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Chapitre XV
Le Lion de l'Aurès III

- L'Arabe en était là de son récit, poursuivit Gérard, quand un bruit connu nous fit tressaillir tous.
C'était le rugissement d'un lion, – probablement celui que je guettais depuis huit ou dix jours.
Je sautai sur ma carabine Devismes ; Amida prit la seconde, qui m'a été donnée par le duc d'Aumale à son départ de Constantine.
Puis nous courûmes du côté où venait le rugissement.
Il se faisait entendre à une demi-lieue, à peu près. Nous comptâmes trois rugissements ; puis le lion se tut.
Nous ne nous approchâmes pas moins dans la direction du lion, direction indiquée parce triple grondement.
Quand nous eûmes fait un bon quart de lieue, nous entendîmes des cris d'Arabes et des aboiements de chiens.
Nous redoublâmes de vitesse, et nous tombâmes au milieu d'une troupe de gens armés menant on laissa des lévriers, des mâtins et jusqu'à des roquets.
Le lion venait de faire des siennes.
Il était entré jusque dans le douair voisin du nôtre ; il avait sauté dans l'enceinte où étaient parqués les troupeaux, et avait emporté un mouton.
Il tenait son dîner : voilà pourquoi il ne rugissait plus.
Ce n'était pas le moment de l'attaquer ; les lions : n'aiment pas à être dérangés dans leurs repas. Je recommandai aux Arabes de suivre sa trace, – toujours facile à relever quand c'est un mouton que le lion a enlevé, et je revins à ma tente...
A ces derniers mots, Gérard me regarda comme s'il s'attendait à une nouvelle interruption de ma part.
Mais j'étais aussi savant que lui sur ce fait de la trace toujours facile à relever, quand c'est un mouton que le lion a enlevé. On devine qu'il y a une tradition derrière le fait.
La voici.
Une tradition, naïvement racontée, en dit souvent plus sur un peuple que toute une longue histoire.
Malheureusement, n'est pas naïf qui veut.
Essayons.
Un jour, un lion causait avec le marabout Sidimoussa.
Si le lion est le plus puissant des animaux, le marabout était le plus saint des derviches.
L'homme et l'animal causaient donc de pair à compagnon.
- Tu es très fort, disait le marabout au lion.
- Très fort, oui.
- Quelle est la mesure de ta force ?
- Celle de quarante chevaux.
- Alors, tu peux prendre un boeuf, le jeter sur ton épaule et l'emporter ? demanda le marabout.
- Avec l'aide de Dieu, je le puis, répondit le lion.
- A plus forte raison, un cheval ?
- Avec l'aide de Dieu, je ferais du cheval comme du boeuf.
- Un sanglier ?
- Avec l'aide de Dieu, il en serait du sanglier comme du cheval.
- Et un mouton ?
Le lion se mit à rire.
- Parbleu ! dit-il.
Mais, au premier mouton qu'il emporta, le lion fut bien étonné de voir qu'il ne pouvait le jeter sur son épaule, comme il le faisait d'animaux beaucoup plus forts, et qu'il était obligé de le traîner.
Cela tenait à ce que, dans son orgueil, il avait oublié de dire, à propos du mouton, – qui lui paraissait une trop petite proie pour se gêner avec elle, – ce qu'il avait dit du sanglier, du cheval et du boeuf : « Avec l'aide de Dieu ! »
Or, Dieu n'aidant pas le lion à l'endroit des moutons, le lion est obligé de les traîner et de prouver par son impuissance cette grande vérité que toute force vient de Dieu.
- J'étais donc sûr, reprit Gérard, quand je lui eus montré que je connaissais la tradition, j'étais donc sûr qu'on trouverait la trace, non pas du lion, mais du mouton qu'il avait été obligé de traîner.
A peine étais-je rentré sous ma tente, que le propriétaire du mouton arriva tout essoufflé, et me raconta comment la chose s'était passée.
Il avait suivi la trace du lion pendant une demi-lieue, à peu près, mais n'avait pu aller plus loin.
Cependant, comme, pendant cette demi-lieue, ses renseignements étaient précis, j'en profitai pour donner des ordres à mes deux quêteurs, heureusement fort habiles, les traces étant toujours bien autrement difficiles à suivre l'été que l'hiver.
Il fut convenu que, le lendemain, à la pointe du jour, ils se mettraient à la besogne.
Ils étaient Arabes tous deux, tous deux âgés de trente à trente-cinq ans, vigoureux, adroits, rusés, de véritables enfants du Tell.
L'un se nommait Bilkassem, l'autre Amar Ben-Sarah.
Ils se partagèrent la besogne : Bilkassem prit l'animal à sa sortie du douair, et Amar Ben-Sarah à l'endroit où le propriétaire du mouton avait perdu sa trace.
Bilkassem, à une demi-lieue du douair à peu près, retrouva la peau du mouton. Le lion est un animal fort délicat ; il ne mange pas la peau des animaux, ni les pieds, ni les mains des hommes, parce que c'est surtout aux pieds et aux mains que l'on reconnaît le caractère supérieur de l'homme.
Arrivé à la fontaine, Bilkassem trouva une brisée d'Amar Ben-Sarah ; il n'avait pas besoin d'aller plus loin : son camarade était sur la trace, et il le connaissait trop bon limier pour la perdre.
Bilkassem revint donc à la tente et me fit son rapport. Pendant ce temps, Ben-Sarah suivait le lion.
Vers midi à peu près, Amar Ben-Sarah rentra à son tour. Le lion était rembûché dans un fort. L'Arabe avait décrit un cercle d'un millier de pas de circonférence, il s'était ainsi assuré du lieu où il était.
C'était à trois kilomètres du douair.
J'étais fixé : selon toute probabilité, notre rencontre aurait lieu le jour même.
La journée s'écoula. J'étais en proie à cette fièvre et à cette émotion dont je vous ai parlé. Il me fut impossible de manger, de lire ou de m'occuper de quelque chose que ce fût.
Un peu avant le coucher du soleil, je sortis.
C'est l'heure où les Arabes qui ont un lion dans leur voisinage restent invariablement chez eux. Depuis le moment du crépuscule jusqu'au lendemain, un Arabe qui a entendu le rugissement du lion a la plus grande répugnance à mettre le pied dehors.
C'est, au contraire, l'heure que je choisis, par cette même raison que c'est celle où le lion s'éveille, se met en quête, et chasse.
Lorsque j'arrivai à l'endroit désigné par Amar Ben-Sarah, j'avais encore un quart d'heure de jour, à peu près, et je pouvais étudier le paysage.
C'était à l'entrée d'une gorge étroite des monts Aurès ; les deux versants et même le fond de la gorge étaient très boisés, couverts de pins, de sapins et de chênes dont la feuille est semblable aux feuilles de houx. Des rochers nus, encore brûlants de la chaleur du jour, sortaient du milieu de cette verdure, comme des ossements d'un géant mal enterré.
Nous nous enfonçâmes dans la gorge. Ben-Sarah me servait de guide.
Il traînait derrière lui une pauvre chèvre, destinée à servir d'appât au lion, et qui faisait toute sorte de difficultés pour nous suivre.
A une cinquantaine de pas de l'endroit où était rembûché l'animal, se trouvait une clairière : je la choisis, comme, dans un duel, on choisit l'endroit où le combat doit avoir lieu.
Amar coupa un petit arbre, en fit un piquet, le planta au milieu de la clairière et y attacha la chèvre, en laissant à sa corde un mètre et demi de jeu, à peu près.
Pendant qu'Amar Ben-Sarah accomplissait cette opération, nous entendîmes un bâillement prolongé à cinquante ou soixante pas. C'était le lion, encore mal éveillé, qui nous regardait et qui bâillait en nous regardant.
Les cris de la chèvre l'avaient tiré de son sommeil.
Il était tranquillement assis au pied d'un rocher, passant sa langue sanglante sur ses lèvres épaisses.
Il était magnifique de calme et de mépris pour nous.
Je me hâtai de renvoyer mes hommes, qui n'en furent pas fâchés, et qui prirent un poste à deux ou trois cents pas en arrière de moi. Amida seul avait insisté pour me tenir compagnie.
J'examinai bien les localités.
Un ravin me séparait du lion. La clairière pouvait avoir quarante-cinq pas de circonférence, quinze, par conséquent, de, diamètre.
J'étais seul.
Il s'agissait de me choisir un poste.
Je me plaçai sur la lisière du bois. J'avais ainsi la chèvre entre le bois et moi.
La chèvre était à sept ou huit pas ; le lion à soixante, à peu près.
Pendant que je faisais tous mes petits arrangements, le lion avait disparu ; il n'y avait donc pas de temps à perdre pour me préparer à le recevoir, il pouvait me tomber sur le dos d'un moment à l'autre.
Un chêne m'offrait ce que je cherche toujours en ce cas, – un appui.
Je coupai celles des branches inférieures qui eussent pu gêner mes mouvements ou ma vue, – et je m'assis appuyé à son tronc.
A peine venais-je de m'asseoir, que je m'aperçus, aux inquiétudes de la chèvre, que quelque chaos se passait près de nous.
La chèvre tirait de mon côté la corde de toute sa force, tout en regardant du côté opposé.
Je compris que le lion avait fait une courbe pour gagner le ravin, et se rapprochait de nous, invisible et suivant le pli du sol.
Je ne me trompais pas. Au bout de dix minutes, j'aperçus sa tête monstrueuse au sommet du ravin, qui m'avait d'abord séparé de lui, puis ses épaules, puis tout son corps.
Il marchait lentement, mal éveillé encore, et les eux à demi fermés.
Le lion est très dormeur et très paresseux.
Arrivé au sommet de la berge, il se trouvait à peu près à sept pas de la chèvre et à quinze pas de moi.

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