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Chapitre XVIII
Le Fléau de Naples II

Supposons, cher lecteur, que vous soyez depuis huit jours à Naples, et qu’ayant visité toutes les curiosités de la ville et de ses environs, vous ne vous promeniez plus que pour votre plaisir, pour rêver les yeux ouverts, pour vous faire bercer dans votre voiture, pour recueillir vos pensées, pour philosopher avec vous-même ou avec Dieu.
Il est probable qu’en sortant de l’hôtel, en traversant cette armée de mendiants, qui n’aura fait qu’augmenter de jour en jour et qui, maintenant, murmure quand on ne lui donne pas assez, menace quand on ne lui donne pas du tout, il est probable, dis-je, que vous criez à votre cocher de toutes les forces de vos poumons :
- En avant ! en avant !
Vous avez renoncé à l’italien ; vous avez proclamé bien haut votre ignorance de la langue ; à tout ce que l’on vous a dit de paroles mendiantes, vous avez répondu avec un accent féroce : Non capisco ! C’est votre seconde manière.
A Naples, l’étranger a trois manières, comme Raphal.
D’abord il donne aux douaniers, aux sentinelles, aux faquins, aux cochers de fiacre, aux mendiants. Première manière.
Ensuite, il répond à toute voix qui l’implore, à toute main qui se tend vers lui, à tout chapeau qui le poursuit, a toute t relire qui sonne : Non capisco ! Seconde manière.
Enfin, il jure, tempête, tonne, lâche tous les gros mots qu’il sait, finit par emprunter le fouet du cocher et frappe. Troisième manière.
Vous, mon cher touriste ! – Permettez-moi de vous appeler mon cher : nous nous connaissons depuis dix jours ; à Naples, au bout de dix jours, on ne s’invite pas à dîner, on ne s’invite jamais à dîner, à Naples, mais on se tutoie.
- Vous, mon cher touriste, disais-je, vous n’en êtes encore qu’à votre seconde manière : Vous vous contentez donc de dire en français à votre cocher : « En avant ! en avant ! »
Le cocher part au galop ; puis, peu à peu, il ralentit son allure. En arrivant à l’entrée de Chiaïa, sous prétexte de file, n’y eut-il pas une voiture, il va au petit pas.
L’hôtel de la Vittoria dépassé, au moment où vos chevaux, en accomplissant la moitié du périple de la place, ont le nez tourné vers la grotte de Pouzzoles, votre voiture est tout à coup enveloppée, par une inexplicable manoeuvre stratégique, non pas de bouquetières comme à Florence, – ce qui aurait son côté agréable, quelques-unes de ces jolies industrielles le disputant de fraîcheur à leurs bouquets, – mais de sales bouquetiers, qui s’accrochent à votre voiture, montent sur les marchepieds, gravissent le siège de derrière et vous mettent leurs bouquets sur la gorge.
Ces bouquets, vous en avez acheté pendant quatre jours.
Le premier jour, vous les avez payés une piastre ;
Le second jour, un ducat ;
Le troisième jour, cinq carlins ;
Le quatrième jour, dix grains.
Puis, voyant que les fleurs étaient à si bon marché à Naples ce qui tenait à ce que les camélias avaient des tiges de fil de fer et à ce que les violettes ne sentaient rien, vous vous êtes dégoûté des fleurs ; puis, voyant que les fleurs vous poursuivaient vous avez fui ; puis, voyant que les fleurs couraient plus vite que vous, vous vous êtes pris à exécrer les fleurs, vous avez abominé, blasphémé, excommunié les fleurs !
C’est pourtant une bien charmante chose qu’une fleur, quand ce n’est pas un laid et sale bouquetier qui vous force de la prendre, mais que c’est une douce et blanche main qui vous la donne ; quand elle garde, mêlée à son odeur, celle de l’haleine qui l’a effleurée, et quand elle vous apporte un baiser caché dans ses discrets et suaves pétales.
Eh bien, encore un désenchantement : au bout de quatre jours de Naples, vous êtes dégoûté des fleurs. Pourquoi cela ? Parce que c’est la hideuse mendicité qui vous les présente.
Oh ! soyez tranquille : qu’une fée vous transporte dans une prairie de la Touraine, dans un herbage de la Normandie ou le long d’une haie de la Vendée, et vous verrez avec quelle joie enfantine vous ferez un bouquet de marguerites, de boutons d’or et de pervenches.
Vous échappez aux bouquetiers, et vous continuez votre route : vous passez à Mergellina, au milieu d’une haie de mendiants ; mais vous fermez les yeux pour ne pas les voir, et il leur est heureusement impossible de vous suivre, car votre voiture va vite en roulant sur le terrain plat : d’ailleurs, c’est le quartier des estropiés.
Mais, à la villa Barbaïa, là route monte : votre cocher met ses chevaux au pas.
Tout est un prétexte de mettre ses chevaux au pas pour le cocher napolitain : la route monte, la route descend, la route est pavée, la route est sablée, la route tourne. C’est toujours :a faute de la route, jamais celle des chevaux.
A l’instant même sort des excavations de la montagne un peuple de troglodytes.
Ce sont des enfants de l’âge de trois ans à l’âge de douze.
Les plus jeunes, de trois à cinq ans, font semblant de pleurer.
Les autres, de cinq à sept ans, vous crient qu’ils n’ont pas mangé depuis la veille.
Les autres, de sept à neuf ans, jouent des castagnettes avec leur menton.
Les plus grands enfin font la roue.
Ceux qui n’ont ni talent musical, ni talent gymnastique, crient, les uns : « Vive Garibaldi ! » les autres : « Vive Cialdini ! » afin que toutes les consciences soient satisfaites, toutes les opinions représentées.
Il vous prend des envies terribles de descendre de votre voiture et d’assommer au moins un de ces gaillards-là. Ce n’est plus la philanthropie qui vous retient sur vos coussins, c’est la crainte du châtiment : si la peine de mort était abolie, vous risqueriez les galères.
Enfin vous passez.
Tout va bien jusqu’au haut de la montée, au commencement de la descente, à un tournant de la route une maison est cachée et comme en embuscade avec sa porte ouverte.
C’est un relais desservi par des petites filles.
Celles-là ne peuvent pas faire la roue ; elles vous appellent altesse, et la dame qui est avec vous, si une dame est avec vous, belle princesse.
Cela va en descendant. Vous criez à votre cocher :
- Au galop !
Vous laissez derrière vous toute cette marmaille en haillons qui vous a gâté une des plus belles vues de Naples, celle du golfe de Pouzzoles, depuis Nisida jusqu’au cap Misène, vu du haut du Pausilippe.
Votre cacher ralentit la course de ses chevaux : défiez-vous !
Une excavation s’ouvre à votre gauche, une espèce d’ermite en sort. Ce bon ermite a une très mauvaise réputation ; quand la nuit est venue et que la route est solitaire, il aime, dit-on, à voir l’heure qu’il est à la montre des voyageurs et à s’assurer de la somme qu’il y a dans leur bourse.
Il vient simplement se mettre en travers de la route.
Les trois premiers jours, vous lui avez fait l’aumône ; mais, grâce aux mauvais renseignements que vous avez eus sur son compte, vous vous contentez de dire au cocher :
- Fouettez vos chevaux !
Le cocher vous obéit à regret. Les cochers napolitains ont un grand faible pour leurs compatriotes mendiants, par la raison que c’est aux voyageurs, et non pas à eux, qu’ils demandent l’aumône.
Le bon ermite, qui ne veut pas être écrasé, se dérange en grommelant. Si vous devez repasser devant son ermitage à nuit close, ayez soin de vous munir d’un bon revolver.
Cent pas plus loin, vous êtes arrêté par la vue d’une planche peinte en blanc, avec des caractères français. Ces caractères français présentent deux lignes dont voici le texte :

                    Grotte de Séjan conduisant à l’écueil de Virgile

Ceci est une affaire entre l’autorité et nous.
Comment, dans Naples, la ville des savants, les savants ne sont-ils pas assez sachants pour savoir que cette grotte est tout simplement celle qu’a fait percer Lucullus pour aller d’un côté à l’autre de la montagne, de sa villa du Pausilippe à son île de Nisida, et que Séjan, le ministre de Tibère et son gendre de la main gauche, n’a jamais rien eu à faire avec ce tunnel percé par la main magnifique du vainqueur de Mithridate ?
Voilà pour la première ligne : Grotte de Séjan.

                    conduisant à l’écueil de Virgile

L’artiste en calligraphie qui a orné la planche de ces magnifiques majuscules a traduit scuola par écueil ; libre à lui mais encore une fois, j’en appelle à l’autorité : on vous promet l’écueil de Virgile, vous croyez que vous allez voir un rocher où l’auteur de l’Enéide a fait naufrage, soit au retour du voyage de Brindes, soit au retour du voyage d’Athènes, et l’on vous montre un de ces bancs circulaires auxquels les anciens donnaient le nom d’écoles, parce que trois ou quatre bavards qu’on appelait des philosophes y étaient écoutés par une douzaine de niais que l’on appelait des disciples.
Dans une ville érudite comme Naples, de pareilles énormités ne devraient pas être tolérées. C’est bon pour la France, où la chose est de notoriété publique ; à Naples, les Français sont tous des ignorants.
De Lucullus, qui a fait percer la voûte, ou de sa maison, pas un mot.
Si vous parliez de la maison de Lucullus aux deux cicerones qui vous montrent la grotte de Séjan, il est probable qu’ils vous répondraient ce que répondit un Francfortais, que je priais de me montrer la maison de Goethe :
- Monsieur, je ne la connais pas ; il est probable que c’est une maison qui n’existe plus ou qui a fait faillite.
Encore une face de la mendicité ; seulement, celle-ci est plus grave, attendu qu’elle se produit avec garantie du gouvernement, pour la plus grande béatitude de deux drôles ignorants et paresseux.
Nous demandons au ministre de l’instruction publique de donner cette satisfaction à la science, de changer l’inscription de la voûte en question, et, au lieu de ces mots inscrits sur la planche : Grotte de Séjan, conduisant à l’écueil de Virgile, de mettre ceux-ci : Grotte de Lucullus, conduisant à un banc circulaire appelé vulgairement, mais sans aucune preuve, l’école de Virgile.

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