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Assaisonnement


Nous croyons que c'est le moment de placer ici l'histoire du chevalier d'Albignac, qui a fait sa fortune à Londres en assaisonnant de la salade. Nous empruntons ce récit à l'illustre philosophe auteur de la Physiologie du goût : « M. d'Albignac était émigré et s'était retiré à Londres. Quoique sa pitance fût fortement restreinte par le mauvais état de ses finances, il n'en était pas moins un jour invité à dîner dans une des plus fameuses tavernes de Londres ; il était de ceux qui ont ce système qu'on peut bien dîner avec un seul plat, pourvu que ce plat soit excellent. Tandis qu'il achevait un excellent roastbeef, cinq ou six jeunes gens, des premières familles de Londres, se régalaient à une table voisine, et l'un d'eux, s'étant levé, s'approcha et lui dit d'un ton poli :
« Monsieur le Français, on dit que votre nation excelle dans l'art de faire la salade ; voudriez-vous nous favoriser et en accommoder une pour nous. »
« D'Albignac y consentit après quelques hésitations, demanda tout ce qu'il crut nécessaire pour faire le chef-d'oeuvre attendu, y mit tous ses soins, et eut le bonheur d'y réussir.
Pendant qu'il étudiait ses doses, il répondait avec franchise aux questions qu'on lui faisait sur sa situation actuelle ; il dit qu'il était émigré, et avoua, non sans rougir un peu, qu'il recevait les secours du gouvernement anglais, circonstance qui autorisa sans doute un des jeunes gens à lui glisser dans la main un billet de cinq livres sterling, qu'il accepta après une molle résistance.
« Il avait donné son adresse ; et, à quelques temps de là, il ne fut pas médiocrement surpris de recevoir une lettre par laquelle on le priait, dans les termes les plus honnêtes, de venir accommoder une salade dans un des plus beaux hôtels de Grosvenor-square.
« D'Albignac, commençant à prévoir quelque avantage durable, ne balança pas un instant, et arriva ponctuellement, après s'être muni de quelques assaisonnements nouveaux, qu'il jugea convenables pour donner à son ouvrage un plus haut degré de perfection.
« Il avait eu le temps de songer à la besogne qu'il avait à faire ; il eut donc le bonheur de réussir encore, et reçut pour cette fois, une gratification telle qu'il n'eût pas pu la refuser sans se nuire.
« Les premiers jeunes gens pour qui il avait opéré avaient, comme on peut le présumer, vanté jusqu'à l'exagération le mérite de la salade qu'il avait assaisonnée pour eux. La seconde compagnie fit encore plus de bruit, de sorte que la réputation de d'Albignac s'étendit promptement : on le désigna sous la qualification de fashionable saladmaker ; et, dans ce pays avide de nouveautés, tout ce qu'il y avait de plus élégant dans la capitale des trois royaumes se mourait pour une salade de la façon du gentleman français :
I die for it, c'est l'expression consacrée.

          « Désir de nonne est un feu qui dévore,
          Désir d'Anglaise est cent fois pire encore. »

« D'Albignac profita en homme d'esprit de l'engouement dont il était l'objet ; bientôt il eut un carrick pour se transporter plus vite dans les divers endroits où il était appelé, et un domestique portant, dans un nécessaire d'acajou, tous les ingrédients dont il avait enrichi son répertoire tels que des vinaigres à différents parfums, des huiles avec ou sans goût de fruit, du soya, du caviar, des truffes, des anchois, du catchup, du jus de viande, et même des jaunes d'oeufs, qui sont le caractère distinctif de la mayonnaise.
« Plus tard, il fit fabriquer des nécessaires pareils, qu'il garnit complètement et qu'il vendit par centaines.
« Enfin, en suivant avec exactitude et sagesse sa ligne d'opération, il vint à bout de réaliser une fortune de plus de quatre-vingt mille francs, qu'il transporta en France quand les temps furent devenus meilleurs.
« Rentré dans sa patrie, il ne s'amusa point à briller sur le pavé de Paris, mais s'occupa de son avenir. Il plaça soixante mille francs dans les fonds publics, qui pour lors étaient à cinquante pour cent, et acheta, pour vingt mille francs, une petite gentilhommière située en Limousin, où probablement il vit encore, content et heureux, puisqu'il sait borner ses désirs. »

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