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Chapitre III
Une Chasse aux éléphants VI

- Mais, mon cher, s'interrompit Horace, je vous fais là de l'histoire naturelle, moi qui ne suis ni académicien, ni membre honoraire de l'Académie, ni même correspondant ; c'est absurde !
- Pas trop... C'est peut-être un peu moins écrit sur les genoux de la nature, et un peu plus sur ceux de la vérité, que les oeuvres de M. de Buffon ; mais je ne méprise pas vos dissertations, je vous jure.
- N'importe ! Où en étions-nous de notre chasse ?
- Vous n'en étiez pas encore à votre chasse : vous en étiez à votre éléphant cantonnier, et à votre éléphant maçon.
- Très bien... Nous continuâmes notre route.
Arrivé à Bintenne, on laisse les chevaux, et l'on s'enfonce dans les jungles, – un petit travail bien agréable, allez ! une petite route charmante qu'on est obligé de se frayer, chacun de son côté, à grands coups de couteau de chasse.
L'endroit où nous devions commencer à nous livrer ce travail nous avait été indiqué par des nègres envoyés trois jours à l'avance, et qui avaient découvert la trace d'un troupeau d'éléphants.
Seulement, il y avait deux lieues à peu près à faire à pied en s'ouvrant un chemin à travers les jungles.
Notre guide marchait devant nous, ou plutôt au centre de notre ligne. Chacun de nous trouait de son mieux l'effroyable maquis, et, quand l'un était en retard, les autres l'attendaient.
Des bandes de faisans dorés nous partaient sous les pieds. Je demandai s'il ne me serait pas permis de charger un de mes fusils à petit plomb, et de tuer deux ou trois de ces merveilleux oiseaux.
La permission me fut refusée. Il ne fallait pas donner l'éveil aux éléphants.
A mesure que nous avancions vers l'endroit où nous devions rencontrer nos ennemis, sir Williams nous recommandait de faire le moins de bruit possible, – et, si nous parlions, de parler bas.
Après deux heures de marche à peu près, pendant lesquelles nous fîmes un véritable travail de pionniers, nous arrivâmes à un espace rond, d'une circonférence double de la halle au blé.
Nous reconnûmes cet espace pour avoir été abandonné depuis peu par les éléphants.
Sur cent pas de diamètre à peu près, arbres de fer, talipots, bananiers, ravenalias, étaient couchés comme le blé sur l'aire ; la gigantesque moisson était écrasée, broyée, presque foulée aux pieds : le troupeau de colosses avait fait litière avec des arbres de cinquante pieds de haut !
Deux sillons immenses étaient ouverts dans le jungle, – pareils à deux tunnels de trente pieds de large chacun. – La troupe, séparée en deux bandes, s'était éloignée de deux côtés différents.
Je restai épouvanté, je l'avoue, d'une pareille puissance de destruction, et je me demandai à quoi pensait l'homme, ce pygmée, dont le pas fait à peine ployer une herbe qui se redresse quand il a passé, en venant attaquer des monstres qui, sous leurs pieds, plient des forêts, lesquelles, une fois pliées, ne se relèvent plus.
Nous nous arrêtâmes ; nous étions arrivés.
Sir Williams, le plus familier de nous tous avec cette chasse, nous donna ses dernières instructions.
Ces instructions s'adressaient surtout à moi, novice dans la pratique.
Voici ses recommandations principales, que j'entendis avec un tintement d'oreilles qui me disait à moi-même que mon sang n'était pas tout à fait dans son état ordinaire.
Il n'y avait rien à craindre : lui, sir Williams, avait tué six ou sept cents éléphants ; – jusqu'à cinq cents, il avait compté ; depuis cinq cents, il ne comptait plus. – Il ne lui était jamais arrivé qu'un accident, qui, du reste, n'avait pas eu de suites fâcheuses.
Ayant un jour commis l'imprudence de décharger ses deux coups sur un petit éléphant, il avait été chargé par la mère ; il s'était retourné pour prendre son second fusil ; mais son nègre, effrayé, s'était enfui en emportant le fusil.
Il n'eut ni l'idée ni le temps de fuir ; l'éléphant l'enveloppa de sa trompe et l'enleva de terre. Heureusement, grâce à la position élevée que lui faisait ainsi l'animal, ses compagnons eurent la facilité de tirer sur l'éléphant.
L'éléphant, furieux, pour charger plus aisément ses agresseurs, jeta sir Williams à vingt pas de lui et vint, tête baissée, contre le gros des chasseurs.
Sir Williams faillit mourir, non pas de la chute, mais du noeud momentané que la trompe lui avait fait autour des flancs.
Il fut plus d'un mois haletant et sans parvenir à arriver au bout de sa respiration.
Aussi, sa première recommandation à mon endroit fut-elle de ne jamais tirer sur un petit, cette imprudence ayant pour résultat habituel de vous mettre toute la troupe à dos.
Les autres recommandations étaient de ne pas tirer sur les éléphants à défenses, ou sur les éléphants blancs, ces armes et cette couleur étant des marques de grande position et de haute dignité.
Tout éléphant à défenses est roi ; tout éléphant blanc est dieu.
Les nègres ont cette opinion, que les éléphants parias sont des éléphants mal élevés qui ont été chassés de la société pour avoir manqué de déférence envers le pouvoir, ou de respect vis-à-vis de la religion.
Or, si le manque de déférence ou de respect est puni de l'exil, voyez donc la punition que mérite, aux yeux des éléphants, l'être quelconque, à quelque espèce qu'il appartienne, qui envoie une balle à un roi ou à un dieu !
Les petits, les éléphants à défenses et les éléphants blancs exceptés, il était loisible de tirer sur tout le reste.
Ce n'était plus qu'une question d'adresse.
Les éléphants sont vulnérables sur un seul point.
Au milieu du front, leur crâne subit une légère dépression ; c'est dans le diamètre de cette dépression, large comme le fond d'un chapeau, qu'il s'agit de loger la balle.
Si l'on réussit, il arrive quelquefois que l'on tue l'animal raide.
Si on ne le tue pas raide, il revient invariablement sur celui qui l'a tiré, le reconnaissant, fût-il au milieu de vingt chasseurs, et vingt coups de fusil eussent-ils été tirés à la fois.
Il faut le laisser revenir, faire un saut de côté quand il n'est plus qu'à trois ou quatre pas, et lui envoyer, au moment où il passe, emporté par la rapidité de sa course, une seconde balle dans l'oreille.
Au dire de sir Williams, toutes ces évolutions étaient choses on ne peut plus faciles.
Je l'écoutais avec une attention qui lui paraissait sans doute assez soutenue pour qu'il me dît en souriant :
« - Bon ! Horace, je n'aurai pas besoin de vous faire la recommandation deux fois. »
Je souris, quoique je sentisse mes lèvres pâles et tremblantes.
« - Vous allez en juger », lui répondis-je.
Et, en répondant cela, j'étais bien résolu, s'il y avait dans la troupe, soit un jeune éléphant, soit un éléphant à défenses, soit un éléphant blanc, de tirer dessus.
Seulement, je ne dis rien, voulant en ménager la surprise à mes compagnons.
Pendant que sir Williams achevait de nous donner ses instructions, nous entendîmes de grands cris.
C'étaient nos nègres qui, ayant tourné les éléphants, essayaient de les déterminer à fuir en hurlant comme les possédés.
On dit que l'éléphant est mélomane ; je le croirais assez à la largeur de ses oreilles. L'horrible charivari que faisaient nos nègres dut être pour beaucoup dans la décision qu'ils parurent prendre subitement de venir le plus vite possible vers nous, qui gardions, au contraire, le silence le plus absolu.
Tout à coup, nous entendîmes comme un ouragan, et nous sentîmes la terre trembler et frissonner, en quelque sorte, sous nos pieds.
Une vingtaine d'éléphants venaient au grand trot par l'un des deux tunnels, trois seulement par l'autre : la femelle, son mâle et un petit.
« - Sir Williams, criai-je en anglais, je vous laisse la bande, à vous et à ces messieurs ; mais je demande qu'on me laisse ces trois-là ! »
Puis me tournant vers mes appos :
« - Allons, venez avec moi, vous autres ! »
Et, prenant un des trois fusils, je m'élançai au-devant des trois éléphants.
J'aurais pu chercher un abri quelconque derrière un arbre, je me plantai au beau milieu du chemin.
Deux de mes nègres tremblaient de tout leur corps, et passaient insensiblement du noir d'ébène au gris de souris.
Un seul paraissait déterminé.
« - Que ceux qui ont peur s'en aillent !
- Je reste, moi ! » dit l'un d'eux.
Les deux autres ne répondirent pas, mais ils regardaient avec terreur les éléphants, qui n'étaient plus qu'à une centaine de pas de nous.
« - Prends un fusil de chaque main, dis-je au plus brave, et tiens-toi prêt à me les passer au fur et à mesure que j'en aurai besoin. »
Ses deux camarades se laissèrent prendre leurs fusils sans aucune résistance.
Puis, les éléphants s'approchant toujours, ils pourvurent à leur sûreté.
Je ne saurais dire ce qu'ils devinrent. J'avais les yeux fixés sur les trois colosses ; ils me semblaient de véritables mastodontes.
Quand ils ne furent plus qu'à trente pas de nous, je commençai à ajuster le petit.
Il marchait au grand trot entre son père et sa mère.
A vingt pas, je fis feu.
Le petit s'arrêta court, chancela sur ses jambes comme s'il était ivre, et tomba, pareil à une masse.
La femelle jeta un cri, – un cri de mère, déchirant et menaçant à la fois, – et s'arrêta comme pour essayer de relever son petit.
Le mâle fondit droit sur moi.
A six pas, je lui logeai une balle au milieu du front.
Emporté par sa course, il me dépassa.
J'avais fait un bond de côté, et, en bondissant, j'avais mis la main sur un second fusil.
En voulant se retourner pour revenir sur moi, l'éléphant butta et tomba sur ses deux genoux.
Je ne m'en inquiétai pas : j'avais vu à son oeil qu'il ne se relèverait plus.
Le train de derrière s'abattit lourdement ; il essaya de pousser un cri. Effroyable au commencement, le cri finit par expirer comme un soupir.
A ce cri, la femelle se retourna vers moi, abandonnant son petit à l'agonie.
Alors, j'eus l'idée de ne pas même profiter de l'avantage qu'elle m'offrait en me présentant le front.
Quand elle ne fut plus qu'à deux pas de moi, je fis un saut de côté, et, à bout portant, appuyant mes deux doigts sur les deux détentes, je lui lâchai mes deux coups dans l'oreille. La moitié de la tête y passa. Plomb, papier, poudre, – tout était entré et avait fait son trou !
« - Ma foi ! dis-je, que chacun en fasse autant : trois éléphants en quatre coups, c'est joli ! »
Et, m'asseyant sur le petit éléphant, qui était de la taille d'un cheval, je tirai mon briquet et j'allumai mon cigare.
Nous rapportâmes cinq queues d'éléphant : c'est, une fois qu'ils sont morts, tout ce que l'on veut d'eux.
J'en rapportais trois pour ma part.
Un nègre fut écrasé ; un autre, jeté à toute volée, se brisa en deux contre un arbre.
Pas un de nous ne reçut la moindre égratignure.
Voilà l'histoire que vous m'aviez demandée ; – elle n'est pas très intéressante, mais elle est très véridique.

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