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Chapitre XVI
Les Courses d'Epsom III

Vous êtes-vous débrouillés, chers lecteurs, dans ces courses où je viens de vous conduire à grandes guides ? avez-vous pu y voir quelque chose à travers la poussière ? avez-vous embrassé ce gigantesque ensemble avec ses mille détails ?
A peu près ?... – Tant mieux ! c'est plus que je n'osais espérer.
Eh bien, avant de quitter Londres, je veux vous parler encore de deux choses que j'y ai vues pendant le voyage dont je vous raconte quelques épisodes, – deux choses qui m'ont particulièrement frappé, l'une grandiose, l'autre bouffonne, mais chacune, dans son genre, marquée au plus haut degré du cachet britannique.
Sautons comme toujours dans un cab, et gagnons le chemin de fer de London-Bridge ; en vingt minutes il nous conduira à Sydenham, c'est-à-dire jusqu'au palais de cristal.
Le palais de cristal est à Londres ce que l'arc de triomphe est à Paris.
De quelque côté que l'on se tourne, on le voit toujours.
Sans compter que, lorsqu'on en approche, il vous écrase par sa masse, et qu'alors on ne voit plus que lui.
Le palais de cristal de Londres mérite complètement son titre : il n'a pas, comme le nôtre, des prétentions à l'architecture ; son fronton n'est point sculpté ; son porche ne repose pas sur les colonnes d'Ionie ou de Corinthe.
C'est un bâtiment en vitres et en fer, une gigantesque cage de verre, et pas autre chose.
Mais une cage de verre d'un quart de lieue de long et de cent cinquante pieds de haut.
Tout ce qu'il y a de parties opaques est peint en bleu clair.
Il n'y a rien d'artistique dans tout cela ; mais l'industrie, portée à ce degré, est la soeur de l'art.
Puis, une fois entré dedans, l'art vous attend derrière la porte ; il va vous prendre, vous envelopper, vous étreindre.
Je ne parle pas des machines, des porcelaines, des verreries, des voitures, des coutelleries, des châles, des percales, des madapolams, des popelines, toutes choses fort intéressantes pour certaines organisations, mais fort fastidieuses pour moi. C'est là de l'industrie, et non pas de l'art.
Mais ce qui est de l'art, et du plus beau, du plus pur, du plus élevé, ce sont les différents musées à travers lesquels on passe.
Un des caractères des spéculations du peuple anglais, c'est l'utilité ; – ajoutons qu'il est essentiellement classificateur.
En France, nous eussions tout mis dans le même musée, – en séparant peut être le tout en salles égyptiennes, grecques, romaines, etc., etc.
Là, on a tout fait revivre, excepté les hommes ; – et encore, à leur défaut, y trouve-t-on leurs statues.
Nous ne craignons pas de dire que le palais de cristal est le musée le plus complet qui existe.
On y entre trois mille ans avant le Christ, on en sort en même temps que nos contemporains.
La première salle est égyptienne. L'Isis égyptienne est la mère des nations ; – au delà de son voile, tout est ténèbres.
L'Angleterre, qui est la maîtresse de l'Inde, n'a rien osé nous donner des antiquités de l'Inde.
La première salle commence au modèle du temple d'Aboo, près de Thèbes, aux statues d'Aménophis, aux figures gigantesques de Rhamsès le Grand.
Ces colonnes, peintes d'hier, ce sont celles du temple de Karnak rendues à leur lustre primitif.
Ces deux autres colonnes cannelées, sans fût ni chapiteau, soutiennent le tombeau de Béni-Hassan.
Ces bas-reliefs sont tirés du grand temple de Rhamsès III.
De la chambre égyptienne, on passe dans la chambre grecque.
Là est le Parthénon restauré tout entier, – avec la frise de Phidias peinte et dorée.
Quand les mutilations de lord Elgin n'auraient servi qu'à cela, on les lui pardonnerait.
Cette chambre est peuplée d'un monde de statues.
Tout ce que l'art merveilleux de la Grèce nous a légué pendant une période de trois cents ans, – bustes, statues, groupes, – tout est là. J'y ai retrouvé cette grande et douloureuse famille de Niobé, que je n'avais vue qu'à Florence.
Entre la Vénus Victrix, qui porte le premier numéro, et le buste de Magnus Décentius, qui porte le dernier, sont enfermés deux cent quinze chefs d'oeuvre.
De la chambre grecque, on passe dans la chambre romaine.
C'est une exhumation complète ; c'est une maison de Pompéi remeublée, – la maison de Diomède ou la maison du poète ; depuis le chien en mosaïque qui garde la porte, jusqu'au lararum où sont les dieux du foyer, atrium, cubiculum, impluvium, xistus, triclinium, balnium, vestiarium, culina, tout y est.
A chaque draperie qui se soulève, il semble qu'on va voir apparaître la matrone romaine avec sa longue stole, ou le sénateur avec sa toge ou son laticlave.
Restez une heure dans la salle romaine, et vous saurez la vie antique comme si vous étiez contemporain de Pline.
Là, vous trouvez l'art romain, dejà si loin de l'art grec ; Athènes donne le Parthénon ; Rome, le Colysée.
Le génie des deux peuples est là tout entier.
De Naples, on passe à Grenade ; de Pompéi, à l'Alhambra ; de l'impluvium du poète à la cour des Lions.
Entrez, chers lecteurs, les rois viennent d'en sortir ; la dernière arme d'Abou- Abd-Allah-Mohammed, dont nous avons fait Boabdil, est encore sur le seuil de marbre de la salle des Deux-Soeurs.
C'est tout bonnement une merveille que cette restauration avec ses fenêtres en verres de couleur, ses arabesques bleu, rouge et or, ses soubassements de porcelaine et son pavé de mosaïque.
Rien que cette cour des Lions et cette chambre des Deux-Soeurs valent le voyage, je ne dirai pas de Londres à Sydenham, mais de Paris à Londres.
Maintenant, chers lecteurs, il faut sortir par la porte de Ninive, traverser un jardin tout planté de palmiers, de bananiers, de lataniers, et passer, de l'autre côté du palais de cristal, dans la chambre byzantine.
Après la chute de Rome, c'est là que l'art expirant s'est réfugié : vous allez le retrouver sortant de terre avec la nouvelle Constantinople, que Justinien fait bâtir des ruines de l'ancienne, renversée par un tremblement de terre, et vous le suivez dans toutes ses phases, jusqu'à ce que les maîtres mosaïstes aillent bâtir le palais des doges à Venise, et le cloître de Montréal à Palerme.
C'est pendant la même période que grandit l'architecture arabe, que nous venons de quitter ; elle tombe presque en même temps. Mohammed II entre à Constantinople en 1453 ; Ferdinand entre à Grenade en 1492.
Il y a cette différence entre les deux événements, qua la prise de Constantinople par les Turcs nous donne la renaissance architecturale et littéraire, et que la prise de Grenade par les chrétiens exile la littérature et la science de l'Europe.
O dona Chimène, que tu avais bien raison d'en vouloir au roi don Alphonse d'occuper ton mari avec tant d'obstination à chasser les Maures de l'Espagne !
Cette renaissance que nous donne la prise de Constantinople par Mohammed II, vous pourrez la suivre à travers le moyen âge dans les salles florentines, – où rêve le Penseroso de Michel-Ange.
Quelle a pu être l'intention de Michel-Ange, cet homme qui mettait une intention partout, quand il a fait un chef-d'oeuvre de pensée et de rêverie, de la tête de ce misérable Laurent II, qui n'est connu que pour avoir laissé une empoisonneuse à la France et un tyran à la Toscane ?
Cherchez au milieu de tout cela, cher lecteur, si vous faites le même voyage que moi, ce voyage à travers les siècles, cherchez le David de Donatello, et son petit Saint Jean, – deux merveilles, – la dernière déjà populaire, du reste, à Paris.
On dit que Munich a quelque chose de pareil au gigantesque musée de Sydenham : j'irai à Munich.
Maintenant, au lieu des minces et maigres parterres dont est flanqué notre palais de l'industrie, le palais de cristal domine un immense jardin avec des bassins découpés et des statues fondues sur les modèles de Versailles.
Une machine hydraulique, destinée à faire monter l'eau, occupe une des deux tours.
Il en résulte des jets d'eau de cinquante ou soixante pieds.
Ce jardin est, à coup sûr, le paradis des fleurs ; je n'ai vu que le pré Catelan où elles soient jetées avec une pareille profusion.
Une partie de ce jardin, trop aride pour être soumise aux exigences du jardinage, a été laissée en désert avec ses flaques d'eau verdâtre et ses immenses rochers.
Seulement, comme les Anglais savent tirer parti de tout, ils en ont fait un spécimen de géologie.
De même que l'on a pu suivre l'art à travers les civilisations successives de l'Egypte, de la Grèce, de Rome, de l'Espagne, de Constantinople et de Florence, de même on peut suivre les créations successives des animaux antédiluviens à travers les différentes couches terrestres.
Ces animaux disparus, dont le gouvernement a fait tant de bruit chez nous, qui devaient être donnés à exécuter à Barye, comme une récompense accordée à ce grand génie, – je ne dirai pas méconnu, mais oublié, – et qui sont encore en projet dans le cabinet de M. le ministre de l'intérieur ou de M. le préfet de la Seine, une société particulière les a commandés à M. James Campbell, qui les a exécutés sur les modèles du professeur Ansted.
En Angleterre, ce n'est pas plus difficile que cela.
Il est vrai qu'on y a déjà dépensé de trente-cinq à trente-six millions, qu'on y dépensera bien encore de trente-cinq à trente-six autres millions ; mais enfin la chose s'achèvera.
En France, on n'aurait pas même l'idée de la commencer.
Hélas ! – l'Angleterre a bien raison de s'appeler la grande nation, surtout si la grande nation veut dire la forte nation !
Nous avions dîné dans l'intérieur même du palais de cristal, où un restaurant s'est établi, dont les quartiers de rosbif sont en proportion avec le monument ! et nous revînmes le soir à Londres, assez tôt pour aller voir un spectacle que l'on m'avait recommandé comme fort curieux : le juge Nicholson.
Quand vous vous promenez dans les rues de Londres, et que vous égarez votre oeil sur les murs, vous ne pouvez manquer d'apercevoir, parmi les affiches dont ils sont tapissés, un placard représentant une grosse figure rouge coiffée d'une énorme perruque, et, au bas de cette face joviale, ces mots : Juge Nicholson.
Vous demandez alors ce que c'est que le juge Nicholson.
Celui à qui vous vous adressez vous regarde d'un air étonné, et passe son chemin sans vous répondre.
Un Anglais étonné fait quelquefois : « Ho ! » s'il est très étonné, il fait « Ho ! ho ! » mais, si étonné qu'il soit il ne répond jamais.
Vous voulez savoir de quoi est étonné l'Anglais à qui vous demandez ce que c'est que le juge Nicholson ?
Il est étonné que vous ne connaissiez pas le juge Nicholson.
En effet, tout Londres connaît le juge Nicholson.
Je vous expliquerais bien ce que c'est que le juge Nicholson ; mais la façon dont l'Anglais manifeste son étonnement, sans songer à répondre à la question qu'on lui fait, est cause que je ne connais du juge Nicholson que ce que j'en ai vu.
Mais, enfin, ce que j'ai vu, je vais vous le dire.
Le juge Nicholson tient ses séances dans une misérable taverne du Strand, au fond d'une cour, au premier étage.
On monte à ce premier étage par un escalier de bois qui craque sous les pieds.
Arrivé dans la salle des séances, on trouve un petit théâtre en face duquel s'alignent, avec un passage au milieu, les banquettes des spectateurs- consommateurs ; – car il est bien compris, n'est-ce pas ? qu'on ne peut pas voir et écouter sans boire.
Au dossier de chaque banquette est adapté un récipient où le spectateur assis sur la banquette qui suit, pose, afin d'avoir la liberté des yeux et des mains, sa choppe de bière ou son verre de vin.
Autour de la muraille sont appendus, avec leurs longues perruques, les portraits des juges qui ont tour à tour rendu la justice avant le juge Nicholson, actuellement siégeant.
Au milieu de ces portraits est un tableau représentant lord Brougham, l'ancien chancelier, disputant nez à nez avec Punch, le Polichinelle anglais.
Un piano – l'indispensable piano des exhibitions anglaises – se fait entendre. La toile se lève, et l'on assiste à une suite de tableaux vivants dont tous les personnages sont des femmes.
Les tableaux vivants sont toujours les mêmes : – la Défaite des Amazones, les Femmes israélites sur les bords de l'Euphrate, Ariane abandonnée dans l'île de Naxos ; – ces dames sont plus ou moins belles, plus ou moins bien faites, voilà tout.
Une d'elles eût pu représenter Latone près d'accoucher d'Apollon et de Diane. Je ne sais pas comment le metteur en scène n'a pas profité de la situation : il faut qu'il soit bien maladroit.
Ces dames n'étaient point des statues coloriées : il était facile de s'en apercevoir à leurs mouvements et même à leurs paroles ; quelques consommateurs, pour lesquels elles avaient des bontés sans doute, échangeaient avec elles des gestes on ne peut plus familiers et des interpellations on ne peut plus expressives.
A Londres, la police ne se mêle qu'à la dernière extrémité des gestes et des paroles.
A huit heures demie, les poses plastiques prirent fin ; à neuf heures moins dix minutes, les consommateurs affluèrent, et, à neuf heures précises, un frémissement parcourant l'assemblée annonça l'approche du juge Nicholson.
En effet, l'escalier en bois craquait sous les pas de ce haut dignitaire.
Il fit son entrée au milieu des acclamations de la foule. Il était vêtu d'une longue robe noire, coiffé d'une immense perruque, et, sous ce costume, ressemblait, à s'y méprendre, au sénateur la Rochejaquelein ! Il salua avec dignité, alla s'asseoir devant une petite table surmontée d'un pupitre, et, d'une voix majestueuse et impérative, il demanda :
- Un verre d'eau-de-vie et un cigare.
Cette demande excita l'hilarité générale.
Deux avocats et un greffier entrèrent derrière lui. Les deux avocats prirent place à sa droite et à sa gauche, à des tables disposées d'avance.
Le greffier s'arrangea amicalement avec un des avocats pour partager sa table.
Chacun eut bientôt devant soi, sans avoir besoin de la demander, sa choppe pleine de bière.
On appela les causes.
Celle qui venait à son tour de rôle était une conversation criminelle.
Il va sans dire que plus la cause appelée est scandaleuse, plus le public se réjouit.
A certaines annonces, la joie va jusqu'au trépignement.
L'avocat général lut son réquisitoire.
En France, à la troisième ligne, les sergents de ville eussent mis la main sur l'avocat général et l'eussent mené à la salle Saint-Martin, d'où les gendarmes l'eussent conduit tout directement à la sixième chambre.
Mais, en Angleterre, où le mot shocking est à tout propos dans toutes les bouches, cela ne se passe pas ainsi.
Après l'exposé de l'avocat général vint l'appel des témoins.
Les quatre témoins qui furent entendus – un écrivain public, une portière, une marchande à la toilette et un cocher – étaient joués par le même artiste, artiste de talent, que l'on peut comparer à Henry Monnier.
Chacun d'eux, par la même bouche, venait faire, dans des termes qui réjouissaient au suprême degré l'auditoire, des dépositions qui ne laissaient aucun doute sur la culpabilité des prévenus.
Les témoins avaient vu et entendu, et si bien vu et entendu, qu'ils avaient retenu jusqu'aux gestes ; les gestes surtout étaient traduits avec une scrupuleuse fidélité ! Il y aurait eu, en France, dans le plus innocent de ces gestes, pour quinze jours de police correctionnelle.
Puis vinrent les plaidoyers des deux avocats, admirables charges de ce qui se passe au palais en pareille occasion.
Les avocats entendus, l'avocat général fit son réquisitoire et réclama l'application de la peine.
Après quoi, le juge Nicholson rendit son verdict.
Ces parodies des actualités judiciaires, qui sont poussées jusqu'à la plus extrême licence, amusent fort les Anglais, ou du moins les Anglais des classes secondaires : l'auditoire me parut composé en grande partie de commis de magasin, d'employés, d'étudiants, qui viennent faire là leur cours de droit.
On annonçait pour le lendemain, au bénéfice du juge Nicholson, une représentation extraordinaire.
Cette fois, il ne s'agissait pas moins que d'un procès fait à un garde à cheval, coupable d'avoir manifesté une admiration trop vive sur le passage de la reine...
Le prix d'entrée était de quinze francs.
Le programme détaillé du spectacle était affiché depuis huit jours sans que la police sans émût le moins du monde.
Il est vrai qu'il y avait un précédent : c'est le véritable procès fait, par Georges IV, à la reine Caroline, à propos de l'Italien Bergami ; mais au moins celui-là avait une excuse : il était sérieux !
J'aurais été assez curieux d'assister à cette excentric représentation. Par malheur, elle devait avoir lieu le samedi au soir, et il m'aurait fallu voir se lever à Londres l'aube grise et morne du dimanche... Je cours encore !

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