiosité, et que, grâce au somme que j'avais fait au Weissenstein, je pouvais prendre sur ma nuit, je fis mettre le cheval à la voiture à huit heures du soir, et j'arrivai à Bienne à une heure du matin.
Pendant que Francesco frappait à l'hôtel de la Croix-Blanche, j'examinai une charmante fontaine qui se trouve sur la place ; elle est surmontée d'un groupe qui paraît dater du seizième siècle et qui représente un ange gardien emportant dans ses bras un agneau que Satan essaye de lui enlever. L'allégorie de l'âme entre le bon et le mauvais principe était trop évidente pour que j'en cherchasse une autre.
En 1826, lorsqu'on creusa autour de cette fontaine pour faire un bassin, on trouva une grande quantité de médailles romaines. Une partie fut déposée à l'hôtel de ville, et l'autre enfouie, avec quantité pareille de pièces françaises au millésime de la même année, sous les nouvelles fondations. Ce fut l'aubergiste qui me donna ces détails, et cela dans mon idiome maternel, dont je commençais à m'ennuyer ; car, à Bienne, on entre tout à coup et de plein bond dans la langue française, que dix personnes à peine parlent à Soleure.
Le lendemain, à huit heures, mes bateliers étaient prêts ; j'allai les rejoindre à la pointe qui s'avance entre Nydau et Vingel. De l'endroit de l'embarquement, nous embrassâmes tout le panorama du petit lac de Bienne, l'un des plus jolis de la Suisse, et qui est célèbre près de touristes modernes par le séjour que fit Rousseau dans son île de Saint-Pierrre. On aperçoit de loin cette île qui se présente sous le même aspect que celle des Peupliers à Ermenonville, à l'exception cependant qu'à Ermenonville, ce sont les peupliers qui sont un peu plus grands que l'île, tandis qu'à Saint-Pierre, c'est l'île qui et un peu plus grande que les peupliers. Elle est, au reste, et pour plus de précautions, ceinte d'un mur de pierres élevé dans le but de lui donner de la consistance, afin que, dans quelque crue du lac, elle n'aille pas échouer à la plage comme la demeure flottante de Latone.
Notre navigation, poussée par le vent de nord-est, était charmante. Au nord, la chaîne du Jura, couverte de sapins dans ses hautes sommités, de hêtres et de chênes dans ses moyennes régions, venait mirer sa pente couverte de vignes et tachetée de maisons dans l'azur de l'eau. Au midi, s'étendait une chaîne de petites collines sans nom, derrière lesquelles se cachent Berne et Morat, et au-dessus desquelles regardent, comme des géants, les pics neigeux des grandes Alpes. Enfin, à l'occident, gît, ombreuse et calme, la petite île de Saint-Pierre et, derrière elle, la ville de Cerlier, bâtie en amphithéâtre et dont les maisons semblent grimper la pente de Jolimont pour aller s'asseoir sur son plateau.
Peu d'années se passent sans que le lac de Bienne ne gèle. Cette circonstance atmosphérique a donné lieu à une coutume assez singulière, de laquelle mes bateliers n'ont pu me donner l'explication. Le receveur de l'île Saint-Pierre, qui appartient à l'hôpital de Berne, doit une mesure de noix au premier qui arrive à l'île à l'aide de la croûte de glace qui se forme alors sur le lac. C'est presque toujours un habitant de Glarès qui remporte ce prix. Mais aussi, peu d'années se passent sans que l'on ait à déplorer la perte de quelque pèlerin trop pressé, sous lequel la glace à peine formée encore se brise, et qui disparaît pour ne reparaître qu'au dégel. Il est vrai que la mesure de noix vaut huit batz, et que huit batz valent vingt-quatre sous.
Nous abordâmes à l'île Saint-Pierre après une heure de navigation, à peu près. Nous traversâmes un beau bois de chênes, nous laissâmes à notre gauche un petit pavillon, et nous arrivâmes à l'auberge où est la chambre de Rousseau, que le calcul bien plus encore que la vénération a conservée telle qu'elle était lorsqu'il l'habita.
C'est une petite chambre carrée, sans papier et à solives saillantes, éclairée au midi par une seule fenêtre donnant sur le lac, et d'où la vue, par une échappée, s'étend jusqu'aux grandes Alpes. Treize chaises de paille, deux tables, une commode et un lit de bois pareil aux tables et aux chaises, un pupitre peint en blanc et un poêle de faïence verte en forment tout l'ameublement. Une trappe placée dans un coin communique, à l'aide d'une échelle, aux appartements inférieurs et peut au besoin servir d'escalier dérobé.
Quant aux murs, ils sont couverts des noms des admirateurs du Contrat social, de l'émile et La Nouvelle Héloïse, venus de toutes les parties du monde. C'est une collection de signatures fort curieuses, à laquelle il n'en manque qu'une seule, celle de Rousseau.

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