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Chapitre III
Une Chasse aux éléphants III

- Cette route, poursuivit Horace, est la même jusqu'à Postaye, seulement, au fur et à mesure qu'on s'éloigne de la ville et qu'elle se dépeuple d'hommes, elle se peuple d'animaux. De temps en temps, on voit, sur le bord du chemin, leur tête plate et jaune soulevée sur leurs pattes de devant, et dardant une langue de six pouces, d'énormes lézards connus sous le nom de guaïnas, qui regardent curieusement passer les voyageurs. On leur jette des pierres qu'ils évitent adroitement, quoique leurs mouvements soient lourds et leur fuite peu rapide ; le plus souvent même ils ne se donnent pas la peine de se déranger : ils tendent le dos, et les pierres y glissent comme sur un toit.
Des serpents s'enfuient à travers les herbes. Ceux-là étant plus malfaisants que les inoffensifs guaïnas, ne font pas courir, mais courent plus de dangers. A peine un nègre voit-il un serpent, qu'il se met à sa poursuite le rejoint et le tue, soit d'un simple coup de baguette soit en le prenant par la queue, en le secouant et en lui cassant l'épine dorsale d'un seul coup.
En arrivant dans l'Inde, j'avais eu, comme tous les étrangers, grand'peur des serpents, dont, avec sa prodigalité de créateur, Dieu a doté l'ancienne Serindis. Il y en a une vingtaine d'espèces à peu près, parmi lesquelles les plus dangereux sont le tippoo-lungo et le cobra-capella.
Je dis dangereux, pour obéir au préjugé général. A Ceylan, on ne se souvient pas, de mémoire d'homme qu'un blanc ait été mordu. Quant aux nègres, lorsqu'ils attrapent un coup de dent par hasard, ils disparaissent un instant, puis reviennent avec une compresse sur la blessure et mâchant une racine inconnue. Au bout de vingt-quatre heures, ils n'y pensent plus, et en sont quittes pour quelques taches blanches qui leur poussent sur le corps, – tout au contraire des Européens, auxquels, dans un cas pareil, la tradition dit qu'il pousse des taches noires.
J'ai été témoin de ce grand mépris qu'inspirent aux naturels du pays, et même aux étrangers qui habitent l'Inde depuis quelque temps, les reptiles les plus dangereux. Un jour, j'avais dîné à Malana-Kanda, chez ce même capitaine Williams avec lequel je cheminais en ce moment. Après le dîner, sa femme se mit au piano et nous chanta une cavatine de Rossini. A la huitième mesure, son mari lui dit : a Ne bougez pas. La chanteuse s'arrête, le capitaine prend une canne, l'introduit sous le piano, y donne un coup sec sur un objet qui ne rend qu'un bruit mat, et amène au bout de sa canne un cobra capella.
« - Ces diables de cobras, dit tranquillement le capitaine, ils adorent la musique.
Et sa femme continua son air, interrompu quelques secondes à peine par un événement qui, en Europe, eût mis une ville tout entière en révolution.
Vers deux heures de l'après-midi, nous arrivâmes à Postaye, notre première étape ; c'était jour de marché.
Le marché de Postaye se compose de riz, de café, natif, d'étoffes de Trinquemale et de bétel... Vous savez ce que c'est que le bétel ?
- Oui, c'est une feuille roulée.
- Qui présente une foule d'avantages : elle est âcre au goût ; elle enivre, rend les dents rouges, les fait tomber, et finit par abrutir celui qui a pris l'habitude de la mâcher !
Nous descendîmes à l'hôtel, nous laissâmes le soin de nos chevaux à nos nègres, nous commandâmes notre dîner, et, en attendant qu'il fût prêt, nous commençâmes de visiter la ville.
La première chose qui, en arrivant sur le marché, me frappa de la façon la plus désagréable, en ma qualité de musicien...
- Vous êtes musicien, vous ?
- J'ai fait jouer un opéra à Naples ; mais j'aimais trop la musique pour continuer à en faire, j'y ai renoncé. – Ce qui me frappait désagréablement, c'était une symphonie composée d'un hautbois monotone, fait d'un chalumeau de bambou traversant une noix de coco ; et d'un tambourin formé d'une peau de chèvre tendue sur une moitié de calebasse.
Je m'approchai. L'effet était si désagréable, que je désirai en approfondir la cause.
Deux hommes accroupis, instrumentistes et chanteurs à la fois, faisaient ce tapage enragé en se dandinant sur leurs jarrets.
Deux autres avaient posé à terre deux petits paniers en osier, de six pouces de diamètre à peu près, et pareils à nos paniers à fromage. Je pris d'abord ces espèces de bateleurs pour des marchands de pierres précieuses, rubis, saphirs, oeils de chat. Cette race foisonne dans l'lnde.
Vous allez voir que je me trompais.
Alors, toujours en chantant, et avec de très grandes précautions, l'un des deux hommes souleva le couvercle de son panier, et à l'instant, de même qu'un diable sort d'une boîte à surprise, un magnifique cobra-capella se dressa sur sa queue, commença de dandiner le haut de son corps, gonfla ses joues, – ce qui donna à sa tête l'aspect d'un fer de lance, – tandis que la figure d'un magnifique pince-nez se dessinait sur son occiput.
C'est là que le cobra-capella porte ses lunettes.
Puis le jongleur, tenant dans la paume de sa main le couvercle de son panier, commença de faire des passes pour magnétiser le serpent ; chaque fois que celui-ci essayait de s'élancer sur lui, il le repoussait d'un coup donné dans le museau, se servant de son couvercle comme d'un bouclier.
J'étais peu rassuré. Ce serpent demeurait la partie inférieure du corps enroulée dans le panier, sans doute pour sa commodité personnelle, rien ne l'y retenant.
J'émis l'idée – un mouvement de crainte me suggérait cette espérance – j'émis l'idée que la bête, ayant probablement les dents arrachées, était hors d'état de faire du mal aux spectateurs. Sir Williams repoussa cette opinion, qui était des plus erronées.
Pendant que le premier serpent se mettait en train, le second jongleur ouvrait le second panier, et mettait au jour un autre serpent qui ne différait du premier qu'en ce qu'il était d'un demi-mètre plus long. Celui ci eut à peine vu la lumière, qu'il s'élança, en le renversant, hors de son panier, et fit un ou deux bonds ; mais, recevant incontinent de son cornac un coup de couvercle dans le museau, il s'enroula comme pour prendre un nouvel élan. La menace était flagrante ; aussi, à cette vue, le jongleur donna-t-il à son chant une intonation plus criarde et plus lamentable, multipliant les passes, tandis que les instrumentistes redoublaient leur charivari.
La représentation se poursuivit sans accident ; mais, quand elle fut terminée, il s'agit de faire sortir de scène le second danseur. L'opération fut difficile, et dura bien cinq minutes. Le serpent montrait une répugnance visible pour son panier. Enfin, à force de passes, de coups de baguette, et de musique, le cobra-capella se décida à rentrer dans sa loge.
Je m'informai du moyen employé par ces impresarii pour recruter leurs artistes.
C'est bien simple.
Ils trouvent un serpent, lui chantent un air, lui présentent un sac, et le fourrent dedans.
Le danseur est engagé.
Depuis, je fus témoin d'une semblable capture.
Un jour, dans le jardin d'une maison que j'habitais, et qui confinait à un plan de cannelliers, véritable nid de serpents, j'aperçus un tippoo-lungo, de la plus belle taille.
J'envoyai chercher aussitôt un charmeur de serpents.
Celui-ci vint, et fourra l'animal dans le sac dont il s'était muni à l'avance.
Je dois dire que le magnétiseur double son fluide à l'aide d'un bâton avec lequel il se tient prêt à casser les reins de l'animal, au cas fort rare où le sujet serait rebelle au magnétisme.
Nous passâmes la nuit à l'hôtel, et, le lendemain, à la même heure que la veille, nous nous remîmes en route.
A six heures du matin, nous étions sur la route de Nuera-Ellia.
A la sortie de Postaye, nous quittâmes la grande route, et, après une heure de chevauchée, nous commencions à gravir le versant occidental de la chaîne de montagnes placée au milieu de l'île comme une arête dorsale sur un poisson. A son sommet le plus élevé, c'est-à-dire à huit mille pieds au dessus du niveau de la mer, est bâtie la ville de Nuera-Ellia.
Notre cortège, qui, ainsi que je l'ai dit, se composait de onze blancs et d'une cinquantaine de noirs, nègres ou malabars, s'allongeait indéfiniment ; car le chemin, depuis que nous avions quitté la grande route, allait toujours se rétrécissant, et finissait par être si exigu, que c'était tout ce que pouvait faire un homme à cheval que d'y passer. Cette économie d'espace tient à ce que ce chemin doit être fourni par les planteurs dont il traverse les plantations, et que les planteurs plantent le plus près possible des voyageurs.
Quand nous quittions les plantations, c'était pour entrer dans des espèces de jungles, du milieu desquels surgissent des roches nues, calcinées par le soleil et de la couleur de nos nègres ; puis, tout à coup, nous entrâmes dans de grands bois de talipots et d'iron-wood ; les talipots balançant leur cime magnifique à cent pieds du sol, et déroulant leurs feuilles de quinze pieds de long et de cinq de large, en forme de palmes et d'aloès ; les iron-wood bois de fer, détachant leur feuillage rouge pur, c'est-à-dire couleur de sang, sur le vert foncé des autres arbres.
J'ai rarement vu quelque chose de plus beau que cette route.
De cette espèce d'oasis, nous atteignîmes une colline boisée, ou plutôt que le feu était en train de déboiser. Ce feu avait été mis dans un but de défrichement, et faisait son oeuvre. Quand on veut brûler et, par conséquent, défricher une certaine quantité de terrain, on scie les arbres à deux pieds du sol, on les laisse sécher un ou deux mois sous l'action ardente du soleil, puis on approche une allumette de la première branche venue, et une, deux, trois, dix lieues de terrain s'enflamment comme un bol de punch !
Ajoutons ceci, que l'on a la précaution de pousser les arbres de façon à ce qu'ils tombent en laissant libres les deux côtés de la route.
La route était donc libre, et, comme, en traversant la mer Rouge, les Hébreux passaient entre deux murailles liquides, nous passions, nous, entre deux vagues ardentes.
Nous fûmes obligés de mettre nos montures au grand trot ; sans quoi, la chaleur eût été intolérable, et nous serions arrivés de l'autre côté, sinon rôtis, du moins cuits à point.
Tout à coup, en atteignant le sommet de la colline que nous gravissions, et qui forme un des contreforts les plus élevés de cette chaîne de montagnes qui traverse l'île, nous vîmes un singe traversant la route, puis deux, puis quatre, puis dix, puis toute une bande ; ils jetaient des cris lamentables, fuyant l'incendie, et sautillant sur leurs pattes rôties de tronc d'arbre en tronc d'arbre.
J'envoyai une balle au milieu de la bande, et des cris plus perçants que ceux que nous avions déjà entendus m'annoncèrent que j'avais touché un des sauteurs.
A l'instant, nos koulis s'élancèrent au milieu de la fumée.
- Chut ! qu'est-ce que vos koulis ?
- Les koulis sont les esclaves malabars qui travaillent la terre, ou qui se louent pour porter des fardeaux.
- Bien, me voilà renseigné.
- Nos koulis s'élancèrent au milieu de la fumée, mirent en fuite toute la bande, qui s'était arrêtée, sautillant autour du blessé comme des dindons sur une tôle rougie, et rapportèrent le malheureux animal.
Si jamais je regrettai un coup de fusil, c'est celui-là. J'ai eu le malheur de tuer un ou deux hommes en duel ; mon indifférence pour mes adversaires morts vient de l'impression profonde que me fit l'agonie de cette caricature de l'homme qu'on appelle le singe : mon blessé avait les deux cuisses de derrière traversées et cassées par ma balle ; la blessure, par conséquent, était mortelle, et il n'y avait pas moyen de le sauver. Eh bien, nul de nous n'eut le courage d'achever la pauvre bête, comme on achève un lapin ou un lièvre, pas plus moi que les autres, et, cependant, je ne suis pas bien tendre. Un des koulis, sur notre invitation, choisit donc une clairière moins embrasée que les autres, et y porta le blessé. Les amis du pauvre animal – ce qui prouve la supériorité du singe sur l'homme – ne s'étaient point éloignés, malgré ce qui venait de se passer, et semblaient se tenir à portée du blessé, pour lui prêter assistance ; ils accoururent aussitôt autour de lui, l'accueillant avec toutes sortes de gestes de satisfaction sur son retour, et de douleur sur son infortune.
Nous nous éloignâmes en toute hâte de cette scène de famille. Peut-être, au bout du compte, a-t-il guéri. Nos nègres prétendaient que les singes ont d'excellents médecins.
A tout prendre, il est possible que notre amour-propre se trompe en disant que c'est le singe qui est la caricature de l'homme, quand, au contraire, c'est l'homme qui serait la caricature du singe.

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