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Chapitre X
Ah ! qu'on est fier d'être français

En ma qualité d'écrivain romantique, autrement dit révolutionnaire, j'ai attaqué dans ma vie plus d'un corps constitué ; je veux aujourd'hui m'en prendre à Institua. – Que voulez-vous ! il n'y a rien de sacré pour moi.
Mais il faut vous dire d'abord comment j'ai été poussé à cette extrémité. On m'a fait une certaine réputation de raconteur, et j'en abuse.
Diable ! j'ai peur que raconteur ne soit pas français, et forger un mot nouveau au moment on je viens dire à l'Institut qu'il ne sait pas le latin, c'est assez imprudent à moi.
Bah ! si l'Institut prouve que je ne sais pas le français, et si je prouve que l'Institut ne sait pas le latin, on me nommera de l'Institut, voilà tout ; je n'en s'aurai pas mieux le français, et il y a gros à parier que l'Institut n'en saura pas mieux le latin.
Entrons en matière.
J'ai un ami – un ami de vingt ans – qui habite la rue de Lille ; peut-être a-t-il le tort d'être prince, mais il rachète cela par le mérite d'être savant ; oh ! mais, soyez tranquille, savant et sachant, deux choses qui ne vont pas toujours ensemble.
Allons, voilà que j'ai encore forgé un mot : j'ai fait un substantif d'un participe présent.
N'importe, puisque j'y suis.
Donc, mon ami – prince – est non seulement un savant, mais encore un sachant ; amusant avec cela, spirituel par-dessus le marché : amusant comme Audubon, pittoresque comme Toussenel.
or, l'autre jour, je le rencontrai dans la rue Pigalle. Il était en voiture, j'étais à pied ; il s'arrêta. Je montai sur son marchepied ; nous nous embrassâmes.
C'est une habitude démocratique ; mais mon prince est un prince démocrate ; puis nous nous aimons, et je trouve tout simple, quand on aime les gens, de les embrasser. Il est là-dessus entièrement de mon avis ; ce qui fait que nous nous embrassons toutes les fois que nous nous rencontrons.
Par malheur, nous nous rencontrons rarement. Quand voulez-vous dîner avec moi ?
C'est mon prince qui parle.
- Quand vous voudrez.
C'est moi qui lui réponds.
- Aujourd'hui, cela vous va-t-il ?
- Non, je pars pour Bruxelles.
- Quand revenez-vous ?
- Lundi au soir.
- Voulez-vous mardi alors ?
- Je veux bien.
- A mardi donc !
- A mardi !
Mon prince tire de son côté, moi du mien, et me voilà tout enchanté de savoir, le vendredi 18 septembre, que, le mardi suivant, je dînerai non seulement avec un homme d'esprit, mais encore avec des hommes d'esprit.
Le lundi au soir, j'arrive de Bruxelles à minuit.
Le mardi, à cinq heures, je m'habille et je pars – contre toutes mes habitudes – à pied.
C'est ce qui me perdit.
Pour aller à pied de la rue d'Amsterdam à la rue de Lille, on passe par la place Vendôme.
Je ne vous apprends probablement rien de nouveau, chers lecteurs : sur la place Vendôme, il y a une colonne.
Jamais je n'avais eu l'idée de m'arrêter au pied de cette colonne ; mais ce jour-là, comment cela se fait-il, je m'y arrêtai.
Puis, peu à peu, je m'avançai et je m'appuyai sur la grille.
Puis je lus l'inscription gravée sur le piédestal.
Puis je tirai mon carnet de ma poche, et me mis copier l'inscription.
Il faut croire que j'y avais pris tout à coup un vif intérêt et que mon esprit en était fort préoccupé, car j'oubliai complètement que j'allais dîner chez mon prince.
Je me figurai même que j'avais dîné ; je repris le chemin de la rue d'Amsterdam, je rentrai chez moi et je repassai à l'encre les six lignes tracées au crayon sur mon carnet.
Ce travail me donna le résultat suivant :

                              Nea. Polio. Imp. Aug.
                    Nonumentum. Belli. Germanici.
                              Anno MDCCCV.
                    Trimestri. Spatio. Ductu. Suo. Profligati.
                              Ex. 1re capto.
                    Gloriae. Exercitus. Maximi. Dicavit.

Racontons d'abord l'histoire de cette inscription, ensuite nous essayerons de la traduire.
Napoléon Ier avait le temps de commander des colonnes ; Napoléon Ier avait le temps de prendre les canons nécessaires à leur érection ; mais Napoléon Ier n'avait pas le temps de faire des inscriptions latines.
Or, ayant pris à Austerlitz une certaine quantité de canons, ayant résolu d'en faire faire une colonne dans le genre de la colonne Trajane ou de la colonne Antonine, un jour qu'il montait à cheval pour ne s'arrêter qu'à Berlin, et qu'il était pressé d'arriver, il manda aux Tuileries le secrétaire perpétuel de l'Académie des inscriptions, et lui dit :
- Monsieur, je pars pour la Prusse ; je ne sais pas quand je reviendrai, mais je laisse du bronze pour fondre une colonne. Réunissez vos collègues et faites-moi une inscription latine, en style lapidaire, pour le style bate de cette colonne. Le sens doit être celui-ci : « Cette colonne, fondue avec les canons pris sur l'ennemi, a été dédiée par l'empereur Napoléon à la gloire de la grande armée. » Je laisse la broderie à votre génie inventif. Elle s'élèvera au milieu de la place Vendôme et portera la date de 1805.
Le secrétaire s'inclina.
Napoléon partit.
Rentré chez lui, le secrétaire fit trente lettres de convocation.
M. Tissot, élève de Delille, fut appelé en vertu du pouvoir discrétionnaire du président.
Le jour où la trentième lettre était remise à domicile, Napoléon entrait à Berlin.
Les trente et un académiciens se constituèrent en séance, et usèrent en six mois trente et un dictionnaires de Nol.
On assure que trois d'entre eux profitèrent de l'occasion et apprirent le latin dans cet exercice acharné.
Enfin, un jour, on arbora le drapeau national sur le dôme de l'Institut : l'inscription était achevée. On voulut la lire à Napoléon, mais il était à Vienne. D'ailleurs, il avait dit qu'il s'en rapportait à l'Institut : l'Institut pouvait donc aller de l'avant.
L'Institut alla de l'avant, et fit graver en plein soleil l'inscription que j'ai citée plus haut.
Vous l'avez traduite, n'est-ce pas ? Moi aussi, je l'ai traduite, parbleu ! Mais attendez, nous mettrons tout à heure nos deux traductions en regard, et je ne doute pas que nous ne nous entendions.
Laissez-moi d'abord supposer une chose.
Supposons, ce qu'à Dieu ne plaise, qu'un jour les monuments de Paris seront couchés sur la poussière de son peuple, Comme sont couchés sur la poussière des Chaldéens et des Arabes ceux de Babylone et de Palmyre.
Supposons qu'un vol de savants australiens s'abatte, dans quatre mille ans, autour des ruines de la colonne triomphale de 1805.
Supposons, enfin, que les lettres de l'inscription soient restées visibles, et que les savants en question puissent lire ces dix-neuf mots latins et la date qui les accompagne :

                              Nea. Polio. Imp. Aug.
                    Monumentum. Belli. Germanici.
                              Anno MDCCCV.
                    Trimestri. Spatio. Ductu. Suo. Profligati.
                              Ex. 1re. Capto.
                    Glori. Exercitus. Maximi. Dicavit.

Voici, selon toute probabilité, quelle sera la traduction, mot à mot, des Champollion de 5857 :
Nea. Polio. Néarque Polion, imp. général, Aug. d'Auguste, dicavit dédia, monumentum ce tombeau, belli de guerre, Germanici de Germanicus, gloriae à la gloire, exercitus de l'armée, Maximi de Maxime, anno MDCCCV l'an 1805, ex re de l'argent, capto pris, profligati du battu, ductu suo par sa conduite, spatio dans l'espace, trimestri d'un trimestre.

En bon français, comme nous disions au collège :

                              Néarque Polion, général d'Auguste,
                    Dédia ce tombeau de guerre de Germanicus
                              A la gloire de l'armée de Maxime,
                                        l'an 1805,
                    Avec l'argent pris du battu par sa conduite
                              Dans l'espace d'un trimestre.

Et ils auront raison, les savants ; car je vous défie bien, chers lecteurs, vous qui êtes contemporains de cette latinité-là, je vous défie bien de l'expliquer autrement.
Voyez dans quel doute pataugeront ces malheureux paléographes.
D'abord ils se demanderont quel était ce Néarque Polion, général d'Auguste Nea. Polio imperator Augusti ; car, remarquez-le bien, il n'y a aucune raison pour qu'ils ne traduisent pas Imp. Aug. par imperator Augusti. Ce Néarque Polion les inquiétera donc prodigieusement.
Mais, enfin, ils penseront qu'il s'agit de quelque chef obscur entré dans les Gaules à la suite de César, et qui a pénétré dans cette petite Lutèce, aux rues boueuses, que, trois cents ans plus tard, le capricieux Julien devait choisir pour sa maison de campagne.
Ils passeront donc par-dessus Néarque Polion !
Mais ils seront arrêtés par le tombeau.
- Quel tombeau ?
- Pardieu ! monumentum. Monumentum veut dire tombeau, je crois !
- Tombeau ou colonne.
- Non pas : tombeau. Confondre l'un avec l'autre, c'est ignorer ce vers d'Horace, qui cependant est assez connu :

                    Ne injurioso pede stantem columnam.

Or, monumentum appliqué à une colonne, je le répète, signifie tombeau ; et la preuve, c'est que, quand le même Horace s'est servi de monumentum, dans son fameux exegi, il a voulu donner à entendre que son oeuvre était un sarcophage plus durable que le tombeau de Mausole et même que les pyramides d'Egypte, nommées aussi par Virgile monumenta.
Horace ne se trompait pas : sa tombe de Tibur s'est écroulée dans la poussière humide des cascatelles ; mais la tombe qu'il s'est élevée à lui même, de son vivant, est encore debout.
Les savants australiens adopteront donc Le Tombeau de guerre de Germanicus.
Et en effet, je défie encore que l'on traduise belli Germanici autrement que par ces mots : de la guerre de Germanicus.
Mais ici naîtra, sous les pieds des malheureux savants, le véritable embarras, l'indéchiffrable énigme, l'inextricable problème.
Comment Néarque Polion, général d'Auguste, dédiait-il, en 1805, à la gloire de l'armée de Maxime, lequel fut élevé à l'empire l'an 237, ce tombeau de Germanicus, lequel florissait seize ans après Jésus-Christ ?
Voilà qui donne un fier démenti à Tacite, et une fameuse raison à M. Flourens, qui prétend, dans son dernier livre, que la vie de l'homme est illimitée !
M. Flourens à la main, nos Australiens expliqueront a longévité de Germanicus et l'éternité de Néarque Polion.
Mais si Germanicus commandait les armées de Maxime au IIIème siècle, il n'est donc pas mort à l'âge de trente quatre ans an 19 de Jésus-Christ ?
Alors, s'il n'est pas mort à l'âge de trente-quatre ans, l'an 19 de Jésus-Christ, que deviennent Agrippine, son urne, ses deux enfants, son débarquement à Brindes, et cet immense concours de population faisant haie sur on passage, de la mer Adriatique à la mer Tyrrhénienne ?
Et, ce qui est bien autrement regrettable, que devient le sublime hémistiche de Virgile : Tu Marcellus eris ? Pauvre Virgile ! le voilà, de par l'Institut de France, obligé de restituer les dix mille grands sesterces qu'Octavie lui avait fait accorder par vers, et grâce auxquels le Cygne de Mantoue comptait exhaler son dernier chant à Athènes, ou dans Corinthe aux deux mers, bimarii Corinthi.
Infortunés commentateurs de la Palmyre parisienne ! jamais ils ne pourront sortir de ces broussailles chronologiques ; il y resteront et ils y seront dévorés par les lézards de la rue de la Paix.
Laissons leurs squelettes blanchir sur le sable du désert, comme ceux des soldats de Cambyse, et reprenons la tâche où ils l'ont laissée, afin qu'aucune des beautés de cette magnifique inscription ne soit perdue.
Nous en sommes au fameux trimestri spatio.
Il faudrait, non pas une causerie circonscrite comme celle-ci, mais un volume tout entier pour s'extasier à l'aise sur les incommensurables beautés du trimestri spatio !
Napoléon avait dit à ses latinistes : « J'ai fait cette campagne en trois mois ; ne l'oubliez point. »
Ils ne l'ont point oublié, les traîtres !
Trimestri spatio, l'espace d'un trimestre.
Prenez un écolier de septième, et dites-lui de traduire en trois mois. Il traduira du premier coup : tribus mensibus.
Prenez trente et un académiciens de 1805, et, après une grossesse de six mois, ils mettront au monde cet incroyable barbarisme de trimestri spatio ; et le budget leur continuera jusqu'à leur mort quinze cents francs d'appointements pour dormir là-dessus, et la double s'ils ronflent !
Il est vrai que nous y avons gagné une chose, c'est que trimestri est devenu, sur la place Vendôme du moins, l'adjectif de spatio.
Sans compter que trimestri spatio est suivi de ductu suo, qui ne lui cède en rien.
Ductu suo !...
Quoi ! pas un de ces latinistes de 1805 ne s'est donc souvenu de ce vers de Virgile :

                    Nil desperandum Teucro duce et auspice Teucro.

Ainsi cet ablatif duce, qui revient à chaque page et avec une monumentale solennité, dans les historiens et les poètes latins, est remplacé par cet abominable et impossible ductu suo, qui ne veut pas même dire sous sa conduite, mais par sa conduite.
Ah ! si le roi le savait ! » disait-on sous Henri IV. Ah ! si Napoléon l'avait su !...
Mais attendez, chers lecteurs ; oh ! vous n'êtes pas au bout, et vous allez voir qu'il y avait là de quoi me faire oublier que j'étais invité à dîner.
Voici venir le suprême effort de l'intelligence de ces messieurs. Après cela, il faudra tirer l'échelle, – en profitant, s'il est possible, du moment où ils auront le pied sur le plus haut échelon.
« Avec les canons pris sur l'ennemi. Napoléon avait désiré que ce fait fût consacré dans l'inscription.
Canons ?... Diable !
En effet, cherchez canon dans le dictionnaire de Nol, et vous trouverez tormentum bellicum.
Cherchez fusil, et vous trouverez catapulta.
Comment ces inscripteurs académiques pourront-ils traduire la pensée de Napoléon : « Cette colonne fondue avec les canons pris sur l'ennemi ?
Vont-ils dire : Hanc columnam compositam cum tormentis bellicis, captis desuper hostibus.
- Non.
On reconnut unanimement l'impossiblité de désigner les canons avec ces deux mots : tormentis bellicis.
Il y eut une discussion furibonde sur cet article.
M. Tissot, élève de Delille, penchait pour tormentum bellicum ; car c'était lui qui avait donné le mot à Nol.
On discuta sur la locution pendant trois mois, trimestri spatio. Enfin, les parties transigèrent ; on adopta : ex aere capto profligati ; ce qui ne signifie pas le moins du monde « avec les canons pris sur l'ennemi, » mais avec l'argent pris du battu.
Aes alienum, l'argent étranger, comme dit le droit romain ; aere privato, comme dit l'inscription du passage Saint-Hubert, à Bruxelles, inscription que les gamins brabançons traduisent par ces mots : privé d'air.
Les canons furent démontés ; M. Tissot se voila la face, et alla emprunter cinq cents francs à M. Jullien de Paris, pour se consoler de l'aere capto.
Quelques années après, la Société royale de Londres se trouvait dans le même embarras à propos d'un mortier pris à Salamanque, par le duc de Wellington et envoyé en Angleterre comme trophée. Les guerriers compromettent de tout temps les latinistes !
Laissez-moi vous conter l'histoire de ce mortier. Elle n'est pas à la gloire de la nation française ; mais que voulez-vous ! la vie d'un conquérant ne se compose pas uniquement de journées qu'on appelle Rivoli, les Pyramides, Marengo, Austerlitz, Iéna et Friedland : elle a ses jours de brume après ses jours de soleil. Toute médaille a son revers.
Le 12 juillet 1812, le duc de Wellington remporta donc une grande victoire sur le duc de Raguse. Les Anglais appelèrent cette journée la bataille de Salamanque ; les Français l'appelèrent la bataille des Arapiles. Mais cela ne changeait rien au résultat ; – le fait est que nous fûmes battus.
Le duc de Wellington nous prit bon nombre de canons dans cette affaire, et, entre autres, un mortier complètement neuf, et qui n'avait jamais tiré.
Pourquoi le duc de Wellington s'attacha-t-il particulièrement à ce mortier ? Est-ce à cause de son innocence ? C'est probable.
En tous cas, il écrivit au lord-maire :

« Milord,

La présente est pour vous annoncer que je viens de remporter près de Salamanque une grande victoire sur. les Français. Je leur ai pris bon nombre de canons, parmi lesquels un mortier qui n'a jamais fait feu. Je désire que vous lui trouviez une place bien en vue et qu'il soit exposé à la curiosité des habitants de Londres, avec une inscription latine qui indique son origine.
J'ai l'honneur d'être, etc.

P.-S. Je sain bien que cela ne vous regarde pas.
Mais, comme le roi est fou, comme le prince régent n'est occupé que de ses plaisirs, je m'adresse à qui je puis, et non pas à qui je voudrais. »

Le lord-maire était le héros de la brasserie de l'époque, comme l'est aujourd'hui Whitbread ou Barclay-Perkins.
Le lord-maire savait l'arithmétique jusqu'à l'algèbre, mais il ne savait pas le latin.
Il fit venir le premier secrétaire du premier chambellan, lui montra la lettre de lord Wellington, annonçant l'arrivée du mortier, et lui expliqua son embarras sur deux points : l'endroit où le mortier devait être exposé, la rédaction de l'inscription.
Le premier secrétaire du premier chambellan était un élève de l'université d'Oxford ; il avait doublé sa philosophie, avait été cinq fois premier prix en thème ; mais, depuis sa sortie du collège, n'ayant pas eu l'occasion de parler le latin, il l'avait tant soit peu oublié.
Il commença par discuter, avec le lord-maire, l'endroit où l'on placerait le fameux mortier.
Il n'y avait pas de musée, à Londres : on en faisait bien un à Charing-Cross, mais il n'était pas fini ; il y avait bien la Tour de Londres, l'hôtel des invalides de mer fondé par Guillaume III, et l'hôtel des invalides de terre fondé par Ellen Gwynn, appelée familièrement Nelly Gwynn ; mais l'hôtel des invalides de mer est à Greenwich, c'est-à-dire à deux heures du centre de Londres ; l'hôtel des invalides de terre est dans le bourg de Chelsea, à la même distance à peu près que Greenwich.
Restait la Tour ; mais les étrangers seuls visitent la Tour.
Les désirs de Sa Grâce lord Wellington ne seraient donc qu'à moitié accomplis, puisqu'il voulait que son trophée fût bien en vue.
Il est vrai que le lord-maire, que la chose ne regardait en effet aucunement, puisque sa juridiction ne s'étend pas au delà de la Cité, pouvait renvoyer la balle à qui de droit ; mais, quand on a l'honneur d'être chargé d'une pareille commission par un homme comme Sa Grâce lord Wellington, on fait ce qu'il demande, ou l'on crève à la peine.
Heureusement, il vint une idée au premier secrétaire du premier chambellan : c'était de demander au directeur des parcs et des châteaux royaux une place pour le fameux mortier dans Saint-James park.
Il va sans dire que la place fut accordée avec enthousiasme.
Restait l'inscription.
Dix ans auparavant, le premier secrétaire du premier chambellan l'eût faite sans hésitation aucune ; mais, nous l'avons dit, depuis son premier prix de thème, remporté en 1799, il s'était un peu rouillé.
Il eut l'heureuse idée de s'adresser à la Société royale de Londres, qui n'est rien autre chose que l'Académie des inscriptions et belles-lettres de la Grande-Bretagne.
Elle se compose, comme la nôtre, de quarante membres.
Sur ces quarante membres, il y en avait trente-neuf qui n'avaient jamais su le latin.
Le président jugea donc inutile de les rassembler.
Ce président était le révérend John Luxton.
Moins les études sur Delille, il pouvait représenter à Londres ce que M. Tissot représentait à Paris.
Le révérend Luxton avait franchi le détroit et visité la capitale de la France ; il avait passé sur la place Vendôme, s'était arrêté, comme nous, devant la colonne, et, comme nous, avait lu et retenu la magnifique inscription rédigée par l'Académie sur l'ordre de l'empereur.
Cette inscription, si claire, si élégante, qui dit si bien ce qu'elle veut dire, l'avait toujours frappé, et il s'était promis, l'occasion s'en présentant, d'enrichir Londres d'une provision de barbarismes non moins solennels.
L'occasion se présentait.
Le révérend John Luxton reçut donc le premier secrétaire du premier chambellan comme Fourier eût reçu le capitaliste qu'il attendit pendant dix ans, de midi à deux heures, et qui devait lui apporter les six millions nécessaires à la fondation de son phalanstère.
Après avoir pris connaissance de la lettre de Sa Grâce, après avoir tressailli de joie et rougi de plaisir :
- Habes verbum, dit-il avec un sourire aussi agréable que peut le grimacer un savant.
Pour ceux qui se trouveraient dans le cas des trente-neuf membres de la Société royale, c'est-à-dire qui ne sauraient pas le latin, hâtons-nous de dire que habes verbum veut dire : « Vous avez la parole. »
Le premier secrétaire du premier chambellan ne parlait plus la langue de Cicéron, mais il l'entendait encore.
Aussi répondit-il en anglais :
- Illustre savant, vous connaissez les désirs de Sa Grâce lord Wellington, qui nous fait l'honneur de s'adresser à nous, quoique la chose ne nous regarde pas ; mais, comme c'est un grand philosophe en même temps qu'un grand guerrier, il a deviné que la besogne qu'en général l'homme fait avec le plus de plaisir, c'est celle qui ne le regarde pas.
- Yes, répondit le révérend faisant une concession à l'idiome maternel. Sed quaecumque materiae de locis et hominibus mibi sunt necessariae for to de my inscription in latinum.
Ce qui voulait dire, pour ceux qui ne sauraient ni l'anglais ni le latin : « Oui ; mais quelques renseignements sur les hommes et les lieux me sont nécessaires pour faire mon inscription latine. »
Maintenant qu'il est bien établi que le premier secrétaire du premier chambellan entend le latin, et que le révérend John Luxton parle anglo-latin, nous demandons à nos lecteurs de nous permettre de continuer le dialogue en français, ce qui leur sera plus commode, et à nous aussi.
- Quel était d'abord le nom du général qui commandait à Salamanque ? demanda le révérend John Luxton.
- Illustre savant, répondit le premier secrétaire, je ne sais pas le nom du général qui commandait à Salamanque, mais je sais que c'est le maréchal of FineMoon, qui commande en Andalousie. Je crois donc que vous pouvez sans crainte mettre la défaite de Salamanque sur le compte de ce général. Mais comment traduirez-vous en latin of Fine-Moon ?
- Rien de plus facile, dit le savant. Pulchrae Lunae mariscalchus.
- Très bien, dit le premier secrétaire. Maintenant, passons au mortier, à un mortier qui n'a jamais fait feu, vous savez ; car il faut constater ce fait, que le mortier n'a jamais fait feu : c'est le souhait le plus ardent du noble lord.
- Diable ! diable ! diable ! fit le savant, comment traduiriez-vous cela, vous ?
- A Oxford, nous eussions dit : Qui nunquam fecit ignem.
Le savant fit une grimace.
- C'est long, dit-il, et cela s'écarte du style lapidaire, qui est le plus concis de tous les styles. Voyez l'inscription de la colonne de la place Vendôme : Trimestri spatio, comme c'est élégant ! Il s'agit donc de ne pas rester au dessous de nos voisins les Français.
- Si nous mettions : mortier vierge, virgin mortar, ce serait aussi concis que possible.
- Mais, indécent jeune homme, shocking ! shocking ! Songez que les femmes lisent les inscriptions. Puis comment traduiriez-vous mortier en latin ?
- Au collège d'Oxford, nous disions tormentum bellicum.
Le révérend secoua la tête.
- Vous repoussez tormentum bellicum ? demanda le premier secrétaire.
- Je le repousse et avec raison : cette désignation a été inventée après la bataille de Crécy par le poète écossais Buchanan pour dire canon. Il dit peut-être mal ce qu'il veut dire ; mais, enfin, c'est adopté dans le latin de l'artillerie ; d'ailleurs, ce n'est point un canon qu'a pris Sa Grâce : c'est un mortier.
- C'est juste.. Si nous disions catapulta ?
- Cela voudrait dire catapulte, et catapulte n'a jamais voulu dire mortier.
- Quelle drôle d'idée a donc eu Sa Grâce lord Wellington de prendre un mortier, quand il pouvait prendre toute autre chose ?
- Sans doute ; mais c'est un mortier qu'il a pris., et, maintenant qu'il l'a pris, que voulez-vous ! il ne peut plus le rendre. Ces gascons de Français diraient qu'ils le lui ont repris.
- Si seulement il avait fait feu ! dit le premier secrétaire, nous ne serions qu'à moitié embarrassés.
- Oui ; mais il n'a pas fait feu.
- Si nous mettions tout simplement en anglais. Mortar without fire ?
- Que dirait la colonne de la place Vendôme ! Une inscription en langage vulgaire ! Mais sachez, jeune homme, que les Français ne sont fiers quand ils regardent la colonne que parce que la colonne a une inscription latine. Nous avons une occasion d'être fiers en regardant le mortier de Sa Grâce, ne la laissons pas échapper.
- Si vous aviez un dictionnaire de John Bond.
- Le commentateur d'Horace ?
- Oui ; il était contemporain du bombardement de Gênes, et, par conséquent, de l'époque à laquelle les mortiers furent inventés.
- Vous avez raison, jeune homme.
Le révérend étendit la main vers sa bibliothèque et on tira John Bond.
- Mor... mor... mor... Voilà ! voilà ! « Mortar. – Mortar president, président à mortier. »
- C'est tout ?
- C'est tout.
Le savant et l'adepte se regardèrent consternés. Le savant se gratta le front.
- Que disiez-vous, tout à l'heure, jeune homme, à propos de l'époque où vivait John Bond ?
- Je disais qu'il était contemporain du bombardement de Gênes.
- Eurêka ! s'écria le savant saisissant sa perruque à pleines mains.
- Vous l'avez trouvé ? s'écria le premier secrétaire ; vous avez trouvé le nom latin de mortier ?
- Bom-bar-da ! dit majestueusement le révérend.
Le jeune homme s'inclina devant cette illumination du génie.
- Bombarda, reprit-il, quelle onomatopée ! On dirait qu'on entend le mortier lui-même : bom ! bar !... Mais, à propos, on ne l'a jamais entendue, la bombarde, puisqu'elle n'a jamais fait feu.
- Répète, jeune homme, s'écria le savant, répète.
- Je disais qu'on ne l'avait jamais entendue, votre bombarde.
- Nunquam exauditam ! Je tiens mon inscription.
- Ah ! par exemple, fit le premier secrétaire, voilà qui est beau, voilà qui rend mot pour mot le qui n'a jamais fait feu !
- Hein ! dit le révérend John Luxton en se rengorgeant. Nous dirons donc : Dux Wellington, dévictis Gallis, apud Salamancam, hanc bombardam nunquam exauditam cepit.
- Oui, nous dirons cela, répondit le premier secrétaire.
L'inscription fut proposée dans ces termes aux trente-neuf autres savants, qui ne firent aucune objection.
La bombarde fut donc placée à Saint-James park, à l'endroit où elle est encore aujourd'hui et l'inscription gravée sur le socle par un marbrier de Hamstead.
En 1814, après la bataille de Toulouse, qui n'avait point tout à fait fini comme celle de Salamanque, lord Wellington, rentrant dans sa maison de Hyde park, prit à peine le temps de quitter son waterproof de campagne, et courut au parc Saint-James pour vair si son trophée était exposé et glorifié d'une façon digne de lui.
Il prit son lorgnon, et, par-dessus les chevaux de frise qui dérobaient le mortier à la rapacité des cokneys, il parvint à déchiffrer l'inscription.
- Oh ! oh ! murmura-t-il en faisant une légère grimace, que veut dire ceci ? « Le général Wellington, les coqs étant vaincus près de Salamanque, prit cette bombarde qui n'avait jamais été exaucée. » Il me semble que ce n'est point cela que j'avais demandé.
Il envoya chercher le président de la Société royale.
Celui-ci, qui s'attendait à des compliments, se tenait tout prêt.
Il accourut.
- Quel est l'âne bâté qui a fait cette inscription ? demanda le duc.
- C'est moi, dit le savant, qui avait mal compris les premiers mots, vu qu'ils avaient été dits en langue vulgaire.
- Ah ! c'est vous ? Eh bien, faites-moi le plaisir de m'expliquer ce que vous entendez par les coqs étant vaincus ; est-ce que vous croyez, par hasard, que la bataille de Salamanque a été un combat de coqs ?
- Votre Grâce sait, répondit courtoisement le révérend John Luxton, que Gallus veut également dire Gaulois et coq.
- Mais ce ne sont point des Gaulois que j'ai vaincus, ce sont des Français. Des Gaulois ! des Gaulois ! On veut me confondre avec Camille, et faire croire que c'est moi qui ai battu Brennus !
- Voyez la colonne de la place Vendôme : on y confond bien Napoléon, empereur des Français avec Néarque Polion, général d'Auguste.
- Vous êtes sûr ?
- Parfaitement !
- C'est égal, j'eusse préféré Francis devictis.
- Pardon, votre Grâce, mais cela eût signifié : les Francs ayant été vaincus, et l'on vous eût confondu avec César.
- Eh bien, demanda le duc, où eût été le mal ?
- Le mal eût été en ce qu'il n'y a eu qu'un César, milord, et qu'ainsi il y en eût eu deux.
Le duc accepta la raison.
- Eh bien, soit, dit-il, je passe par-dessus Gallis devictis ; mais nunquam exauditam ! Si je me rappelle bien le latin que m'apprenait mon précepteur quand j'étais simple marquis de Wellesley, bombardam nunquam exauditam signifie une bombarde, non pas qui n'a jamais fait feu, mais qui n'a jamais été exaucée.
- Exaucée, c'est vrai, répéta le savant John Luxton profondément consterné.
Mais, tout à coup, retrouvant dans l'imminence même du danger sa présence d'esprit :
- Oui, dit-il, exaucée, et c'est bien cela que j'ai voulu dire.
- Expliquez-vous.
- Que demande un mortier ? quel est son désir le plus ardent, son voeu le plus cher ?
- Je n'en sais rien, répondit le duc.
- N'est-ce pas de faire feu ?
- Sans doute.
- Eh bien, monseigneur, le voeu de cette honorable bombarde n'a jamais été exaucé, puisqu'elle n'a jamais fait feu ; nunquam exauditam, jamais exaucée ! Je n'ai pas voulu dire autre chose.
Cette fois, ce fut Sa Grâce lord Wellington qui courba la tête et qui avoua qu'il avait tort.
Le révérend John Luxton fut nommé précepteur du jeune marquis de Wellington, avec trois cents livres d'appointements annuels, et une rente viagère de hundred pounds, autrement dit de deux mille cinq cents francs.
Si le digne président de la Société royale de Londres avait eu sur les bras l'inscription de la colonne Vendôme, il n'eût sans doute pas hésité un instant à donner un mâle à sa bombarde, et eût fait graver sur le stylobate ce vers latin, qui, à tout prendre, eût bien valu l'inscription qui s'y trouve :

                    Napoleo fixit molem canonibus hostis.

C'eût été au moins plus clair et plus honorable, surtout pour nos soldats, que le latin académique accuse, en toutes lettres, d'avoir fouillé dans les poches du battu, profligati, pour lui enlever son argent.
Maintenant, chers lecteurs, vous demandez la conclusion de tout cela.
La voici dans sa plus touchante simplicité :
Plus nous admirons l'homme qui a fait fondre la colonne et plus nous sommes fiers du monument qui consacre les victoires de la France, plus nous demandons, à cor et à cri, que cette malheureuse inscription disparaisse ; et j'espère que, dans un but si honorable et si patriotique, vous voudrez bien vous unir à nous, d'intention du moins, chers lecteurs.
Au reste, si l'Académie était prise à court de temps, – On n'a pas toujours deux trimestres devant soi, semestri spatio ! et craignait de nouvelles fautes de latin dans une nouvelle inscription, nous l'inviterions à prendre tout simplement l'inscription française laissée par Napoléon en partant pour Berlin, et si malheureusement traduite par elle :
Napoléon, empereur des Français, éleva, en 1805, cette colonne à la gloire de la grande armée, avec les canons pris par elle à l'ennemi.

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