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Boulanger, boulangerie


Il y avait trop de simplicité chez les Anciens pour qu'ils apportassent à la préparation du pain un soin dont ils ne pouvaient même avoir idée ; aussi la profession de boulanger leur était-elle complètement inconnue. Ils mangeaient le blé en substance comme les autres fruits de la terre, et très longtemps encore même après avoir découvert le moyen de le réduire en farine, ce qu'ils faisaient en broyant le blé entre deux pierres, ils se contentaient d'en faire de la bouillie.
Plus tard, quand ils furent parvenus à en pétrir du pain et à en faire leur nourriture principale, ils le faisaient dans chaque ménage et seulement à l'heure du repas. C'étaient les femmes qui étaient chargées de ce soin, et les plus grandes dames, les plus qualifiées, ne dédaignaient pas elles-mêmes de mettre la main à la pâte.
L'Ecriture nous dit, à l'appui de cette vieille coutume des peuples anciens, qu'Abraham, entrant dans sa tente, dit à Sarah : « Pétrissez trois mesures de farine et faites cuire des pains sous la cendre. »
Ils n'apportaient pas du reste dans la fabrication de leur pain le raffinement que la gourmandise des peuples, augmentant à mesure que le progrès avançait, leur fit introduire dans cette préparation ; c'était tout simplement des espèces de galette, ou de gâteaux dans lesquels on faisait entrer, avec la farine, du beurre, des oeufs, de la graisse, du safran et autres ingrédients. On ne les cuisait pas non plus dans un four, mais sur l'âtre chaud, sur des pierres, sur une sorte de gril ou dans une espèce de tourtière.
Mais le plus souvent, c'était sur des pierres plates posées sur la cendre chaude qu'on faisait cuire ces pains dans lesquels le sel n'entrait pas, ce condiment n'ayant pas encore été découvert.
Le plus difficile à trouver fut, on le comprend, le moyen de convertir le blé et les autres grains en farine ; ce travail étant très pénible, attendu que la trituration du blé se fit d'abord avec des pilons et des mortiers, ce qui était très long et très fatigant, fut employé comme châtiment ; on y condamnait les esclaves pour les fautes les plus légères ; puis vinrent les moulins à bras moins difficiles, mais aussi fatigants, et pour se faire une idée de la force qu'exigeait ce pénible travail, on n'a qu'à se rappeler que Samson, après avoir eu les cheveux coupés par Dalila qui le livra aux Philistins et avoir eu les yeux crevés par ces derniers, fut condamné à tourner la meule.
Quant à la cuisson des pains dans des fours, elle vint plus tard encore, et ce n'est qu'à partir de la découverte de ces derniers que la boulangerie devint une profession.
Ce furent les Grecs qui les premiers eurent des moulins à bras et des fours à côté l'un de l'autre ; c'est-à-dire des boulangeries organisées ; ce ne fut guère que vers le VIe siècle de la fondation de Rome que cette coutume passa chez les Romains. Ils conservèrent à ceux qui avaient la direction de ces établissements leur ancien nom de pinsores ou pistores, dérivé de leur première occupation, celle de piler le blé dans des mortiers, et ils donnèrent la dénomination de pistorix aux lieux où ils travaillaient.
Ces boulangeries, qui s'étaient augmentées et qui étaient distribuées dans plusieurs quartiers différents, étaient presque toutes tenues par des Grecs qui étaient les seuls qui sussent faire du bon pain. Peu à peu ils firent des apprentis qui, à leur tour, devinrent maîtres, s'établirent, et bientôt après on s'occupa de former un corps comme celui des bouchers, corps auquel eux et leurs enfants furent attachés ; on leur accorda plusieurs privilèges ; on les mit en possession de tous les lieux où l'on s'occupait de moudre le blé auparavant, ainsi que des meubles, des esclaves, des animaux et de tout ce qui appartenait aux premières boulangeries. On y joignit des terres et des héritages, et l'on n'épargna rien de tout ce qui pouvait contribuer à soutenir et à encourager leurs travaux et leur commerce ; pour qu'ils pussent vaquer sans relâche à leurs fonctions et ne fussent pas obligés de laisser en suspens un travail dont tout le monde aurait souffert, ils furent déchargés de tutelles, curatelles et autres charges onéreuses ; il n'y eut pas de vacances pour eux, ce qui ne leur allait pas toujours ; enfin les tribunaux leur étaient ouverts en tout temps, ce qui leur permettait de vider immédiatement les différends qu'ils pouvaient avoir entre eux.
Les conditions de ces avantages étaient peut-être un peu fortes, comme on va le voir, mais elles étaient formelles et exposaient les rebelles aux peines les plus sévères.
Ils furent soumis à certaines restrictions et obligations, telles que celle de demeurer ensemble et de s'allier presque exclusivement entre eux. Ils ne pouvaient surtout se mésallier, c'est-à-dire marier leurs filles, soit à des comédiens, soit à des gladiateurs, sans s'exposer à être fustigés, bannis et privés de leur état. Ils ne pouvaient non plus léguer leurs biens à d'autres qu'à leurs enfants ou à leurs neveux, qui devaient nécessairement faire partie de la corporation des boulangers, et si un étranger, pour une cause ou pour une autre, les acquérait, ils lui étaient de fait agrégés.
L'institution des boulangers fut à son tour introduite dans les Gaules par les Romains ; ils avaient choisi pour patron Mercure-Artius, ainsi nommé du grec Artos, qui signifie pain, et lui avaient bâti un temple dont on voyait encore dans ces derniers siècles des ruines avec un pavé en marqueterie dans un petit village nommé Artas, près de Grenoble, département de l'Isère.
Il y eut en France des boulangers dès le commencement de la monarchie. Une ordonnance du bon roi Dagobert, celui-là même que la chanson a illustré, datée de l'année 670, nous apprend que les meuniers ou mouleurs de grains réunissaient à leur état de moudre le grain celui de cuire le pain pour les particuliers qui voudraient acheter leur farine chez eux ; on les nomma par la suite panetiers, talmeliers et boulangers.
A leur imitation, les fourniers s'emparèrent de cette industrie, se firent marchands de farine et vendirent du pain. Charlemagne, au siècle suivant, s'occupa de la police d'une profession qui devenait tous les jours plus importante, et il ordonna dans ses Capitulaires que le nombre de ces artisans, si utiles pour chaque ville, fût toujours complet et que, pour cela, « ils aient à former des apprentis qui puissent remplacer au besoin les maîtres dans les cas de grande nécessité » ; de plus, qu'ils tinssent avec ordre et propreté le lieu de leur travail, que leur conduite soit irréprochable, et il chargea spécialement des juges et autres officiers de bien faire observer ce dernier et important statut.
Saint Louis fit plus encore, et, pour mieux reconnaître les véritables services que cette institution rendait à tout le monde, en même temps que pour les dégager de toutes charges et rendre leur stabilité plus grande, il exempta tout boulanger du service militaire, et cette grâce était d'autant plus importante que, dans ces temps de guerre, tous les sujets, à moins d'un privilège particulier, étaient obligés de se rendre à l'armée quand le seigneur l'ordonnait. Il y eut bientôt dans Paris quatre sortes de boulangers, ceux des villes, ceux des faubourgs et banlieue, les privilégiés et les forains.
La maîtrise s'achetait du roi, mais, pour être reçu maître boulanger, il se pratiquait une cérémonie bien singulière ; cérémonie dont il est fait mention dans les statuts que leur donna Saint Louis.
L'aspirant, accompagné des anciens maîtres et jurés de sa communauté, venait présenter au lieutenant du grand Panetier un pot de terre neuf, rempli de noix et de nieules fruit inconnu aujourd'hui ; toute l'honorable assemblée, composée de cet officier, des autres maîtres et des geindres mitrons, sortait dans la rue et allait casser ce pot contre la muraille ; puis tout le monde rentrait et était tenu de payer un denier au lieutenant, lequel devait en échange leur fournir du feu et du vin que l'on buvait ensemble.
Cette bizarre cérémonie était un hommage public de dépendance envers les autorités préposées, signifiant qu'elles pouvaient vous punir aussi aisément que l'on cassait ce pot, si votre gestion était répréhensible et si vous ne vous conformiez pas aux statuts.
Cette cérémonie se modifia dans les siècles suivants. Au commencement du XVIIe siècle, le nouveau maître, à la troisième année de sa réception, était obligé de venir, le premier dimanche après les Rois, présenter au grand Panetier un pot neuf rempli de pois sucrés dragées, avec un romarin, aux branches duquel étaient suspendus diverses sucreries, des oranges et les fruits que comportait la saison. Cette offrande fut changée ensuite en une rétribution d'un louis d'or.
Le grand Panetier de France avait la maîtrise des boulangers et talmeliers en la ville et banlieue de Paris, avec droit de justice. Ce fut Saint Louis qui donna cette juridiction sur eux et sur leurs compagnons, à son maître panetier, pour en jouir tant qu'il plairait au prince, comme on l'apprend du recueil des usages de la police des boulangers fait par Etienne Boileau. Cette juridiction ne fut supprimée qu'en 1711.
Les boulangers, privilégiés deux siècles plus tard, n'étaient plus que de deux sortes : l les boulangers suivant la cour, établis par Henri IV, au nombre de dix, en 1601, et augmentés de deux par Louis XIII ; ils avaient tous demeure à Paris et avaient mission de suivre la cour partout où elle allait ; 2 ceux qui habitaient en lieu de franchise. Les boulangers forains étaient ceux qui exerçaient hors de la ville et des faubourgs, et qui fabriquaient le pain pour la plus grande partie de la population.
A partir du VIIIe siècle et pendant plusieurs autres, une maladie terrible, la lèpre, s'était répandue et multipliée en France d'une façon effrayante. Les boulangers, leurs femmes et leurs enfants, toujours privilégiés, avaient l'avantage d'entrer à l'hôpital Saint-Lazare pour s'y faire soigner et guérir, ce qui était considéré dans ce temps comme une des plus grandes faveurs ; il est vrai que pour acquérir ce droit, chaque maître boulanger était obligé de donner toutes les semaines un pain à l'hôpital. Sur la fin du XVIe siècle, on substitua au pain un denier parisis qui fut appelé le denier Saint-Lazare ou denier Saint-Ladre.
Des boulangers faisant concurrence aux marchands de grains ayant acheté et revendu du blé et de la farine sous ce dernier titre, les Romains instituèrent des lois qui défendirent aux boulangers, sous peine des plus fortes peines, à servir en qualité de pilotes sur les vaisseaux qui amenaient les blés à Rome.
Plus tard, en France, on fut obligé de faire la même chose, et un arrêt du Parlement, suivi d'autres ordonnances, défendit également aux boulangers d'être mesureurs de grains ou meuniers.
Les boulangers furent d'abord nommés boulangers, talmeliers, ainsi que nous l'avons dit plus haut, puis le premier nom leur resta seul ; il vient, dit Ducange dans son Histoire de Paris, de ce que le pain qu'ils firent dans le commencement avait la forme d'une boule. Cette coutume, du reste, d'arrondir le pain, existe encore aujourd'hui en France, et dans tous les villages où les ménagères font généralement leur pain elles-mêmes, c'est la seule forme qu'on lui donne, en l'aplatissant cependant comme une galette et même, dans certains pays, en lui laissant cette forme primitive de boule qui lui faisait donner, sous les premiers rois de la première race, le nom de tourte ou tourteau.
Quant au nom de talmeliers, aujourd'hui tout à fait oublié, c'est une corruption de celui de tamisiers ; le bluteau n'étant point encore inventé, chacun était obligé de passer sa farine au tamis, celui qui ne voulait pas se donner cette peine appelait un boulanger qui, tenu par sa profession d'avoir des tamis, venait la passer pour une mince rétribution.
La corporation des boulangers est aujourd'hui une des meilleures institutions et une des mieux organisées ; nul ne peut exercer cette profession sans l'autorisation du préfet de police, et cette autorisation ne lui est accordée qu'autant qu'il est justifié par lui qu'il est de bonnes moeurs, qu'il a fait un apprentissage et qu'il connaît les bons procédés de son art.
En outre, chaque boulanger, une fois autorisé et reçu, ne doit jamais manquer d'approvisionnement ; il doit avoir constamment en réserve, dans son magasin, une quantité suffisante de farine pour pourvoir à la consommation journalière pendant un mois ; de plus, sa boutique doit toujours être garnie de pains.
Depuis la liberté de la boulangerie, le nombre des boulangers a considérablement augmenté dans Paris, et il se débite quotidiennement plusieurs millions de kilogrammes de pain fabriqués la nuit par ces êtres étranges, presque nus, qu'on aperçoit à travers les soupiraux des caves et dont les cris pour ainsi dire sauvages, sortant de ces antres profonds, causent presque toujours une impression pénible. Le matin, on rencontre ces hommes pâles, encore tout blancs de farine et portant sous le bras le pain d'un kilo et demi dont on les gratifie, allant se reposer et prendre des forces pour recommencer le soir leur utile et pénible labeur.
Pour moi, j'estime beaucoup ces braves et humbles travailleurs qui fabriquent la nuit ces jolis petits pains bien tendres et bien croustillants, ressemblant bien plutôt à des gâteaux qu'à des pains.

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