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Chapitre III
Une Chasse aux éléphants II

- Sans indiscrétion, demandai-je interrompant de nouveau le narrateur, puis-je savoir ce que c'est que des appos ?
- Ce sont les nègres de confiance que les étrangers, soit Français, soit Hollandais, soit Anglais, attachent à leur service particulier.
- Très bien ; continuez.
- 0a ne vous ennuie pas ?
- Je trouve que l'exposition traîne un peu.
- Oh ! je ne suis pas si savant que vous en fait de mise en scène. D'ailleurs, si vous voulez éteindre la bougie, soufflez dessus.
- Non pas, peste ! mon cher, je ressemblerais au provincial qui avait fait le pari de traverser pieds nus le Grand bassin des Tuileries, qui était gelé.
- Oui, connu : arrivé à moitié chemin, il aima mieux revenir sur ses pas que d'aller jusqu'au bout.
Mais vous n'êtes pas à moitié, vous, il s'en faut ! – N'importe, allez, allez !
- Laissez-moi faire ma cigarette.
Horace roula une pincée de tabac jaune et parfum dans un petit carré de papier, se pencha pour le mettre en contact avec la flamme de la bougie, en tira, pour s'assurer que la cigarette était bien allumée, trois ou quatre bouffées de fumée, et continua :
- Le rendez-vous était pris pour le lendemain matin, à six heures. A Ceylan, il faut vous dire, mon cher, que le soleil est d'une ponctualité désespérante : il se lève à six heures du matin, il se couche à six heures du soir, jamais plus tôt, jamais plus tard ; seulement, il s'allume comme un éclair, et s'éteint de même. Il n'y a ni aube ni crépuscule.
Ainsi, vous vous promenez à Galeface, – c'est le Corso de l'endroit – au milieu d'une conversation commencée en plein soleil, arrive l'obscurité ; vous aviez commencé une phrase au grand jour, vous l'achevez qu'il est déjà nuit close. On dirait que le bon Dieu en a assez ; il éteint la lampe, et tout est fini !
Le lendemain, à six heures moins dix minutes, j'étais prêt.
A cinq heures, j'avais appelé mes domestiques, qui étaient entrés aussitôt, et m'avaient aidé à m'habiller.
Dans l'Inde, les domestiques se couchent tout vêtus, – en supposant que le costume qu'ils portent les vête, – sur des nattes, dans le couloir, en travers de la porte. On n'a qu'à les appeler, ils secouent les oreilles, et sont prêts.
Mon cheval tout sellé, et avec son harnais de voyage, piaffait à la porte. Un de mes appos le tenait par la bride, les deux autres attendaient, les mains vides. Mon équipement de chasseur était préparé chez sir Williams.
Nous traversâmes le fort, habité par les négociants blancs, – qui n'y ont, pour la plupart, que leurs magasins et leurs bureaux. – Nous passâmes sous une voûte formée par les fortifications ; nous côtoyâmes le port, et nous entrâmes dans le Peltah.
C'est la ville, c'est Colombo.
Colombo est habitée par les noirs Singalis, par les Malabars et par les Portugais.
Voulez-vous savoir ce que c'est que tout cela, ce que cela fait, d'où cela vient, comment cela s'habille ?
- Je crois bien, que je veux le savoir !
- Bon ! en trois mots, cela va être dit, et vous les connaîtrez comme si vous les aviez vus.
Les Singalis sont les naturels du pays ; ils forment presque toute la classe bourgeoise. Les Malabars viennent chaque année se louer pour travailler à la terre, pour être portefaix, rarement domestiques : c'est le même métier que font les Corses, traversant le bras de mer qui les sépare de l'Italie, allant faire la moisson à Lucques, et rapportant chez eux les trois quarts de leur salaire.
On paye les Malabars sept sous par jour, trois pence. Ils dépensent un sou, un penny ; – car on compte par monnaie anglaise ou indienne ; – ils dépensent un sou par jour à acheter du riz et à le faire cuire ; ils mettent toutes les vingt-quatre heures six sous de côté, et quand ils ont amassé quatre ou cinq livres sterling, ils retournent chez eux acheter une acre de terre, cultivent le riz, et sont propriétaires. Vienne un gouvernement constitutionnel, ils monteront d'un degré, et seront électeurs !
Les Portugais sont les dominateurs du pays.
Les Singalis ont pour costume une veste blanche ; sur la peau nue, un coupon d'étoffe blanche, roulée autour de la ceinture, et pendant jusqu'aux chevilles.
Les riches ont des sandales ; les pauvres marchent pieds nus.
La partie la plus originale du vêtement des Singalis est la coiffure. Les cheveux sont longs, retroussés à la chinoise comme ceux des femmes, roulés derrière en oignon, et retenus avec des peignes d'écaille près desquels les peignes des femmes de Séville sont des peignes miniature ; les plus hauts sont les plus élégants.
Cette coiffure est un tribut que payent les Singalis.
Les Portugais, commerçant en Chine et en rapportant des cargaisons tout entières d'écaille, ont trouvé commode de forcer les Singalis à porter des peignes. Les Singalis ont eu de la peine à s'y faire, mais aujourd'hui ils y sont habitués et trouvent cela charmant.
Le reste de l'accoutrement se compose d'une espèce de cerceau d'or, d'argent ou de cuivre qu'ils se passent dans le cartilage inférieur de l'oreille, et auquel ils suspendent toutes sortes de breloques. Sous ce poids inusité, une nouvelle beauté, fort appréciée des gens du pays, se crée : les oreilles se fendent d'un pouce et s'allongent de trois !
Ils vont nu-tête, malgré le soleil, dont la chaleur est, en moyenne, de quarante à quarante-cinq degrés. Il est vrai qu'ils ont un parasol fait d'une feuille de talipot, qu'ils tiennent à la main, et dont ils s'abritent la tête.
Le costume des Malabars se compose d'un turban, d'une ficelle et d'un chiffon de toile large d'un pied et long de trois.
Le turban ceint le front ; la ficelle, le corps ; à la ficelle s'attache, par devant, un des bouts du chiffon qui passe entre les jambes, va rejoindre la même ficelle par derrière, et s'y rattache de la même façon.
Chez les enfants, il n'y a que la ficelle.
Chez les enfants riches, elle est argentée.
Chez les enfants plus riches encore, elle est dorée.
Quant aux Portugais, ce ne sont point des Portugais : c'est le simple produit des blancs ou des blanches avec des naturels du pays et des Malabars. Ils vivent entre eux, se marient entre eux, et forment une race mulâtre détestant les blancs et méprisant les noirs, c'est-à-dire détestant leurs pères et leurs mères.
Toutes les maisons sont habitées par le commerce ; chaque maison est une boutique, un magasin ou un entrepôt.
Les propriétaires couchent dans ces boutiques, dans ces magasins, dans ces entrepôts.
Le reste de la population couche sous la véranda des maisons, c'est-à-dire sous la galerie extérieure.
Ceux qui arrivent trop tard, et qui ne trouvent pas de place, couchent sous la véranda du bon Dieu.
Toutes les petites industries se font au grand air, sous des bananiers, des cocotiers ou des palmiers.
Les pêcheurs y vendent leur poisson, les barbiers font la barbe, les cuisiniers y cuisent des galettes.
A six heures du matin, tout cela va, vient, crie, appelle, grouille, fonctionne.
Je pris sir Williams chez lui ; quatre ou cinq chasseurs m'y attendaient, d'autres devaient nous rejoindre sur la route.
On mit les munitions, réparties en portions égales, sur le dos de chacun de mes appos.
Chacun reçut, en outre, une de ces carabines à deux coups dont m'avait parlé sir Williams, et qui peuvent peser de douze à quinze livres.
En sortant du Peltah, on traverse un pont jeté sur une rivière splendide, large comme la Seine à Rouen ; puis on prend la rive droite, sur laquelle s'allonge le chemin de Caudée, tracé au milieu d'un sol rouge-brique.
La route côtoie la rivière à cent cinquante ou deux cents pas de distance. Cette route, ravissante de fraîcheur, est ombragée par des arbres magnifiques, bananiers, lataniers, mimosas, tulipiers, ravenalias, géants des tropiques qui balancent dans l'éther le plus pur leurs têtes empanachées, et se rejoignent en berceaux au-dessus des caravanes. Le long de leurs tiges montent comme des lianes, des liserons et des volubilis aux feuilles larges et abondantes, aux fleurs ardentes de couleur, d'un rouge de pourpre et d'un bleu de saphir. Tout cela vit de cette existence végétale si puissante dans l'Inde, où le roseau a la taille d'un peuplier, et où un figuier fait à lui seul, au bout de dix ans, une forêt de baobabs qui a ses volées de paons, ses bandes de singes, ses hordes de tigres et ses nichées de serpents, comme si elle datait de la création du monde.
Au bout du pont, nous avions rejoint quatre nouveaux cavaliers. Nous étions onze en tout. Chacun de nous avait trois, quatre ou cinq nègres ; notre troupe se composait de cinquante personnes à peu près.
Les chasseurs marchaient à cheval, ayant chacun un nègre à la tête et un nègre à la queue de son cheval.
Ceux de la tête faisaient semblant de tenir la bride, ceux de la queue faisaient flotter un foulard avec lequel ils chassaient les mouches.
Pas un n'avait l'idée de se servir de ce foulard pour lui-même ; jamais un nègre n'a chaud.
Au bout de deux lieues, que l'on fait en trois quarts d'heure, on arrive au temple de Bouddha. Ce temple est un des plus célèbres, possédant une des défenses de l'éléphant du dieu.
Or, la relique est d'autant plus précieuse, que les éléphants de Ceylan n'ont pas de défenses !
Le temple est une maison plus que simple, et qui 'appartient à aucun genre d'architecture.
Seulement, à côté du temple s'élève une coupole de plâtre blanchie à la chaux, représentant assez exactement un oeuf gigantesque coupé par le milieu et posé à terre.
Les portes sont murées, et le monument est entouré d'une espèce de trottoir sur lequel on jette des fleurs.
A la vue d'une caravane, quelle qu'elle soit, arrive le desservant du dieu, vêtu d'une robe jaune-serin ; sans barbe, mais avec des cheveux magnifiques rattachés par un immense peigne d'écaille.
Nos conducteurs nous apprirent que c'était un grand saint. Il avait fait voeu – voeu assez commun, du reste, – de laisser pousser en toute liberté l'ongle de son petit doigt.
L'ongle était arrivé à une hauteur de trois pouces, et, ne pouvant plus conserver sa forme, s'allongeait en tire-bouchon, la conque en dessus.
Le prêtre nous fit entrer dans le temple par une petite porte masquée. L'intérieur ressemble, quant aux peintures, à l'intérieur des tombeaux égyptiens.
Ces peintures représentent la vie de Bouddha.
En outre, la statue de Bouddha, sous la forme d'un grand coure en bois, de quinze ou vingt pieds de haut est offerte à l'adoration des fidèles. Elle est couchée dans une montre, la tête reposant sur un coussin en bois ayant l'air d'un tonneau.
Le tout est peint et verni.
Le prêtre nous affirma que non seulement ce coffre était le portrait de Bouddha, mais encore qu'il indiquait sa grandeur précise.
Un autre coffre, de moitié plus petit, représentait madame Bouddha.
Un troisième, de la même grandeur que le second, était l'effigie de Shiva.
Jusque-là, comme vous le voyez, il n'y avait rien de bien excitant pour l'imagination ; seulement, lorsque nous demandâmes au prêtre ce que signifiait l'oeuf gigantesque, sous la coque duquel il nous avait introduits, il nous répondit que c'était le tombeau recouvrant la fosse où est enterrée, à dix lieues sous terre, la dent de l'éléphant de Bouddha.
Aimant mieux le croire que d'y aller voir, nous donnâmes une roupie à l'homme, et, remontant à cheval, nous continuâmes notre route.

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