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Chapitre LXI
Un renard et un lion

Comme il suffit d'une demi-heure pour visiter dans tous ses détails l'île de Bienne et que j'avais pris mes bateliers pour tout un jour, je me fis conduire, par mesure d'économie, à Cerlier, où nous arrivâmes sur le midi. Nous nous mîmes immédiatement en route pour Neufchâtel, que nous découvrîmes au bout de trois heures de marche, en sortant de Saint-Blaise.
La ville se présente, de ce côté, sous un point de vue assez pittoresque qu'elle doit au vieux château qui lui a fait, il y a treize ou quatorze cents ans, donner son nom de Château-Neuf à une langue de terre chargée de fabriques, qui s'avance dans le lac, et aux jardins qui entourent ces maisons et donnent à chacune d'elles l'aspect d'une villa. Une seule chose nuit au caractère du paysage, c'est la couleur jaunâtre des pierres avec lesquelles les murs sont bâtis et qui donnent à la ville l'apparence d'un immense joujou taillé dans du beurre.
Nous entrâmes à Neufchâtel par une porte de barricades ; elle datait de la révolution de 1831. Cette révolution, conduite par un homme d'un grand courage nommé Bourquin, avait pour but de soustraire la ville au principiat de la Prusse et de la réunir entièrement à la Confédération suisse.
Il est vrai que la position de Neufchâtel était étrange, dépendant à la fois d'une république et d'un royaume ; envoyant deux députés à la Diète helvétique et payant une contribution à Frédéric-Guillaume ; ayant sa noblesse et son peuple qui relèvent d'elle, et qui sont royalistes, et sa bourgeoisie et ses paysans, qui ne relèvent que d'eux-mêmes et qui sont républicains.
Au moment où j'arrivai à Neufchâtel, le procès de propriété se plaidait encore : les Neufchâtelois, ignorant ce qu'ils étaient, attendaient de jour en jour la décision qui les ferait suisses ou prussiens. Cependant, les haines étaient en présence et la garnison du château, au-dessus de la porte duquel les insurgés avaient été briser la couronne et les pattes de l'aigle qui porte sur sa poitrine l'écusson fédéral, n'osait descendre dans la ville ; le soir, des chansons séditieuses se chantaient à haute voix dans les rues. Ces chansons étaient un véritable appel aux armes. Le moment était peu favorable pour recueillir les légendes ou les traditions ; tous les souvenirs étaient venus se fondre dans celui de la révolution et les seuls héros de Neufchâtel étaient, à cette époque, quelques pauvres jeunes gens, prisonniers en Prusse, dont les noms, localement célèbres, n'ont pu franchir les murs de la ville pour laquelle ils se sont dévoués. Aussi ne restai-je qu'une nuit à Neufchâtel ; d'ailleurs, à l'autre bout du lac, m'attendait Grandson, avec ses souvenirs héroïques du quatorzième et du quinzième siècle.
Nous avons raconté, dans notre premier volume, comment Otton de Grandson, dont l'église de Lausanne garde le mausolée, fut tué en champ clos, à Bourg-en-Bresse, par Gérard d'Estavayer qui le blessa d'abord et lui coupa, vivant encore, les deux mains, suivant les conditions du combat. Maintenant, il nous reste à dire comment le noble duc Charles de Bourgogne fut outrageusement battu et défait par les bonnes gens des cantons.
Une grande question se débattait en France vers la fin du quinzième siècle : c'était celle de la monarchie et de la grande vassalité. Certes, au premier abord et en examinant les champions qui représentaient les deux principes, les chances semblaient peu douteuses et les prophètes superficiels eussent cru pouvoir prédire d'avance de quel côté serait la victoire. L'homme de la royauté était un vieillard portant la tête courbée plutôt encore par la fatigue que par l'âge, habitant un château-fort situé loin de sa capitale, n'ayant autour de lui qu'une petite garde d'archers écossais, un barbier dont il avait fait son exécuteur et deux valets dont il avait fait ses bourreaux. Il avait encore auprès de lui des chimistes et des médecins italiens et espagnols qui passaient leur vie dans des laboratoires souterrains. Ils y préparaient des breuvages étranges et inconnus ; de temps en temps, ils étaient appelés par le roi, qu'ils trouvaient à chaque fois agenouillé devant l'image de quelque saint ou de quelque madone. Le roi et le chimiste causaient à voix basse, au pied de l'autel, de choses religieuses et saintes sans doute, car leur entretien était fréquemment interrompu par des signes de croix, des prières et des vœux. Puis, un temps après cette conférence mystérieuse, on entendait dire que quelque prince révolté contre le roi, et qui s'apprêtait à faire à la France une rude guerre, était trépassé subitement au moment même où il rassemblait ses soldats ; ou que quelque veuve de grand baron, dont la grossesse, si elle était bénie par Dieu, devait perpétuer la race et la puissance d'une grande maison féodale, était accouchée avant terme d'un enfant mort. Aussitôt le roi, à qui tout prospérait ainsi, allait faire un pèlerinage d'actions de grâce, soit au mont Saint-Michel, soit à la croix de Saint-Laud, soit à Notre-Dame d'Embrun ; et l'on voyait alors sortir de sa tanière, la tête couverte d'un petit bonnet de feutre entouré d'images de plomb, vêtu d'un justaucorps de drap râpé, enveloppé dans un vieux manteau bordé de fourrures et armé seulement d'une courte et légère épée, ce roi étrange qui semblait le dernier des bourgeois d'une de ses bonnes villes, et que le peuple appelait le renard du Plessis-lès-Tours.
L'homme de la féodalité, au contraire, était un capitaine dans la force de l'âge, portant haute et fière sa tête casquée et couronnée ; habitant des palais magnifiques ou des tentes somptueuses ; toujours entouré de ducs et de princes, recevant comme un empereur les envoyés d'Aragon et de Bretagne, les ambassadeurs de Venise et le nonce du pape ; rendant et faisant hautement et publiquement justice et vengeance, et frappant en plein soleil de la hache ou du poignard. Sa préoccupation, à lui, était de ressusciter à son profit l'ancien royaume de Bourgogne, qu'on appelait la Cour-Dorée. Il avait en propre le Mâconnais, le Charolais et l'Auxerrois ; il comptait forcer le roi René à abdiquer en sa faveur le duché d'Anjou et le royaume d'Arles ; il avait conquis la Lorraine ; il tenait en gage le pays de Ferrette et une partie de l'Alsace ; il avait acheté pour trois cent mille florins le duché de Gueldre ; il convoitait le duché du Luxembourg ; il tenait prêts et exposés dans l'église de Saint-Maximim le sceptre et la couronne, le manteau et la bannière ; celui qui devait le sacrer était choisi, et c'était Georges de Bade, évêque de Metz ; il avait parole de l'empereur Frédéric III d'être nommé par lui vicaire général, et en échange il lui avait promis sa fille Marie pour son fils Maximilien. Enfin, il étendait les bras pour toucher d'une main à l'océan et de l'autre à la Méditerranée, et chaque fois qu'il se montrait à ses futurs sujets et qu'il parcourait son royaume à venir, c'était sur quelque cheval de guerre dont l'équipement avait coûté le prix d'un duché, ou sous quelque dais d'or humblement porté par quatre seigneurs. Et alors les peuples, qui le regardaient passer dans sa magnificence, pensaient en tremblant à sa force, à sa puissance et à sa colère, et se rangeaient sur son passage en disant :
- Malheur à nos villes, malheur à nous ! Car voici venir le lion de Bourgogne.
Ces deux hommes, qui se trouvaient ainsi en face l'un de l'autre et prêts à lutter, c'étaient Louis le Rusé et Charles le Téméraire.
Voici quelle était la position du roi de France. Il venait de signer un traité avec le duc de Bretagne, allié incertain qu'il ne maintenait dans son amitié que par l'or et les promesses ; il venait de renouveler les trêves avec le roi d'Aragon. Il avait fait assassiner le comte d'Armagnac, qui cherchait à introduire les Anglais en France ; fait avorter la comtesse, qui était enceinte, et s'était emparé du comté ; il avait empoisonné le duc de Guyenne et réuni son duché à la couronne ; il avait mis le duc d'Alençon en jugement et confisqué ses seigneuries ; il avait fait exécuter le connétable de Saint-Pol et aboli sa charge ; il avait fait assiéger le duc de Nemours dans Carlat ; enfin, il venait de marier sa fille Jeanne à Louis, duc d'Orléans, et sa fille Anne à Pierre de Bourbon, sire de Beaujeu. En ce moment, c'est-à-dire vers la fin de l'année 1473, il s'occupait de réconcilier l'archiduc Sigismond avec les Suisses, faisant offrir à l'un l'argent nécessaire pour le rachat de son duché et aux autres de les prendre à sa solde. Il envoyait une ambassade au roi René pour produire les anciennes prétentions qu'il avait à titre de créancier et d'héritier, par sa mère, de toutes les seigneuries et domaines de la maison d'Anjou, et les nouveaux droits que Madame Marguerite, reine d'Angleterre, qu'il venait de délivrer par la paix de Picquigny, y avait ajoutés encore par la cession entière qu'elle avait consentie de tous ses héritages dans la succession du roi René. Puis, tous les troubles apaisés à l'occident et au midi, tous ses filets tendus à l'orient et au nord, il prétexta, comme toujours, un pèlerinage, choisit Notre-Dame du Puy-en-Velay, qui était célèbre par une image de la Vierge sculptée en bois de Séthim par le prophète Jérémie, et, le 19 février 1476, il partit du Plessis-lès-Tours dans cette sainte intention ; mais, ayant reçu de grandes nouvelles, il s'arrêta à Lyon. L'araignée était au centre de sa toile.
Voici maintenant quelle était la position du duc de Bourgogne. Il venait de conclure un traité d'alliance avec l'empereur ; il s'était emparé de la Lorraine ; il avait fait son entrée à Nancy, ayant le duc de Tarente, fils du roi de Naples, à sa droite, le duc de Clèves à sa gauche, et à sa suite le comte Antoine, grand bâtard de Bourgogne, les comtes de Nassau, de Marle, de Chimay et de Campo-Basso ; il comptait parmi ses généraux Jacques, comte de Romont, oncle du jeune duc régent de Savoie, et, parmi ses dévoués, Louis, évêque de Genève ; il avait contracté alliance avec le duc de Milan, au fils duquel il avait promis sa fille, déjà promise au duc de Calabre et à l'archiduc Maximilien ; il venait d'obtenir du roi René la parole qu'il le nommerait son héritier. Enfin, disposant du pays de Ferrette, qui lui était cédé en gage par le duc Sigismond, il y avait envoyé un gouverneur, Pierre de Hagembach, qui était un homme de grand courage à la guerre, mais violent, luxurieux et cruel ; du reste, courtisan de l'ambition du duc, et de ses amis, et de ses plus fidèles. Tout lui paraissait donc préparé à merveille pour faire la guerre au roi de France, lorsque les mêmes nouvelles qui avaient arrêté Louis à Lyon arrêtèrent Charles à Nancy.
Comme nous l'avons dit, Pierre de Hagembach avait été envoyé comme gouverneur dans le pays de Ferrette. Il y était insolemment entré, suivi de son armée et précédé de quatre-vingts hommes d'armes marchant devant lui, portant sa livrée, qui était blanche et grise, avec des dés brodés en argent et ces deux mots : Je passe. Une des principales conditions de la mise en gage du pays de Ferrette était que les libertés des villes et des habitants seraient conservées : la première chose que fit le gouverneur, au mépris de cet engagement, fut de mettre un pfenning de taxe sur chaque pot de vin qui se devait boire. Il interdit la chasse aux nobles, ce qui était cependant une prérogative inaliénable puisqu'ils étaient possesseurs libres de leurs terres. Il donna des bals dans lesquels ses soldats s'emparèrent des maris et déchirèrent les habits des femmes jusqu'à ce qu'elles fussent nues ; il enleva des maisons paternelles des jeune filles qui n'étaient pas nubiles encore ; il força des couvents et donna à ses soldats, comme butin de guerre, les épouses du Seigneur. Il s'était emparé du château d'Ortembourg et de tout le val de Viller, qui appartenaient aux Strasbourgeois. Il avait fait des courses dans les principautés des seigneurs de l'Alsace et des bords du Rhin, et dans les évêchés des prélats de Spire et de Bâle ; il avait arrêté et mis à rançon un bourgmestre de Schaffausen ; il avait planté l'étendard de Bourgogne dans la seigneurie de Schenkelberg, qui appartenait aux gens de Berne, et, lorsque ceux-ci avaient réclamé contre cette violation des Ligues, il avait répondu que, s'ils ne se taisaient pas, il irait à Berne égorger leurs ours pour s'en faire des fourrures. Enfin, un de ses lieutenants, le seigneur de Hagendorf, avait fait prisonnier un convoi de marchands suisses qui se rendaient avec leurs toiles à la foire de Francfort et les avait conduits au château de Schuttern.
De si grandes et si outrageuses insultes ne pouvaient durer : les bourgeois de Thann réclamèrent contre l'impôt et envoyèrent une ambassade de trente bourgeois au gouverneur ; le gouverneur les fit saisir par ses soldats et ordonna de leur couper la tête. Quatre avaient déjà subi ce supplice, lorsqu'au moment où le bourreau levait l'épée sur le cinquième, sa femme poussa de tels cris, qu'ils émurent les spectateurs. Ceux-ci se précipitèrent vers l'échafaud, tuèrent le bourreau avec sa propre épée, et mirent en liberté les vingt-quatre bourgeois qui restaient à exécuter.
De leur côté, les gens de Strasbourg avaient appris qu'un convoi de marchands qui se rendaient dans leur ville avait été arrêté sur leurs terres, les marchandises pillées, et les marchands conduits au château de Schuttern ; or, ils gardaient déjà rancune au gouverneur de la prise d'Ortembourg et du val de Viller, lorsque cette dernière violation de tout droit combla la mesure. Ils se réunirent, s'armèrent, tombèrent à l'improviste sur la forteresse dont Hagembach avait fait une prison, délivrèrent les marchands suisses, et les emmenèrent en triomphe, après avoir rasé le château du Gessler bourguignon.
Au milieu de cette effervescence et de ces haines croissantes, il arriva que Pierre de Hagembach oublia de payer un capitaine allemand qu'il tenait à sa solde avec deux cents hommes de sa nation. Celui-ci, qui se nommait Frédéric Wœgelin et qui était de petite taille et de mince apparence, ayant d'abord été garçon tailleur, monta chez le gouverneur pour réclamer ce qui était dû à lui et à ses hommes. Hagembach répondit à cette réclamation en menaçant Frédéric Wœgelin de le faire jeter à la rivière ; le capitaine descendit, fit battre le tambour. Hagembach, entendant cet appel à la révolte, se précipita dans la rue, l'épée à la main, pour tuer l'insolent qui osait lui résister ; mais les soldats allemands présentèrent leurs longues piques, les bourgeois saisirent des haches et des faux, les femmes des fourches et des broches. Hagembach, abandonné du peu de soldats qui l'avaient suivi, se sauva dans une maison ; aussitôt, Wœgelin l'y poursuivit, le fit prisonnier, et le remit aux mains du bourgmestre. Le même jour, les Lombards et les Flamands qui tenaient garnison, voyant le gouverneur pris, la révolte générale et manquant de chefs pour se défendre, entrèrent en pourparlers et demandèrent à se retirer avec la vie sauve. Cette permission leur fut accordée. Aussitôt, les gens de Strasbourg allèrent reprendre possession du château d'Ortembourg et du val de Viller.
Le duc Sigismond, apprenant ces nouvelles, accepta l'argent que lui offraient, au nom du roi de France, les villes de Strasbourg et de Bâle, fit signifier au duc Charles qu'il tenait ce remboursement à sa disposition, et, sans attendre sa réponse, envoya Hermann d'Eptingen, avec deux cents cavaliers, reprendre possession de ses domaines. Le nouveau landvœgt fut reçu avec joie et tout le pays rentra incontinent sous la puissance de son ancien seigneur. Tous ces événements arrivèrent vers le temps de Pâques, de sorte que les habitants ne firent qu'une seule fête de la délivrance de leur pays et de la résurrection de Notre Seigneur.
Cependant, la cause première de tout ce désordre, Pierre de Hagembach, avait été transféré chez le bourgmestre dans une tour. à peine cette arrestation fut-elle connue, qu'un grand cri qui demandait justice et ne formait qu'une seule voix s'éleva de toutes les villes. L'archiduc la leur promit, et, pour qu'elle fût bien réglée, il décida que des juges élus parmi les plus graves et les plus sages se réuniraient à Brisach, où devait s'instruire le procès, envoyés de Strasbourg, de Colmar, de Sélestat, de Fribourg-en-Brisgau, de Bâle, de Berne et de Soleure, et, à ces juges, qui représentaient la bourgeoisie, il adjoignit seize chevaliers pour représenter la noblesse.
De tous côtés, le bruit de ce jugement se répandit et les villes que nous avons nommées envoyèrent alors, non pas seulement deux juges pour juger, mais une partie de la population pour assister au jugement. De son cachot, situé au-dessous des voûtes de la porte, le prisonnier les entendait passer et demandait quels étaient ces hommes. Le geôlier répondait que c'étaient des gens assez mal vêtus, de haute taille, de puissante apparence, montés sur des chevaux aux courtes oreilles, et, à ces paroles, Hagembach s'écriait :
- Mon Dieu, Seigneur, ce sont les Suisses que j'ai tant maltraités ! Mon Dieu, Seigneur, ayez pitié de moi !
Le 4 mai, on vint le chercher pour lui donner la torture. Il la supporta comme un homme fort et brave qu'il était, sans rien dire autre chose, sinon qu'il n'avait fait qu'exécuter les ordres qu'il avait reçus, et que son seul juge et son seul souverain était le duc Charles de Bourgogne, il n'en reconnaissait pas d'autre.
Lorsque la question fut terminée, on conduisit l'accusé sur la place où siégeaient les juges ; il y trouva, outre le tribunal, un accusateur et un avocat. Il fut interrogé par ses juges, répondit comme il avait fait à ses tortionnaires ; alors l'accusateur se leva et demanda sa mort. Son avocat répondit en plaidant pour sa vie ; puis, les interrogatoires, le réquisitoire et le plaidoyer entendus, on l'emmena de nouveau ; les juges restèrent douze heures en délibération. Enfin, à sept heures du soir, les juges le firent rappeler, et, sur la place publique, au milieu d'un auditoire de trente mille personnes, sous la voûte du ciel et le regard de Dieu, le tribunal rendit la sentence qui condamnait Pierre de Hagembach à la peine de mort. Le condamné entendit son arrêt d'un visage impassible, et la seule grâce qu'il demanda fut d'avoir la tête tranchée. Alors huit exécuteurs se présentèrent, car les villes avaient envoyé non seulement des spectateurs et des juges, mais encore des bourreaux. Le tribunal n'eut donc que le choix à faire : le bourreau de Colmar fut préféré comme étant le plus adroit.
Alors les seize chevaliers se levèrent à leur tour, et le plus vieux et le plus irréprochable d'entre eux demanda, au nom et pour l'honneur de l'ordre, que Messire Pierre de Hagembach fût dégradé de sa dignité et de ses honneurs. Aussitôt Gaspard Heuter, héraut de l'Empire, s'avança jusqu'au bord de l'estrade, et dit :
- Pierre de Hagembach, il me déplaît grandement que vous ayez si mal employé votre vie mortelle, de façon qu'il vous faut, pour l'honneur de l'ordre, que vous perdiez aujourd'hui la dignité de la chevalerie ; car votre devoir était de rendre justice, car vous aviez fait serment de protéger la veuve et l'orphelin, car vous vous êtes engagé à respecter les femmes et les filles et à honorer les saints prêtres, et, tout au contraire, à la douleur de Dieu et à la perte de votre âme, vous avez commis tous les crimes que vous deviez empêcher, ou du moins punir. Ayant ainsi forfait au noble ordre de la chevalerie et aux serments jurés, les seigneurs ici présents m'ont enjoint de vous ôter vos insignes. Mais ne vous les voyant pas en ce moment, je me contenterai de vous proclamer indigne chevalier de Saint-Georges, au nom duquel vous avez reçu l'accolade et avez été honoré du baudrier.
Puis, après un instant de silence, Hermann d'Eptingen, gouverneur pour l'archiduc, s'approcha à son tour du condamné, et lui dit :
- En vertu du jugement qui vient de te dégrader de la chevalerie, je t'arrache ton collier, ta chaîne d'or, ton anneau, ton poignard et ton gantelet ; je brise tes éperons et je t'en frappe le visage comme un infâme.
à ces mots, il le souffleta, et, se retournant vers le tribunal et l'auditoire :
- Chevaliers, continua-t-il, et vous tous qui désirez le devenir, gardez dans votre mémoire cette punition publique. Qu'elle vous serve d'exemple, et vivez noblement et vaillamment dans la crainte de Dieu, dans la dignité de la chevalerie et dans l'honneur de votre nom.
Alors Hermann d'Eptingen alla reprendre sa place. Thomas Schutz, prévôt d'Ensisheim, se leva à son tour, et, s'adressant au bourreau :
- Cet homme, dit-il, est à vous. Faites selon la justice.
Ces paroles dites, les juges et les chevaliers montèrent à cheval, et le peuple suivit. En tête de toute cette escorte, marchait, à pied et entre deux prêtres, Pierre de Hagembach. Il s'avançait à la mort en soldat et en chrétien, avec un visage calme et un cœur pieux. Arrivé à la place où devait se faire l'exécution (cette place était une grande prairie aux portes de la ville), il monta d'un pas ferme sur l'échafaud, fit signe au bourreau d'attendre que chacun eût pris place pour bien voir ; puis, à son tour, il éleva la voix et dit :
- Ce que je plains, ce n'est ni mon corps qui va mourir, ni mon sang qui va couler. Mais ce que je regrette, ce sont les malheurs que fera ma mort. Car je connais Monseigneur de Bourgogne, et il ne laissera pas ce jour sans vengeance. Quant à vous dont j'été le gouverneur pendant quatre ans, oubliez ce que j'ai pu vous faire souffrir par défaut de sagesse ou par malice, rappelez-vous seulement que j'étais homme, et priez pour moi.
Alors il baisa le crucifix que lui présenta le prêtre et tendit au bourreau sa tête, qui tomba d'un seul coup.
Cette exécution faite, l'archiduc Sigismond, le margrave de Bade, les villes de Strasbourg, de Colmar, de Haguenau, de Sélestat, de Mulhouse et de Bade entrèrent en négociation avec des ligues suisses, et, se réunissant contre le danger commun, signèrent une alliance pour dix ans. Puis les seigneurs de l'Empire, traversant en alliés cette Suisse dont ils avaient été cent cinquante ans les ennemis, chevauchèrent jusqu'à Zurich, s'embarquèrent sur le lac, et, au milieu du concours d'un peuple immense qui accourait des villes et descendait des montagnes, allèrent pieusement faire leurs dévotions à Ensielden, au couvent de Notre-Dame-des-Ermites.
Voilà les nouvelles qu'apprirent à Nancy le duc de Bourgogne, et à Lyon le roi Louis. Elles furent rapportées au premier par étienne de Hagembach, qui venait lui demander vengeance pour son frère, et au second par Nicolas de Diesbach, qui venait lui demander secours au nom des Ligues.

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