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Chapitre VII
Les salines de Bex

Le lendemain, après avoir mangé le train de devant de ma truite, je me mis en route pour les salines.
Maurice, avec lequel j'étais tout à fait raccommodé, m'indiqua un petit chemin qui part du jardin même de l'auberge et qui conduit à l'établissement d'exploitation par une route plus courte et plus pittoresque. La première montée (qui est assez fatigante, mais où chaque pas que l'on fait élargit le paysage) une fois gravie, on arrive à un sentier qui traverse un bois de beaux châtaigniers, que rien ne protège contre la gourmandise des voyageurs. à cette vue, je me rappelai aussitôt mon ancien métier de maraudeur et, à l'aide d'une grosse pierre que je jetai de toute ma force contre le tronc de l'arbre qui se trouva le plus à ma portée, je fis tomber une véritable pluie de châtaignes. Comme elles étaient encore renfermées dans leurs coques, je procédai incontinent à l'extraction d'icelles par le procédé connu de tout collégien, procédé qui consiste à les faire rouler délicatement entre le gazon et la semelle de la botte jusqu'à ce que la pression combinée avec la rotation amène un résultat satisfaisant. Au bout de dix minutes, j'avais mes poches pleines et je m'étais remis en route, grignotant les castaneæ molles, comme aurait pu le faire un écureuil ou un berger de Virgile.
C'est une admirable recette contre la fatigue et l'ennui, et je l'indique ici comme telle à tout voyageur pédestre, que de faire, dans les chemins qui n'offrent point par eux-mêmes grande distraction, travailler leur âme ou leur bête. Quant à moi, c'est un procédé que j'employai, et que je me promets bien d'employer encore dans mes nouvelles courses. Pour occuper mon âme, j'avais en réserve dans ma tête trois ou quatre odes de Victor Hugo ou de Lamartine, que je répétais tout haut, recommençant aussitôt que j'avais achevé, finissant par ne plus comprendre le sens des paroles, délicieusement bercé dans l'ivresse du nombre et de l'harmonie. Pour donner de la besogne à ma bête, je bourrais toutes mes poches d'autant de châtaignes ou de noix qu'elles en pouvaient contenir, puis, en les tirant une à une, je les épluchais du bout de mon canif, avec la patience méticuleuse d'un artiste qui sculpterait la tête de M. de Voltaire sur une canne de houx. Grâce à ces deux ressources, le temps et la distance cessaient de se diviser par heures ou par lieues. Enfin, si une mauvaise disposition d'esprit m'ôtait la mémoire, si le arbres qui bordaient le chemin ne m'offraient pas de récolte, je poussais avec persévérance un petit caillou du bout du pied, et cela revenait absolument au même.
J'arrivai donc aux salines sans trop savoir le temps que j'avais mis à faire la route. Ce sont les mineurs eux-mêmes qui, à tour de rôle et dans leurs heures de repos, se chargent de conduire les voyageurs. Je m'adressai à l'un d'eux. Il fit aussitôt ses dispositions pour notre petit voyage : elles consistaient à nous mettre à chacun entre les mains une lampe allumée, et dans la poche un briquet, des allumettes et de l'amadou. Ces précautions prises, nous nous avançâmes vers une entrée taillée dans la montagne et dont l'orifice, surmonté d'une inscription indiquant le jour où le premier coup de pioche avait été donné dans le roc, présentait une ouverture de huit pieds de haut sur cinq de large.
Mon guide entra le premier dans le souterrain et je le suivis. La galerie dans laquelle nous marchions s'enfonce hardiment et en droite ligne dans la montagne, taillée partout dans la même proportion de largeur et de longueur que nous avons dite. De place en place, des inscriptions indiquent les progrès annuels des ouvriers mineurs qui, tantôt, ont eu à percer le roc vif où s'émoussaient les outils les mieux trempés, et tantôt une terre friable qui, à chaque minute, menaçait les travailleurs d'un éboulement qu'ils ne prévenaient qu'à l'aide d'un revêtement de charpente soutenu par des étais. Cette avenue est bordée de chaque côté de deux ruisseaux coulant dans des ornières de bois. Celui que j'avais à ma droite contenait de l'eau salée, et celui que j'avais à ma gauche de l'eau sulfureuse, dont la montagne fournit une certaine quantité que l'on sépare soigneusement de l'autre. Quant au terrain sur lequel on marche, c'est un prolongement de planches glissantes, larges de dix-huit pouces, et mises bout à bout.
à peine a-on fait cent pas dans cette galerie qu'on trouve à sa droite un petit escalier composé de quelques marches. Il conduit au premier réservoir, qui a neuf pieds de hauteur sur quatre-vingts pieds de circonférence ; le liquide qu'il renferme contient cinq ou six parties de matières salines sur cent parties d'eau.
Vingt-cinq pas plus loin, et toujours en suivant la même galerie, on arrive au deuxième réservoir. On y monte, comme au premier, à l'aide de quelques marches de bois rendues glissantes par l'humidité. Celui-là, comme l'autre, a neuf pieds de profondeur, mais une circonférence double ; l'eau qu'il renferme contient vingt-six parties de matières salines au lieu de cinq.
Un des échos les plus remarquables que j'aie entendus de ma vie, est sans contredit celui du second réservoir. Au moment de descendre dans la seconde galerie, mon guide m'arrêta par le bras et, sans prévenir, poussa un cri : je crus que la montagne s'abîmait sur nous, tant la caverne s'emplit aussitôt de bruit et de rumeur. Une minute au moins s'écoula avant que le dernier frémissement de cet écho, réveillé si violemment, consentît à s'étendre ; on l'entendait gronder sourdement, se heurtant aux cavités du roc comme un ours surpris qui s'enfonce dans les dernières profondeurs de sa tanière. Il y a quelque chose d'effrayant dans cette répercussion bruyante du bruit de la voix humaine, dans un lieu où elle n'était pas destinée à parvenir et où celle de Dieu même ne devait arriver qu'au jour du Jugement dernier.
Nous nous remîmes en route. Bientôt, mon guide ouvrit une balustrade ronde située à notre droite et, mettant le pied sur le premier degré d'une échelle qui s'enfonçait presque perpendiculairement dans un gouffre, il me demanda si je voulais le suivre. Je l'invitai à descendre le premier, afin que je pusse un peu me rendre compte des facilités du chemin. Il descendit, en conséquence, le long d'une première échelle dont le pied reposait sur une pointe de terrain, contre laquelle une seconde échelle qui conduisait plus bas venait s'appuyer. C'est de ce premier plateau qu'il m'apprit que le puits dans lequel il m'avait précédé contenait une source d'eau saline que les voyageurs avaient l'habitude de visiter. Je n'éprouvais pas une curiosité bien vive pour le phénomène qu'on me promettait : je trouvais la route qui y conduisait assez mal éclairée et le chemin passablement ardu. Cependant, une mauvaise honte me poussa ; je posai à mon tour le pied sur le premier échelon. Le guide, qui vit mon premier mouvement, l'imita aussitôt ; nous nous mîmes à descendre, lui la seconde, et moi la première échelle, lui avec l'insouciance d'un homme habitué au trajet, et moi comptant scrupuleusement un à un les degrés que je descendais. Au bout de cinq minutes de cet exercice, et arrivé à mon deux cent soixante-quinzième degré, je m'arrêtai au beau milieu de mon échelle et, jetant les yeux au-dessous de moi, je vis mon guide réglant toujours sa descente sur la mienne et se maintenant à la distance où nous étions lors du départ. La lampe qu'il portait éclairait autour de lui la paroi humide et brillante du rocher ; mais, au-dessous de ses pieds, tout rentrait dans l'obscurité, et j'apercevais seulement la pointe d'une autre échelle qui m'indiquait, à n'en pouvoir douter, que nous n'étions pas au bout de notre course. En me voyant arrivé, le guide s'était arrêté aussi ; moi regardant en bas, lui regardant en haut.
- Eh bien ? me dit-il.
- Dites-donc, l'ami, repris-je, lui faisant une question en même temps qu'une réponse, est-ce que nous ne sommes pas bientôt au bout de la plaisanterie ?
- Nous avons fait un peu plus du tiers du chemin.
- Ah ! Ainsi, nous avons encore quatre cent cinquante échelons, à peu près, à descendre ?
Le guide abaissa la tête pour compter plus à son aise ; puis, après un instant, il la releva.
- Quatre cent cinquante-sept, dit-il. Il y a cinquante-deux échelles à la suite les unes des autres, les cinquante et une premières ont chacune quatorze pieds et la dernière dix-huit.
- Ce qui me fait, dites-vous, une profondeur de quatre cent cinquante-sept pieds au-dessous de moi ?
- En droite ligne.
- De sorte que, si mon échelle cassait ?
- Vous tomberiez de cent pieds plus haut que si vous tombiez de la flèche du clocher de Strasbourg.
Il n'avait pas achevé ces mots que, convaincu que je n'avais pas trop de mes deux mains pour prévenir, autant qu'il était en moi, cet accident, je lâchai, pour me cramponner à l'échelle pliante au milieu de laquelle j'étais juché comme un scarabée sur un brin d'herbe, ma lampe, que j'eus le plaisir de suivre des yeux tant que son lumignon brûla, puis ensuite d'entendre heurter les unes après les autres les échelles qu'elle rencontrait sur sa route jusqu'à ce qu'enfin un bruit sourd, produit par son contact avec l'eau, m'annonçât qu'elle venait d'arriver où nous allions.
- Qu'est-ce que c'est ? me dit le guide.
- Un étourdissement, voilà tout.
- Ah, diable ! Il faut vous en défaire, ça n'est pas sain dans nos pays.
Sous ce rapport, j'étais parfaitement de son avis. En conséquence, je secouai la tête ainsi que fait un homme qui se réveille, et je me remis à descendre avec plus de précaution encore qu'auparavant, si cela était possible. Comme j'étais privé de ma lumière, je rejoignis mon guide, qui brillait fièrement sur son échelle comme un ver luisant sur une haie, et nous continuâmes à descendre. Au bout de dix minutes, nous étions arrivés au bas de la cinquante-deuxième échelle, sur un rebord glaiseux, un pied au-dessous duquel était l'eau. Je cherchai à sa surface ma malheureuse lampe ; elle avait plongé, à ce qu'il paraît.
Arrivé là, je m'aperçus d'une chose à laquelle la préoccupation antérieure de mon esprit m'avait empêché de songer, c'est que je pouvais respirer à peine ; il me semblait que ces parois étroites me pressaient la poitrine comme dans un rêve et m'étouffaient. En effet, l'air extérieur ne pénétrait jusqu'à nous que par l'ouverture de la porte d'entrée, et nous étions, comme je l'ai déjà dit, à sept cent trente-deux pieds au-dessous du niveau de la galerie. Et, comme la galerie elle-même est à neuf cents pieds à peu près du sommet de la montagne, je me trouvais avoir pour le moment quinze ou seize cents pieds de terre par-dessus la tête ; on étoufferait à moins.
Le malaise que j'éprouvais nuisit beaucoup à l'attention que je prêtai à mon guide, qui m'expliqua les divers travaux de mine à l'aide desquels on était arrivé où nous étions. Je me rappelle cependant qu'il me dit que l'espoir de trouver une source plus abondante avait encore déterminé une fouille plus profonde, qu'on exécutait à l'aide d'une sonde, qui était déjà parvenue à cent cinquante pieds lorsqu'elle se trouva arrêtée par un obstacle qu'elle ne put vaincre et contre lequel tous les instruments d'acier vinrent s'émousser. Les ouvriers pensèrent qu'un ennemi de l'exploitation avait, pendant que les mineurs dînaient ou prenaient du repos, jeté un boulet dans le tuyau, et que c'était ce boulet qui faisait obstacle.
Cependant, telle quelle, cette source, qui est la plus forte de toutes puisqu'elle contient vingt-huit parties de matière saline sur cent parties d'eau, est assez abondante. Tous les cinq ans, on vide le puits ; on réduit, par le mélange de l'eau ordinaire, le liquide que l'on en tire à vingt-deux parties de matière saline seulement, degré auquel il faut que cette eau soit parvenue pour être soumise à l'ébullition. Les autres sources, au contraire, qui, plus faibles, ne contiennent que six parties de matière saline sur cent parties d'eau, renforcent leur principe salin en coulant à travers des épines, où s'opère une évaporation de la partie aqueuse qui augmente d'autant la matière saline. Ces explications données, mon guide remit le pied sur l'échelle, et j'avoue que ce fut avec un certain plaisir que je le vis commencer son ascension, qui fut suivie immédiatement de la mienne. Toutes deux s'accomplirent sans accident, et je me retrouvai avec plaisir sur le terrain plus solide de la galerie.
Nous continuâmes de nous enfoncer dans cet immense corridor, percé en ligne si droite que, chaque fois que nous nous retournions, nous pouvions voir l'entrée illuminée par les rayons du soleil, diminuant graduellement de largeur et de hauteur au fur et à mesure que nous nous éloignions d'elle. à quatre mille pieds de l'entrée, la galerie fait un coude. Avant de m'engager dans ce premier détour, je me retournai une dernière fois ; le jour intérieur brillait encore à l'extrémité de ce long tuyau, mais faible et isolé comme une étoile dans la nuit. Je fis un pas, et il disparut.
Au bout de quatre mille autres pieds, à peu près, on arrive au filon de sel fossile. Là, le souterrain s'élargit, et l'on se trouve bientôt dans une immense cavité circulaire. Tout ce que les hommes ont pu arracher aux larges flancs de la montagne, ils l'ont fait : tant que la terre a conservé un principe salin, ils ont creusé avaricieusement pour arriver au bout. Aussi voit-on partout de nouvelles galeries commencées, puis abandonnées, qui ressemblent à des niches de saints ou à des cellules d'ermites. Il y a quelque chose de profondément triste dans cette pauvre carrière vide, comme une maison pillée dont on a laissé toutes les portes ouvertes.
à quelques pas de là, un rayon de jour extérieur illumine une grande roue verticale de trente-six pieds de diamètre, mise en mouvement par un courant d'eau douce qui tombe du haut de la montagne. Cette roue fait agir des pompes destinées à extraire du puits l'eau salée et l'eau sulfureuse, et à les amener à la hauteur des rigoles qui conduisent hors de la mine. Ce rayon de jour arrivait jusqu'à nous par un soupirail presque circulaire pratiqué dans le but de renouveler l'air intérieur de la mine et qui va aboutir verticalement au sommet de la montagne. Mon guide m'assura qu'à l'aide de cet immense télescope, on pouvait, quand le temps était beau, distinguer les étoiles en plein midi. Ce jour-là, justement, il n'y avait pas un nuage au ciel ; je regardai, en conséquence, avec l'attention la plus scrupuleuse pendant l'espace de dix minutes, au bout desquelles je demeurai convaincu qu'il y avait dans l'assertion de mon Valaisan beaucoup d'amour-propre national.
Ma situation sous le soupirail avait, du moins, produit un résultat : c'était celui de me remplir la poitrine d'un air un peu plus respirable que celui que je humais depuis une demi-heure. Aussi, ma provision faite, je me remis en route avec un nouveau courage. Bientôt, mon guide s'arrêta pour me demander si je préférais m'en aller par le fondement d'en haut ou le fondement d'en bas. Je lui demandai quelle différence il faisait entre ces deux sorties ; il me répondit que, par le premier, il y avait quatre cents marches à monter, et par le second sept cents marches à descendre. Je me décidai incontinent pour les quatre cents marches à monter ; je me rappelais mon puits, et j'avais assez d'expériences comme celle-là pour un jour.
Arrivés au haut de l'escalier, nous aperçûmes la lumière du jour au bout de la galerie dans laquelle nous nous trouvions. J'avoue que cette vue me fut assez agréable ; j'avais fait trois quarts de lieue dans la mine, et je trouvais le chemin fort curieux, mais un peu trop accidenté.
La sortie vers laquelle nous marchions débouche dans un vallon étroit et sauvage. Un sentier assez rapide nous ramena en une demi-heure à la porte par laquelle nous étions entrés. C'était le moment de régler mes comptes avec mon guide. J'avais une course et une lampe à lui payer ; j'évaluai les deux choses à six francs, et je reconnus à ses remerciements qu'il se regardait comme largement rétribué.
J'étais de retour à Bex à onze heures du matin ; c'était d'assez bonne heure encore pour que je continuasse ma journée. Martigny, où je comptais aller coucher, n'étant qu'à cinq lieues et demie de pays, je ne m'arrêtai donc à l'auberge que pour charger mon sac et prendre mon bâton. La première ville que l'on rencontre, en sortant de Bex, est Saint-Maurice : ce nom est celui du chef de la Légion thébaine qui y subit le martyre avec ses six mille six cents soldats plutôt que de renier la religion du Christ.
Saint-Maurice fut regardé de tout temps comme la porte du Valais ; en effet, les deux chaînes de montagnes au milieu desquelles s'étend la vallée se rapprochent tellement sur ce point que, tous les soirs, on peut fermer ce défilé avec une porte. César avait si bien compris l'importance de ce passage, qu'il avait fait ajouter des fortifications à sa force naturelle, afin d'avoir toujours à sa disposition ce passage des Alpes. à cette époque, Saint-Maurice se nommait Tarnade, du nom d'un château voisin, castrum Tauredunense, qui fut enseveli en 562 sous l'éboulement du mont Tauredunum.
Plusieurs inscriptions funéraires attestent l'antiquité de Saint-Maurice, en même temps qu'elles constatent la force de sa position, puisque les Romains, qui craignaient avant tout la violation des tombeaux, avaient toujours soin de placer les cendres des personnes qui leur étaient chères à l'abri de la vengeance de leurs ennemis. La famille des Sévère surtout paraissait avoir adopté ce lieu pour sa demeure mortelle : les trois inscriptions suivantes font foi de ce que nous avançons, puisque la première constate qu'Antoine Sévère avait fait transporter de Narbonne à Tarnade le corps de son fils :
D.M. ANTONI II SEVERI II NARBONæ DEFUNCTI
QUI VIXIT ANNOS XXV,
MENSES III, DIEBUS XXIV. ANTONIUS SEVERUS PATER INFELIX

CORPUS DEPORTATUM HIC CONDIDIT.
M. PANSIO COR. M. FILIO SEVERO II VIR.
FLAMINI JULIA DECUMINA MARITO
D. PANSIO M. FL. SEVERO ANNO XXXVI
JULIA DECUMINA MATER FIL. PIENTISSIMO

Tarnade était restée place-forte et importante sous les empereurs, puisque la Légion thébaine commandée par saint Maurice et forte de six mille six cents soldats s'y trouvait en garnison lorsque Maximien voulut la faire sacrifier aux faux dieux et que, ferme dans la foi naissante, elle préféra le supplice à l'abjuration. Bientôt après, comme ces vierges païennes qui adoptaient le christianisme, Tarnade, baptisée du sang des martyrs, change de nom et s'appelle Aganue : l'époque précise de ce changement remonte à la fin du quatrième siècle, puisque la carte théodosienne, qui parut vers l'an 380, lui conserve encore son ancien nom, et que, dix ans après, saint Martin étiquetait le reliquaire où étaient les ossements des Thébains : Reliques des martyrs d'Agaune. Du reste, la conversion de Tarnade remonte encore plus haut que l'époque que nous indiquons ici, puisque, s'il faut en croire une inscription qui est devenue la devise de sa maison de ville, elle était chrétienne depuis l'an 58 (Christiana sum ab anno 58).
L'étymologie du mot Agaune a fort occupé l'érudition des savants du Moyen âge. Le moine d'Agaune fait dériver ce mot du mot latin Acaunus, qui dériverait lui-même du mot celtique Agaun, lequel veut dire pays de rochers. D'autres pensent que ce fut saint Ambroise, allant en ambassade près de l'empereur Maximien à Trèves et passant vers l'an 385 à Tarnade, qui détermina ce changement, avant de donner au lieu où les Thébains avaient été mis à mort un nom relatif à leur martyr. Or ce saint prélat nous apprend, dans une de ses lettres, que le lieu où Samson termina sa vie, en écrasant avec lui les Philistins sous les ruines du temple, porte le nom d'Agaunus, du grec Agôn. Festus, dans son vocabulaire, donne la signification de ce mot : Agôn était, selon lui, la victime que les empereurs immolaient avant d'entreprendre leurs expéditions, afin de se rendre les dieux favorables. Saint Jérôme dit toujours Agones martyrum, lorsqu'il parle des combats des martyrs Enfin, on appelait Agaunistici certains donatistes fanatiques qui cherchaient à se faire donner la mort : c'est donc, selon nous, en faveur de cette dernière version que cette importante question doit être décidée. Quoi qu'il en soit, vers le neuvième siècle, on joignit le nom du chef de la légion massacrée au nom qui exprimait le massacre : Agaune s'appela Saint-Maurice d'Agaune, puis enfin il a fini, de nos jours, par ne plus s'appeler que Saint-Maurice.
Les miracles opérés par les reliques des martyrs les mirent en telle réputation, que ceux des évêques des Gaules qui manquaient de saints pour leur diocèse en envoyaient chercher à Agaune. Bientôt, les curés, jaloux du privilège de leurs supérieurs, poussèrent l'indiscrétion jusqu'à demander, pour leur église, l'un un bras, l'autre une jambe. Les saints ossements, quelque nombreux qu'ils fussent, eussent probablement disparu jusqu'au dernier dans ce pillage si l'empereur Thédose n'eût rendu un édit qui défendait, sous les peines les plus rigoureuses, d'ouvrir leurs tombeaux. De cette manière, on sauva de la déprédation un millier de martyrs et plusieurs bouteilles de leur sang. Charlemagne, pour conserver ce précieux dépôt, fit cadeau à Saint-Maurice d'une fiole d'agate que le trésor de la ville a conservée jusqu'à nos jours. Il lui donna en même temps une table d'or pesant soixante marcs et enrichie de diamants, destinée à la communion : elle servit à faire les frais du voyage en Terre sainte d'Amédée III, comte de Savoie.
Je me suis étendu sur les souvenirs antiques de Saint-Maurice, vu qu'en sortant de la ville, il est difficile d'en emporter un souvenir moderne, et j'ai agi avec elle comme avec nos nobles actuels que, par politesse, j'appelle encore de leurs vieux noms.
à peine sorti de Saint-Maurice, j'aperçus, en jetant les yeux à ma droite, le petit ermitage de Notre-Dame de Bex, bâti ou plutôt cloué a la hauteur de huit cents pieds contre la paroi d'un rocher. On y monte par un petit sentier sans parapet, large en quelques endroits de moins de dix-huit pouces. Il est habité par un aveugle.
Mille pas plus loin, et à la droite de la grande route, après dix minutes de marche, on trouve la petite chapelle de Véroliez, bâtie à la place même où saint Maurice subit le martyre. à l'époque où cet événement eut lieu, le Rhône passait au pied du petit monticule sur lequel eut lieu le supplice, et la tête du saint, détachée du corps, roula jusque dans l'immense fleuve où elle disparut.
Il était trois heures de l'après-midi, et je voulais arriver à Martigny pour dîner. Je désirais consacrer quelques temps à la cascade de Pissevache, qu'on m'avait vantée comme une des merveilles de la Suisse. En effet, après une heure et demie de marche, en tournant un coude, je l'aperçus de loin se découpant sur un rocher noir, comme un fleuve de lait qui se précipiterait de la montagne. L'eau est toujours une admirable chose dans un point de vue : c'est à un paysage ce qu'une glace est à un appartement; c'est le plus animé des objets inanimés. Mais une cascade l'emporte sur tout : c'est véritablement de l'eau vivante ; on est tenté de lui donner une âme. On s'intéresse aux efforts écumeux qu'elle fait en se heurtant contre les rochers ; on écoute sa voix bruyante qui se plaint quand elle tombe ; on gémit de sa chute, dont ne la console pas l'écharpe brillante que lui jette en passant le soleil ; puis enfin, on la suit avec intérêt dans son cours plus tranquille au milieu de la vallée, comme on suit dans le monde l'existence paisible d'un ami dont le matin a été agité par de violentes passions.
Pissevache descend d'une des plus belles montagnes du Valais, nommée Salanf ; sa chute est d'environ quatre cents pieds.

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