Une Aventure d'amour ou la double aventure sentimentale (n°12) Vous êtes ici : Accueil > Les Cahiers Dumas
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Dumas n'en finit jamais avec sa mémoire : quand il interrompt Mes Mémoires, (Le Mousquetaire, 13 mai 1855) à hauteur de l'année 1833, combien de volumes lui restait-il à écrire ? Quarante volumes « pour arriver d'octobre 1831 au mois d'octobre 1853 », estime-t-il dans Le Mousquetaire du 12 novembre 1853.

Le dernier paragraphe de l'édition Lévy contient une promesse : « plus tard, - si l'accueil qui leur est fait répond à notre attente et que Dieu veuille bien nous prêter vie - nous reprendrons notre plume de chroniqueur, avec l'espoir de fournir de nouveaux et curieux matériaux à l'histoire véridique de notre temps ».

Mes Mémoires ne reprendront pas, pourtant la pensée de l'œuvre inachevée poursuit Dumas : les textes autobiographiques abondent dans ses « causeries » à bâtons rompus qu'il donne au Mousquetaire et au Monte-Cristo, et qui seront en partie reprises en volumes. Ces éclats d'une vie se seraient aisément fondus dans la grande œuvre continuée.

D'autres textes autobiographiques affirment au contraire l'abandon du projet majeur : ils adoptent une forme propre qui exclut toute assimilation ultérieure, ainsi Mon Odyssée au Théâtre-Français ou Histoire de mes bêtes, ainsi encore Une aventure d'amour ou Madame de Chamblay.

Ces deux dernières œuvres, que Dumas désigne sur le manuscrit comme « Nouveaux Mémoires », pourraient s'intituler « Mémoires du cœur ». Elles rejettent toute structure linéaire et chronologique au profit de l'enchâssement : un premier récit renferme en son centre un second récit qui en est le noyau : l'un n'appelle pas l'autre par une concomitance temporelle ni spatiale, mais lui répond par de mystérieuses affinités que la mémoire affective a seule décelée. Le récit-noyau est situé dans un passé lointain, mais passé proche et lointain se confondent, se mêlent pour ressurgir dans le présent. La mémoire en gésine est l'héroïne véritable de ces œuvres.

Quand tout, et toutes, ont sombré dans la mort et l'oubli, la mémoire, seule vivante, peuple un monde qui se déshabite. Plus d'un siècle plus tard, notre projet n'est guère différent, lorsque nous tentons de galvaniser les héroïnes d'un roman (?) scandaleusement oublié d'Alexandre Dumas, Une aventure d'amour.

Le voyage en Allemagne

Lilla. « Un matin de l'automne de 1856 », Théodore, le domestique de Dumas, introduit une visiteuse, Lilla Bulyowski (chap. I, p. 3). Dès l'incipit du récit, le doute naît. A feuilleter la collection du Monte-Cristo, on découvre mention de la visiteuse, mais dans le numéro 25, daté du jeudi 8 octobre 1857 : « C'est à nous que Mme Lilla Bulyowski avait été adressée par notre ami Saphir, le charmant humoriste, avec lequel les lecteurs du Mousquetaire ont eu plus d'une fois occasion de faire connaissance ». Lui - qui se connaît en esprit, nous la recommandait comme une femme d'un esprit supérieur ; lui, qui se connaît en art, nous la recommandait comme une artiste de la famille des Rachel et des Ristori ; - lui, qui se connaît en style, nous la recommandait comme un écrivain de premier ordre.

« Ce qui rend cet esprit incontestable - c'est que Madame Lilla Bulyowski qui parle également bien - outre le hongrois, sa langue maternelle, - l'anglais, l'allemand et le français, le fait éclater en quatre langues. - Elle pourrait jouer les chefs-d'œuvre de Gœthe et de Schiller, sur les théâtres de Berlin et de Vienne, comme les chefs-d'œuvre de Shakespeare sur les théâtres de Londres. En outre (...) elle a traduit des théâtres étrangers à peu près tous les drames qu'elle joue en hongrois : La Dame aux Camélias de mon fils, La Conscience de moi, La Pierre de Touche de Sandeau. Que sais-je ? - tout un répertoire - et cela, tout en publiant plusieurs volumes de productions fort originales, nouvelles et romans. »

« Madame Lilla Bulyowski voit la meilleure société de Pesth et de Vienne, c'est là qu'elle puise l'extrême distinction de son jeu, l'extrême bon goût de ses toilettes. Elevée au Couvent des Dames anglaises, elle en est sortie pour conquérir du premier coup une réputation dans deux chefs-d'œuvre : Intrigue et Amour et Roméo. Dans deux rôles superbes, - mais qui font le désespoir des artistes qui les abordent, - Louise Miller et Juliette. »

Madame Lilla Bulyowski est la vocation littéraire et dramatique incarnée en même temps que c'est l'épouse irréprochable et la mère de famille dévouée, « non seulement honnête mais chaste », nous disait Saphir dans sa lettre de recommandation. « Saphir nous dit qu'elle est admirable dans ces deux rôles. Elle emporte, nous assure-t-on, pour les traduire et les jouer sur le théâtre de Pesth, Mademoiselle de Belle-Isle, Clotilde, Catherine Howard, Mademoiselle de La Seiglière, les Demoiselles de Saint-Cyr et Henri III ».

« Dieu donne bonne santé et longue vie à madame Lilla Bulyowski, nous ne pouvons lui souhaiter autre chose, puisqu'elle a déjà : beauté, talent, réputation et bonheur domestique ».

Ce panégyrique répondait à un feuilleton de Jules Janin - avec un certain retard - qui écrivait : dans Le Journal des Débats du lundi 7 septembre 1857 : « On admirait avant-hier [le samedi 5 septembre, la Comédie donne Gabrielle et Le Voyage à Dieppe] au Théâtre-Français, dans un coin modeste où elle voulait se cacher - mais en vain - une adorable personne, au regard plein de feu, une intelligence enfin, et chacun cherchait à savoir d'où venait cette apparition. Elle était romanesquement belle et elle semble ignorer sa beauté. »

« Eh bien, cette femme appartient doublement au théâtre : on lui doit des comédies charmantes, qu'elle joue avec un bel esprit, tout rempli des grâces charmantes de la vingt-cinquième année. On dit même, et je le répète en frémissant, qu'elle a touché d'une main délicate et ferme à la plume de la critique. Elle vient de Hongrie, elle y retourne. On l'appelle en son pays, avec toutes sortes de louanges et d'admiration, Lilla Bulyowski, la digne amie et la compatriote de Liszt, le Hongrois ».

Tant de charme ne pouvait laisser Dumas, Don Juan débonnaire, insensible. Lilla, qui « a un mari quelle aime et un enfant qu'elle adore », combat un marivaudage un peu poussé et amène l'écrivain à la considérer comme « un étudiant de Leipzig ou d'Heidelberg » que Saphir lui aurait adressé. (chap. I, p. 11).

Lilla obtient des lettres d'introduction auprès de Lamartine, de Karr. Elle rencontre Dumas fils. Pendant un mois, elle dîne « deux ou trois fois par semaine » avec Dumas. (chap. II, p. 15). Ses fonds épuisés, elle décide de partir : elle ne regagnera pas directement Vienne ; son itinéraire la conduira à Bruxelles, à Spa, à Cologne, à Mayence, à Mannheim enfin où elle espère recevoir les conseils de la grande tragédienne allemande, Madame Schrœder. Dumas qui a des affaires à régler à Bruxelles décide de l'accompagner.

Le Voyage

S'il faut dater l'arrivée de Lilla de la fin d'août 1857, une précieuse lettre, publiée par Fernande Bassan - avec une erreur de datation - nous permet de proposer des dates pour le voyage. En effet, le 26 septembre, Dumas écrit de Mannheim à son ami Saphir :

« Mon Cher Saphir,

« Vous m'avez adressé une adorable personne et je n'ai qu'un regret, c'est de ne pas avoir fait pour elle la centième partie de ce que j'aurais voulu faire.
Recevez tous mes remerciements et l'assurance de mes plus vives tendresses fraternelles.

« A. Dumas.

« Mannheim, 26 septembre ».

A l'aide de cette date terminale et de l'itinéraire fourni par Une aventure d'amour, nous pouvons proposer la restitution chronologique suivante :

20 septembre
Départ de Paris, par le train du soir. Arrêt à Valenciennes (chap. II).

21 septembre
Arrivée à Bruxelles. Repos à l'Hôtel de Suède. Visite de la ville : Sainte-Gudule, place de l'Hôtel-de-Ville, passage Saint-Hubert, Allée Verte, Musée. Rencontre avec Marie Pleyel. Départ pour Spa à 10 h. du soir (chap. III). Spa (Hôtel de l'Orange).

22 septembre
Visite de Spa, dîner avec l'Inspecteur général des forêts. Départ le soir pour Aix-la-Chapelle (chap. III).

23 septembre
Arrivée à 6 h. du matin à Cologne. A 8 h., embarquement sur le bateau du Rhin. Débarquement à Coblentz (21 h.) (chap. IV et V).

24 septembre
Embarquement à 10 h. Passage devant le château de Holzenfels (chap. XI), devant Oberlahnstein, Rheinsal, Saint-Goar. Arrivée à 22 h. à Mayence et nuitée (chap. X et XI).

25 septembre
Départ de Mayence par le train de 11 h. Arrivée à Mannheim à 8 h du soir. Halte brève à l'hôtel. Visite à Mme Schrœder (chap. XI et XII).

26 septembre
Lettre à Saphir. Dumas quitte Manheim.

Le fil rouge du récit, c'est un désir qu'on exorcise. L'écrivain vieillissant - Dumas a alors cinquante-cinq ans - mais à la verve sexuelle intacte, ne peut résister à cette « charmante jeune femme, grande de taille, éclatante de blancheur, avec des yeux bleus, des cheveux châtains, des dents magnifiques ». Mais Lilla est chaste. Dumas n'est sans doute pas intimement persuadé de cette chasteté lorsqu'il décide de l'accompagner. Le voyage est propice aux tête-à-tête. wagons de chemins de fer, chambres d'hôtel sur le même carré (Bruxelles) ou contiguës (Spa), établissement de bains (Cologne), tête-à-tête qui ne sera rompu qu'entre Cologne et Mayence par la « jolie Viennoise ». Si, avant le départ, Dumas commençait « à s'habituer à découvrir un charmant camarade sous ce taffetas et sous cette soie où il avait cru trouver une jolie femme » (chap. II, p. 20), le désir renaît sans cesse : dans le wagon de Bruxelles, lorsque Lilla « s'accommode sur son épaule » (« je n'ai jamais éprouvé une plus singulière sensation que celle qui s'empara de moi lorsque les cheveux de cette charmante créature s'appuyèrent sur mes joues, lorsque son souffle passa sur mon visage. Sa physionomie avait pris une expression enfantine, virginale, tranquille, que je n'avais jamais vue à aucune femme dormant sur ma poitrine », chap. II, p. 26), à Bruxelles, où l'échange des baisers est accompagné de ces paroles. « (Lilla) Vous ne m'embrassez pas ? / (Dumas) Ma foi, c'est à vous de m'embrasser si l'envie vous en tient (...) Comme ce serait charmant si l'on pouvait avoir une femme pour ami » (chap. II, p. 28-29) ; dans le wagon de Spa et dans la chambre de l'Hôtel de l'Orange, quand, pour calmer les douleurs de tête ou les crampes d'estomac de Lilla, Dumas use de ses pouvoirs de magnétiseur (« je lui ôtai son chapeau, lui soufflai sur la tête, passant après chaque haleine ma main sur ses cheveux », chap. II, p. 45 ; puis, plus tard : « Cette fois, lui dis-je, ce n'est point à la tête qu'est la douleur (...) je crois qu'il faut que ma main touche le siège du mal (...). Mettez-la (la main) vous-même où vous croyez qu'elle doit être. Alors, sans hésitation, aucune, elle souleva la couverture, abaissa la main, et sur sa chemise (...) elle posa ma main aussi chastement que l'eût fait une sœur », chap. III, p. 51.

Balsamo, plongeant ses patientes dans le sommeil, n'endort-il pas d'abord ses pulsions sexuelles ? Dumas ne met-il pas de l'hypocrisie à affirmer : « En vérité, si les hommes savaient tout ce qu'il y a de charmant dans l'amitié d'une femme (...), ils verseraient peut-être une larme de plaisir, mais à coup sûr une larme de regret, le jour où ils franchiraient les limites de l'amitié pour mettre les pieds dans les domaines de l'amour » ? L'homme est joyeux après n'avoir pas fait l'amour : « Il est incroyable ce que j'éprouvais de charme inconnu dans ce voyage. C'était la première fois que se présentait pour moi cette étrange situation : de l'intimité sans la possession, et de la familiarité sans l'amour », chap. VI, p. 81.

Le trouble sensuel qui pénètre les pages est accentué par les bouffées de souvenirs qui montent des paysages traversés. Le voyage présent est déréalisé par la mémoire d'une femme possédée et des « trois mois, sinon les plus heureux, du moins les plus sensuels de ma vie, (...) ceux que je passai, avec mes matelots siciliens, dans un speronare pendant mon odyssée sur la mer Tyrrhénienne » (Mes Mémoires, t. IV, p. 8) et par les réminiscences aussi d'autres excursions sur les bords du Rhin.

La merveilleuse chose que le souvenir

« C'était la troisième ou quatrième fois que je faisais le voyage du Rhin 7 (chap. XI, p. 169). En août-octobre 1838, en compagnie d'Ida Ferrier et de Gérard de Nerval (à partir de Francfort) ; en 1844, avec son fils, sans doute ; en 1852, jusqu'à Baden, accompagné d'une de ses maîtresses d'alors, Véronique Guidi, pourrait-on ajouter.

Un livre, Excursions sur les bords du Rhin avait consigné les impressions du premier voyage - que Dumas reprend dans Une aventure d'amour. Cependant, l'innombrable mémoire restitue encore « des souvenirs inédits, telle l'hospitalité offerte incognito par le prince royal de Prusse en son château de Holzenfels (- Si jamais vous venez à Berlin, je réclame le plaisir de vous en faire les honneurs. / - (...) où vous trouver./ - Au palais du roi, naturellement./ - Qui demanderai-je ? (...) Vous demanderez le prince royal », chap. X, p. 165).

Telle la tendre figure de Nerval - le pauvre pendu de la rue de la Vieille-Lanterne, qui s'en était allé dans « le pays de ses rêves » - « ce qui n'empêchait point que Dumas n'entrât à Mannheim, trois ou quatre ans après sa mort, aussi complètement appuyé à son bras que s'il était vivant. Le Gérard de 1838 « n'avait encore donné aucun signe d'aliénation mentale ; cependant, pour ses amis, il était évident que la cloison cérébrale qui séparait chez lui l'imagination de la folie était tellement faible, que parfois l'imagination faisait, à son insu, des excursions sur les terres de sa voisine.

« Moi qui étais loin de me douter de cette tendance, et dont l'esprit logique aime les choses bien assises, j'avais avec lui des discussions sans fin, lesquelles se terminaient toujours par ces mots, qui étaient mieux qu'une prédiction, qui étaient une réalité : "Mon cher Gérard, vous êtes fou !" »

« Et lui riait de son doux sourire et disait :

« - Vous ne voyez pas ce que je vois, cher ami.

« Et je m'entêtais, voulant qu'il me fît voir ce qu'il voyait.

« Et alors il se jetait dans des déductions tellement subtiles, tellement ténues, que ces raisonnements me faisaient l'effet de ces flocons de vapeur que le vent disperse en tous sens, et qui, après avoir eu les apparences d'une montagne, d'une plaine, d'un lac, finissent par s'évanouir et se perdre comme des fumées ». (chap. XII, p. 178).

Il pourrait paraître surprenant que dans les Nouveaux Mémoires, Nerval soit associé à des figures féminines qui ont marqué la vie sentimentale et sensuelle de Dumas (Caroline Ungher et Emma Mannoury-Lacour), mais, à bien regarder, si Dumas a vécu mil e tre aventures, il n'a connu que quatre passions : le duc d'Orléans, Victor Hugo, son fils, Alexandre et Gérard de Nerval.

Le Pausilippe et la mer d'Italie

L'Allemagne de 1856 appelle l'Allemagne de 1838 : ce qui ne devait être qu'un voyage sur la carte des provinces rhénanes, et accessoirement de Tendre, se fait voyage dans le temps. Le navire de la mémoire jette l'ancre à Coblence. Au chevet de Lilla et de la jolie Viennoise, Dumas se remémore « un des plus charmants souvenirs de (sa) vie » (qui) se rattache à une des compatriotes de Lilla.

Maria D...

« C'était en 1839 (...) Je me trouvais pour la troisième fois à Naples, et toujours sous un nom supposé ».

Dumas y rencontre Madame D.... cantatrice, « grande et belle personne de trente ans (... ), ayant une très belle voix, mais surtout une voix admirablement dramatique », qui lui avait été présentée quelque deux ou trois ans plus tôt à Paris, « après une représentation de Don Juan ». Ils s'étaient sentis attirés l'un vers l'autre, mais Maria partait le lendemain.

Ses représentations au San Carlo de Naples terminées, Maria doit gagner Palerme pour y chanter, mais aussi se marier avec un jeune compositeur français qui fait de la musique en amateur : le baron Ferdinand de S... Le bateau à vapeur régulier est en panne. Dumas propose à Maria et à Ferdinand de les embarquer jusqu'à Messine à bord du speronare qu'il a loué.

Mauvais présage, un prêtre passe sur le quai au moment d'embarquer. En effet, la tempête éclate soudain, violente : chacun regagne la cabine, mais Ferdinand, secoué par le mal de mer, doit se réfugier à l'avant du speronare. Une violente secousse de la bourrasque jette Maria dans les bras de Dumas. La bourrasque n'était que la complice de leurs désirs.

Après des délices qui ne sont restituées que par des points de suspension, Maria décide d'avouer à Ferdinand et de rompre le mariage projeté.

Elle propose à Dumas : « si vous n'êtes pas pressé (...), vous ferez le tour de la Sicile ; si vous êtes pressé, à Girgenti ou à Selinonte, vous prendrez des chevaux ou des mulets, vous traverserez la Sicile, et vous viendrez me rejoindre à Palerme  ». Comment Dumas ne serait-il pas pressé de revoir Maria, après l'avoir débarquée à Messine ? « Huit jours après », il est à Girgenti et suit les indications de Maria.

Elle lui donne six semaines de bonheur. Lorsque Dumas abandonne sa Circé pour reprendre son odyssée, elle tire profit d'un calme pour rejoindre son amant au large de Palerme.

« Pendant un mois et demi, deux êtres n'(avaient) eu qu'un cœur, qu'une existence, qu'une haleine ». Dumas ne revit jamais Maria, morte il y a deux ans (en 1855, par conséquent).

Identification d'une femme

Malgré la mort de Maria, malgré l'emploi d'initiales, Dumas pouvait-il écrire sans fard son aventure d'amour, lui qui déclarait à Lilla : « Ma vanité n'a jamais eu, si jeune que j'ai été, ce que vous appelez les bonnes fortunes pour objet. Dans certaine position de richesse ou de célébrité, on n'a pas le temps de chercher, on n'a pas besoin de mentir. J'ai eu au bras les plus jolies femmes de Paris, de Florence, de Naples, de Madrid et de Londres, souvent non seulement les plus jolies femmes, mais les plus grandes dames, et je n'ai jamais dit un mot qui pût faire croire (...) que je ressentisse autre chose pour cette femme que le respect ou la reconnaissance que j'ai toujours eue pour la femme qui se mettait sous ma protection si elle était faible, qui me prenait sous la sienne si elle était puissante », chap. III, p. 45.

Dumas ne pouvait démentir aussitôt la leçon de discrétion. Il fourvoie son lecteur, délibérément. Où, dans l'aveu, se situe le leurre ? A la lecture du seul texte, si on le compare au Speronare, une hypothèse peut se formuler : le leurre pourrait être chronologique. En effet, nulle part dans Le Speronare, impressions du voyage en Sicile n'est mentionné le voyage de 1839 ; plus curieusement, un regard attentif permet de déceler entre les deux voyages des coïncidences troublantes : non seulement l'itinéraire est semblable (traversée Naples-Messine, circumnavigation de la Sicile interrompue à Girgenti, voyage à travers terres de Girgenti à Palerme, embarquement pour les îles de l'archipel lipariote), mais encore les conditions météorologiques se répètent étrangement (la bonne brise mollit au large de Caprée, la bourrasque éclate, annoncée par le même coup de tonnerre, plus tard, le même calme retient au large de Palerme le speronare).

La barque et l'équipage n'est-il pas aussi le même ? Si, dans Une aventure d'amour, le capitaine Aréna n'est pas nommé, on y retrouve Pietro, et surtout Nunzio, le prophète.

Le brouillage, chronologique admis, une série de « Causeries » du Monte-Cristo, imprimées peu après Une aventure d'amour, du 23 février au 29 mars 1860, conduit à l'identification de Maria D...

« En rentrant (à l'hôtel), je me trouvai face à face avec une adorable artiste que j'avais connue à Paris, et que l'on appelait Mlle Hungher.

« Elle jeta un cri d'étonnement :

« - Vous Dumas ! (...)
« Je lui racontai toute mon aventure, et comment je me trouvais sous un nom obligé dans les Etats de Sa Majesté le roi de Naples.

« - Et quand partez-vous ? me demanda-t-elle.
« - Pardieu ! Le plus tôt possible (...)
« Il y a huit jours que j'attends (le bateau) et il ne part pas.
« - Pour aller où ?
« - Pour aller en Sicile.
« - Comment ! Vous aussi vous allez en Sicile ? (...)
« - Je suis engagée pour les mois de septembre et d'octobre.
« - Oh ! Quelle chance ! - Alors nous partirons ensemble ?

(Ils vont dîner chez Duprez).

« Là était Ruolz qui, à cette époque, n'était pas encore chimiste, mais musicien. Il faisait répéter un opéra de Lara.

« Là étaient la Malibran ; pauvre Marie ! de dramatique et mélodieuse mémoire ; Ronconi, Persiani, Baroilhet (...)

(Dumas, guidé par Duprez, fait affaire sur le port avec le capitaine Aréna. Duprez l'invite à un nouveau dîner :)

« - Il y aura d'abord la société d'hier. Je compte vous en faire emporter un échantillon.

« - Ah ! c'est vrai, Mlle Hungher m'a dit qu'elle partait pour la Sicile. Consentirait-elle par hasard à monter sur la coquille de noix en question ?
« - Qui sait, c'est une héroïne en matière de voyage ; d'ailleurs, j'aurai peut-être aussi un cavalier.

« Ah ! diable, voilà qui gâte l'affaire (...).

« Le lendemain nous nous embarquâmes tranquillement pour Palerme, Mme Hungher, Ruolz et moi.

Caroline Hungher entre en scène.

Caroline Hungher

Elle naquit à Vienne le 28 octobre 1803. Son père, Johann Karl, originaire de Zips (Hongrie), un instant tenté par la prêtrise, fit des études de droit. Précepteur du baron de Forgacs, il entra ensuite comme intendant au service du baron de Hackelberg-Landau et épousa Anna Cavarese, baronne Karminsky. Amateur de musique et de poésie, il se mêla à la vie artistique de Vienne, se liant avec Beethoven et avec Caroline Pichler - qui accepta d'être la marraine de son unique enfant.

Caroline manifesta un goût précoce pour la musique : elle reçut le meilleur enseignement : « Mais aussi comment aurai-je pu ne pas être comblée de vraie musique ? La belle-sœur de Mozart, Madame Lange, était mon professeur de chant, le fils de Mozart, mon professeur de piano, Vogl, pour qui Schubert écrivit Le Roi des aulnes, mon professeur de composition. Je vivais dans un temps où à Vienne l'occasion était offerte d'entendre et d'étudier à la perfection » (lettre de C. Unger). Ce n'eût été suffisant si Caroline n'eût reçu les leçons de bel canto de Mozatti à Vienne et de Domenico Roncoui à Milan. Encouragée par Beethoven, Caroline était à quinze ans une cantatrice recherchée pour les concerts religieux et privés. Elle sut vaincre les réticences paternelles et fut engagée au Kärnthner Thortheater. Sa première apparition dans Dorabella de Cosi fan tutte (24 février 1821) se solda par un demi-échec. Les premières gaucheries gommées, elle put rivaliser avec Theresa Fodor et Henriette Sonntag. Sans être régulièrement belle, elle savait plaire grâce à son doux visage, son port charmant, son jeu simple et naturel, et surtout la sûreté incomparable dans la maîtrise des accents dramatiques, tant pathétiques que comiques (voir Friesen, Hermann von, Ludwig Tieck, Erinnerungen eines alten Freundes.... Wien, Braumüller, 1871, t. I, p. 129). Ce fut elle et Henriette Sonntag (« les sorcières ») que Beethoven choisit pour la création de la Neuvième Symphonie et la Missa solemnis (1er mai 1824). La première entrevue n'avait pas manqué d'originalité : « Deux chanteuses nous ont rendu visite aujourd'hui et comme elles voulaient à force me baiser les mains et qu'elles étaient toutes charmantes, je leur proposai de préférence de me baiser la bouche » (Beethoven, lettre à son frère, 8 septembre 1822).

Dans les années 1821-1825, la réputation de Caroline était telle que le directeur du San Carlo de Naples l'engagea. Elle soutint la gageure de triompher dans la patrie du Bel Canto ; égale de la Grisi, de la Pasta, de la Malibran, elle parcourt les capitales italiennes, ovationnée partout. Rossini disait d'elle qu'elle possédait « l'ardeur du Sud, l'énergie du Nord, une poitrine de bronze, une voix d'argent et un talent d'or ». Elle crée les œuvres de Rossini, de Bellini, de Donizetti.

Elle ne fit qu'une brève incursion à Paris, pendant le carnaval de 1834 (Zerlina dans Don Juan) ; Dumas la rencontra, mais, tout à sa passion d'alors pour Marie Dorval, la remarqua à peine.

Riche, fêtée, les soupirants ne manquaient pas : Ruolz, Dumas, on le sait maintenant, mais encore le poète dramatique E.S. von Holbein. Un autre poète, Nicolas Lenau (« Un sang tragique roule dans les veines de cette femme. Son chant suscite dans mon cœur une tempête de souffrances ») l'aima, se fiança avec elle à Ischl (été 1839), mais il n'avait su rompre les chaînes qui le liaient à l'épouse du Directeur général des Postes autrichiennes, Sophie de Löwenthal. Excédé par les scènes de jalousie de Sophie, il pénétra, criant et gesticulant, dans la chambre de Caroline, exigea que lui fussent rendues les lettres qu'il lui avait adressées. Puis, sans saluer, s'éloigna en dansant dans les escaliers. Désemparée, Caroline se réfugia à Rome.

La curiosité la sauva : Daguerre venait d'inventer la photographie. Un jeune Français avait apporté à Rome un daguerréotype ; Caroline envoya son ami, le peintre Heinrich Lehmann, quérir l'appareil et le jeune homme. Il s'appelait François Sabatier (Montpellier, 2 février 1818), avait quinze ans de moins que Caroline - orphelin d'un hobereau languedocien, qui élevé à la diable par un oncle, s'était jeté dans la peinture. Il en était au rituel voyage en Italie. Caroline aima ses longues boucles noires dévalant jusqu'aux épaules. Ils se marièrent le 18 mars 1841. Caroline ne put aussitôt abandonner la scène : des contrats la liaient avec des théâtres allemands. Le jeune couple partit, François se mit avec fièvre à l'étude de l'allemand : il rencontra Meyerbeer, Liszt, Schuman, des peintres, des écrivains, Tieck en particulier. De retour en Italie, il s'installa à Florence où Caroline acquit un palais, « La Concezione », près de San Miniato. Caroline ne fut plus, selon son dire, qu'une « aubergiste passionnée », recevant amis et invités, soit à Florence, soit au château de La Tour de Farges, soit à Paris, enfin (le jeudi, en 1850).

Dumas fut-il de ses hôtes ? Sans doute à Florence quand il y résidait lui-même, certainement à Paris à partir de 1848. Maria D... n'était pas morte en 1855, elle lut probablement Une aventure d'amour, femme vieillie, mais aimable encore, aimant encore l'homme qu'elle avait épousé, esprit original et attachant, cœur généreux assoiffé de justice, qui s'écria un jour, s'adressant à Caroline, qu'un lieutenant-colonel autrichien, von Haynau, saluait : « Non ardire dare la mano a quell'uomo sanguinaro ».

Caroline s'éteignit le 23 mars 1877 ; François Sabatier d'Espeyran se remaria (avec Marie Boll, décembre 1888), mais lorsqu'il mourut à son tour le 1er décembre 1891, il demanda à être enterré près de Caroline dans le cimetière de San Miniato.

Quant au vicomte Henri de Ruolz (Ferdinand de S... ), compositeur et chimiste, Dumas lui a consacré une notice biographique : Un alchimiste au dix-neuvième siècle (Paris, imprimerie de Paul Dupont, 1843, 23 p. in-8 qui servit parfois de préface à La Villa Palmieri (Paris, Dolin, 1843 ; Paris, Boulé, 1847). La malheureuse (pour lui) aventure d'amour ne semble guère avoir troublé l'amitié qui le liait à Dumas.

A peine avions-nous achevé notre article qu'un hasard heureux mettait entre nos mains vingt-neuf lettres de Caroline Unger adressées à Alexandre Dumas. Datées de Palerme ou de Venise, entre le 4 octobre 1835 et mars 1836, elles décrivent le naufrage de l'aventure.

Caroline, après le départ d'Alexandre, espère qu'il rompra avec Ida pour l'épouser. L'espoir décroît, les lettres d'Alexandre sont rares. Elle quitte Palerme pour Venise où elle doit créer le Bélisaire de Donizetti ; sa mère meurt à Florence. Elle s'efforce de croire encore au retour de son amant, fait des démarches pour s'assurer qu'il ne craint rien des autorités autrichiennes ; elle exécute des tapisseries qui recouvriront les meubles de leur future maison.

C'est bientôt le silence. Alexandre, repris par la vie mouvementée de Paris et par Ida, ne répond plus. Il faut se rendre à l'évidence et rompre.

Si Dumas n'avait jamais plus revu Caroline, c'est qu'il l'avait bien voulu. La désinvolture de la phrase dissimule-t-elle un remords ? « Encore une fois j'aurai été déçu dans toutes mes espérances : il n'y a que l'ambition qui me réussit et vous êtes une de celles qui m'auront fait le cœur assez dur pour qu'elle puisse l'habiter », écrivait Dumas à Hyacinthe Meynier en octobre 1834. La cantatrice aurait pu reprendre à son compte la plainte qu'avait proférée son amant. La Norma, une nouvelle fois, était abandonnée.

Claude Schopp
© Société des Amis d'Alexandre Dumas
1998-2010
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