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Chapitre XIV
Ce qu'on voit chez madame Tussaud I

Dernièrement, j'avais quelques amis à dîner, – un phrénologue américain, un médecin hongrois, un réfugié italien, – et, parmi eux, un négociant germano- anglo-indien fort aventureux, fort aimable, fort millionnaire ; ce qui, chez lui, qualité étrange, au lieu de gâter la chose, l'embellit.
Il se nomme M. Young, marquis de Badaour. C'est le nabab pur sang.
Au dessert, il leva son verre.
- Messieurs, dit-il, un toast !
On connaît la solennité de pareilles paroles sortant de la bouche d'un Allemand ou d'un Anglais.
Or, quand l'Allemand est Anglais, ou l'Anglais Allemand, ces paroles sont doublement solennelles.
On fit silence.
- A ceux, dit M. Young, qui viendront avec moi, mercredi prochain, aux courses d'Epsom.
- Bon ! dit une voix, pour aller aux courses d'Epsom, il eût fallu s'y prendre il y a un mois. Vous ne trouverez plus une chambre à louer dans les hôtels, plus une voiture à louer dans les écuries.
- Aussi, répliqua M. Young, il y a un mois que je me suis précautionné. J'ai retenu deux étages de London-Coffee-House, et un de mes amis a dû louer une calèche où nous tiendrons facilement douze. Je puis donc offrir à chacun de ceux qui me feront raison de mon toast une place dans ma calèche, une chambre dans mes deux étages ; pour tout le reste, et les courses d'Epsom passées, chacun sera libre comme l'air.
Mon fils et moi fîmes raison au toast.
C'était pour moi une occasion de voir, non seulement les courses d'Epsom, mais encore l'exposition de Manchester ; c'était pour mon fils celle de voir les courses d'Epsom, l'exposition de Manchester, et, par-dessus le marché, l'Angleterre, qu'il ne connaissait pas.
- Où est le rendez-vous ? demandai-je.
- Lundi soir, à sept heures et demie, dans la cour du chemin de fer du Nord.
Il ne fut pas dit autre chose.
On vida son verre là-dessus ; l'engagement était bien autrement sacré que s'il eût été passé devant notaire.
Le lundi, à sept heures et demie du soir, nous étions, Alexandre, M. Young et moi, dans la cour du chemin de fer ; à huit heures moins un quart, nous montions en wagon ; à trois heures du matin, nous arrivions à Calais ; à trois heures et demie, le paquebot s'éveillait, toussait, se mettait à nager, et, deux heures après, à travers la limpide transparence de l'atmosphère matinale, nous abordions à Douvres sans avoir perdu de vue les côtes de France.
Le premier convoi du chemin de fer venait de partir : nous avions une heure à dépenser en attendant le second.
Il n'y a pas grand-chose à voir, à Douvres, à six heures du matin.
- Bon ! me direz-vous, il y a la mer, et l'on ne se lasse pas de voir la mer !
Vous avez raison pour tout autre pays que Douvres ; mais, à Douvres, on ne voit pas la mer, on ne voit que le brouillard.
Je ne sais pour combien de parties d'azote, d'oxygène ou d'eau, le brouillard entre dans l'air respirable des Anglais ; mais ce que je sais, c'est que les Anglais ne peuvent pas se passer de brouillard.
Les Anglais ont généralement le spleen au mois de novembre.
Vous croyez qu'ils ont le spleen à cause du brouillard, qui commence en novembre pour ne finir qu'en mai.
Point du tout.
Ils ont le spleen parce que, pendant quatre mois, ils ont été privés de brouillard. Le brouillard leur manque !
C'est si vrai, que, dans les pays où il n'y a pas de brouillard, ils en font un, du moment qu'ils se sont décidés à l'habiter. – Voir Gibraltar et Malte. Le brouillard était inconnu à Gibraltar avant 1704, et à Malte, avant 1800 ; mais les Anglais ont pris Malte aux Français et Gibraltar aux Espagnols : Gibraltar et Malte ont aujourd'hui du brouillard, comme Douvres et Southampton.
Vous me demanderez avec quoi les Anglais font leur brouillard.
Avec du charbon de terre, je présume.
Mais il ne s'agit pas de cela. J'ai constaté, en passant, que ce n'était pas le bon Dieu qui faisait le brouillard, mais que c'étaient les Anglais ; c'est tout ce qu'il me faut.
Je disais donc qu'à six heures du matin, il n'y avait pas grand-chose à voir à Douvres ; ce qui ne m'empêcha point de demander à une espèce de cicérone parlant moitié anglais, moitié français :
- Qu'avez-vous à me montrer ?
Il fut d'abord assez embarrassé, chercha un instant, puis me dit :
- Voulez-vous voir la coulevrine de la reine, Anne ?
- Va pour la coulevrine de la reine Anne.
Nous nous mîmes en route.
Chemin faisant, mon cicérone voulut m'expliquer ce que c'était que la reine Anne.
- Oh ! mon ami, lui dis-je, je connais la reine Anne aussi bien que vous, et peut-être mieux. C'était une grosse reine, fort couperosée, ayant eu douze ou quatorze enfants dont elle eut le malheur de ne pas conserver un seul pour lui succéder ; aimant fort le vin de France, dont Louis XIV se chargeait de lui faire sa provision ; s'inquiétant peu de la religion, qui s'en alla tant soit peu au diable sous son règne ; une reine, enfin, à laquelle le statuaire chargé de conserver sa ressemblance, en mémoire de ces deux détails sans doute, a fait la mauvaise plaisanterie de couler, à la porte de Saint-Paul, une mauvaise statue de bronze qui tourne le dos à l'église et regarde le marchand de vin. Vous voyez donc que je connais la reine Anne presque aussi bien que mon confrère M. Scribe, qui, sans doute pour être désagréable à son ombre, a fait le Verre d'Eau, à telles enseignes, que la pièce commence par cette phrase :
« Monsieur le marquis, cette lettre parviendra à la reine ; j'en trouverai les moyens, je vous le jure, et elle sera reçue avec les égards dus à l'envoyé d'un grand roi. »
- Je vois que vous connaissez la reine Anne, que vous connaissez même M. Scribe...
- Je le sais par coeur, comme vous voyez, mon ami, puisque, à distance, je puis vous citer une phrase qui, à mon avis, est un modèle de langue.
- Mais vous ne connaissez pas la coulevrine.
- Cela, je l'avoue.
- Allons donc voir la coulevrine.
La coulevrine de la reine Anne est une coulevrine comme toutes les coulevrines, un peu plus longue peut-être, voilà tout.
Ce qui fait le charme de la coulevrine de la reine Anne, c'est son inscription ; cette inscription indique le degré d'affection que se portent les deux peuples, anglais et français.
Voici l'inscription de la coulevrine de la reine Anne :
« Tenez-moi propre, chargez-moi convenablement, et j'enverrai un boulet de Douvres à Calais. »
Merci, voisins ! Les petits cadeaux entretiennent l'amitié.
Après cette visite à la coulevrine, nous avions encore du temps à perdre ; j'entrai au buffet du chemin de fer.
Je voudrais bien qu'un savant hygiéniste, mon ami Place, par exemple, qui dans ce moment est chargé, sous le rapport de l'hygiène, de faire l'éducation des Bruxellois, voulût bien me dire ce que l'on peut prendre dans un buffet, à six heures du matin, après avoir fait quatre-vingt-dix lieues en chemin de fer et dix ou douze lieues en bateau à vapeur.
Il n'est point que vous ne sachiez, chers lecteurs, que la mer, furieuse d'avoir, à la suite de je ne sais quel cataclysme, séparé deux peuples destinés à si bien s'entendre dans l'avenir, fait incessamment rage entre Douvres et Calais, et est plus fatigante, pendant les deux heures ou deux heures et demie que l'on met à la traverser dans sa plus étroite largeur, qu'elle ne l'est quelquefois quand on va de Portsmouth à New-York, ou de Lorient à Buenos-Ayres.
Je ne dis pas cela pour moi : j'ai le bonheur de regarder du haut du pont la mer avec un suprême dédain ; elle ne m'a jamais produit qu'un seul effet : c'est de me donner de l'appétit ; plus elle est grosse, plus elle me creuse.
Cependant, comme il est difficile de manger au milieu de gens qui font tout le contraire, on en arrive, en mettant pied à terre, à des dépravations d'estomac qui vous épouvantent quand on y réfléchit à tête reposée.
A peine si j'ose dire ce que je demandai en entrant au buffet.
Je demandai une tasse de café à la crème.
Le café à la crème qu'on prend chez soi est rarement bon ; une fois que vous êtes engagé sur les grandes routes, il ne l'est jamais ; mais, en arrivant en Angleterre, c'est un breuvage qui n'a plus de nom.
Peut-être me demanderez-vous, chers lecteurs, pourquoi je m'arrête sur de pareils détails, ayant probablement autre chose à vous raconter. Vous êtes injustes, car c'est pour vous ce que j'en fais. Il n'y a effectivement rien d'impossible à ce qu'un jour ou l'autre vous alliez en Angleterre, à ce que vous ayez faim en arrivant à Douvres, et à ce que, ayant faim, vous demandiez comme moi une tasse de café à la crème.
Je fis hommage du mien à un fort bel épagneul qui, errant entre les jambes des voyageurs, indiquait, par les prévenances qu'il semblait avoir pour eux, sans distinction de sexe, de nation ni de rang, qu'il appartenait à la maison au même titre que certains garçons de restaurant, lesquels, n'étant point payés par l'établissement, lui appartiennent cependant et vivent des pourboires qu'ils reçoivent.
Le chien me regarda en animal qui ne demande pas mieux que de séparer le fait de l'intention, et, ne voyant rien d'hostile sur mon visage, il se contenta de me tourner dédaigneusement le dos, sans même faire ce que j'avais fait, c'est-à-dire approcher ses lèvres de l'affreux breuvage.
Maintenant que j'y réfléchis, je lui sais gré de cette modération. Il avait le droit de me mordre.
A six heures, nous quittâmes Douvres. Il me sembla que nous passions entre une falaise gigantesque et la mer. Je dis il me sembla, mais je n'oserais pas en répondre : il faut que la vapeur ait une rude force pour couper un pareil brouillard !
Trois heures après, je crus m'apercevoir que nous glissions sur des toits. Nous entrions à Londres ; et bientôt nous descendions à London-Coffee House.
M. Young avait à voir ses amis, nous avions à voir les nôtres. Il nous donna rendez-vous à cinq heures, à l'hôtel ; nous dînions avec lui à Blackwall.
Le dîner, comme la chambre, comme la calèche, était commandé de Paris.
Nous prîmes un bain et nous sautâmes, Alexandre et moi, dans une voiture.
Nous sommes, en général, émerveillés, nous autres Français, de voir le train dont vont les voitures à Londres ; nous en faisons honneur, tant que nous n'avons pas payé nos cochers, à une race de chevaux supérieure à la nôtre ; mais, quand nous avons prononcé le sacramentel how much, qui veut dire combien, le mystère nous est expliqué : la rapidité ne vient point de ce que le coursier est croisé arabe ou anglais ; elle vient de ce que le cocher est payé au mille, et que plus il parcourt de milles dans la journée, plus il gagne de schellings. Il va vite, mais il va cher ! On peut hardiment compter le double du prix de la France.
Consignons un fait en passant : c'est que presque jamais un cocher anglais n'accroche, et que, si ce malheur lui arrive, au lieu d'injurier son accrocheur, chacun salue l'autre en riant, comme pour dire : « Quels imbéciles nous sommes ! » et, poussant son cheval, qui en arrière, qui en avant, le décroche comme il peut, sans le moindre échange de mauvaises paroles ou de coups de fouet.
Les cochers d'omnibus surtout sont merveilleusement adroits. Ils conduisent des colosses qui sont, dans l'ordre des voitures, ce que les léviathans sont dans l'ordre des poissons ; un coup de leur queue ferait sombrer immédiatement le cab le plus solide. Eh bien, ils connaissent leur force et n'en abusent pas. Assis à quinze pieds de terre, graves comme si leurs sièges étaient des trônes et leurs véhicules des Etats, gantés et cravatés comme des gentlemen, ils paraissent condescendre par complaisance à vouloir bien conduire dans leurs voitures les passants là où leurs plaisirs ou leurs affaires les appellent.
Quand on arrive à l'île d'Elbe, on vous prévient que vous allez tout trouver un tiers au-dessous de la nature ; quand vous arriverez à Londres, soyez prévenu, que vous trouverez tout un tiers au-dessus, – jambons rosbif et bifteks compris.
Au reste, Londres, qui est grand deux fois comme Paris, est vite vu, à la surface bien entendu.
Quand vous avez remonté trois rues à droite, que vous les avez redescendues à gauche, – Haymarket, Regent street et Oxford street, – vous avez tout vu, en fait de rues.
Il y a une énorme ressemblance entre la Belgique et l'Angleterre ; Londres est un gigantesque Bruxelles.
Alexandre avait, d'ailleurs, ses idées arrêtées sur Londres ; il y allait pour acheter du papier, de la porcelaine et du plaqué ; les courses d'Epsom et l'exposition de Manchester ne venaient que secondairement.
Il en résulta qu'au bout d'une heure, nous nous dédoublâmes, nous donnant rendez-vous à Hyde park pour quatre heures ; il sauta dans un cab, je restai dans mon coupé ; il tira à droite, je tirai à gauche.

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