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Chapitre XX
Conspiration à ciel ouvert

Port de Castellamare, 5 septembre.

Je reprends à Castellamare mon récit, interrompu dans la rade de Naples. La surveille du jour où la réaction devait essayer de faire son petit coup d'Etat, un bateau à vapeur était arrivé avec pavillon garibaldien à sa corne, pavillon parlementaire à son mât de misaine.
C'était le Franklin, capitaine Orrigoni. Il ramenait une partie des prisonniers de Reggio.
Arrivé à dix heures du soir, Orrigoni était à six heures du matin à bord de la goélette. C'est une personnalité fort originale et dont je voudrais pouvoir vous tracer le portrait. Un jour où les événements seront moins pressés ou moins pressants, je me donnerai ce plaisir.
Consignons ici que c'est l'inséparable de Garibaldi. Quand Orrigoni n'est pas là, quelque chose manque à Garibaldi.
Orrigoni a suivi le général à Montevideo ; il en est revenu avec lui pour la campagne de 1848 ; il l'accompagnait dans cette douloureuse retraite où mourut Anita. Séparé un instant de lui, il le rejoignit à Tanger, repassa avec lui dans l'Amérique du Nord ; de l'Amérique du Nord, dans le golfe du Mexique ; du golfe du Mexique, à Lima. Il était près de Garibaldi dans cette glorieuse campagne de 1859, où chaque combat fut une victoire. Il est venu le rejoindre en Sicile, et le voilà avec lui en Calabre.
Brave Orrigoni ! j'ai jeté des cris de joie en le voyant : il me semblait qu'en me retournant, j'allais voir Garibaldi.
Mais non, Garibaldi était à Nicotera. Il remontait la Calabre, effaçant la trace des pas du cardinal Ruffo et forçant la liberté effarouchée à passer par le chemin qu'avait, cinquante ans auparavant, frayé le despotisme. C'est par Orrigoni que j'appris la mort de notre pauvre de Flotte, et cette triste nouvelle me brisa le coeur.
Il est si difficile de se figurer qu'une créature humaine qu'on a vue, cinq ou six jours auparavant, active, pleine d'intelligence, parlant, espérant, est devenue un cadavre inerte et muet, qu'on cherche toujours à se persuader que la nouvelle d'une pareille mort est fausse.
Par malheur, les détails étaient si précis, qu'il n'y avait pas à douter !
Orrigoni passa la journée avec moi. Il se trouva sur ma goélette avec Naples tout entier. Jamais roi n'a eu dans ses antichambres et ses salons une foule pareille à celle qui fait queue en bateau pour me serrer la main et m'embrasser.
Si Orrigoni avait voulu, il eût emmené le Franklin plus chargé encore qu'il ne l'avait amené ; tout le monde voulait partir avec lui ; chaque jour, je refusais trois cents volontaires.
Dans l'après-midi, le comité d'action m'envoya M.Agresti avec deux de ses membres. Ces messieurs venaient me parler d'un gouvernement provisoire à établir, en cas de fuite du roi de Naples, gouvernement provisoire duquel serait président M. Libertini et dont seraient membres Ricciardi, Agresti, etc., etc.
Je répondis que je n'avais pas mission de discuter de si hauts intérêts, mais que si, cependant, on me faisait l'honneur de me consulter, je répondrais que je ne croyais pas à l'urgence d'un gouvernement provisoire ; qu'il suffisait de nommer un prodictateur ; qu'à mon avis un seul homme était assez populaire pour garantir, en montant à ce poste élevé, la tranquillité de Naples, et que cet homme était Liborio Romano.
J'ajoutai que, comme je ne faisais rien en secret, j'écrirais dans la journée en ce sens au général Garibaldi. Cette réponse porta dans la députation un tel émoi, qu'un de ses membres partit en laissant à bord de l’Emma son chapeau, qu'il n'est jamais venu chercher depuis.
Une heure après le départ de ces messieurs, le secrétaire du frère Jean, que j'avais pris avec frère Jean lui-même, à Messine, que j'avais amené à Naples, à qui j'avais donné l'hospitalité de la table et du lit, vint me dire qu'étant choisi par le comité d'action pour porter un rapport à Garibaldi, il me priait de demander à Orrigoni son passage pour la Calabre.
Je me chargeai de la commission, croyant que c'était la chose la plus simple. Mais une des originalités d'Orrigoni est de regarder comme jettatore tout prêtre, tout frère de prêtre, tout cousin de prêtre, tout secrétaire même de prêtre.
« Dans l'état où est le Franklin, je n'embarquerais pas à mon bord le secrétaire du frère Jean, fût-il d'or massif ! »
Ce fut sa réponse. Il n'en voulut pas démordre. Je fus obligé de la transmettre au secrétaire du frère Jean, lequel quitta mon bord en me lançant son plus mauvais regard.
Mais, tout en refusant de prendre le secrétaire du frère Jean, Orrigoni acceptait un patriote napolitain de vingt-huit ans, exilé, Alexandre Salvati.
Salvati portait une lettre de moi au général.
Voici cette lettre :

« 25 août 1860.

« Ami,

« Je vais vous écrire longuement et vous parler d'affaires sérieuses ; lisez avec attention.
« Malgré le désir que j'ai de vous rejoindre, je reste à Naples, où je crois être utile à notre cause.
« Voici ce que j'y fais :
« Chaque nuit, une proclamation nouvelle est affichée ; sans appeler les Napolitains aux armes, ce qui serait inutile, elle les entretient dans la haine du roi.
« Chaque matin, les journaux viennent prendre le mot d'ordre ; c'est chose facile à donner, tous sont fanatiques de vous.
« Je me suis mis, à mon retour de Messine, en communication avec Salerne ; Salerne est excellente.
« J'ai été prévenu, au moment où Potenza s'est révoltée, que cinq mille Bavarois et Croates étaient envoyés avec le général Scotti pour comprimer l'insurrection.
« Je suis arrivé avant le général Scotti à Salerne ; j'ai pu aussitôt, par l'intermédiaire du docteur Wielandt, entrer en rapport avec les chefs montagnards. Je leur ai distribué cinquante fusils à deux coups et jusqu'aux carabines de mon équipage. Les défilés de la montagne ont été gardés ; Scotti et ses cinq mille Bavarois n'ont pu traverser le défilé qui conduit de Salerne à Potenza, et la Basilicate fait tranquillement son insurrection.
« Ce n'est pas tout : les Bavarois, voyant qu'ils ne pouvaient faire un pas dans la montagne sans risquer autant de coups de fusil qu'il y avait de buissons de rochers sur la route, m'ont fait proposer, moyennant cinq ducats par homme, de déserter avec armes et bagages.
« J'ai ouvert une souscription ; je me suis mis en tête pour cinq cents francs ; j'arriverai à réunir dix mille francs, je l'espère, c'est-à-dire le cinquième de la somme demandée ; si j'y arrive, je la donnerai comme acompte à nos Bavarois ; le reste sera payable à Messine.
« Un jeune homme de la ville, qui embauchait pour nous, a été dénoncé et condamné à recevoir cent coups de bâton ; cette exécution a exaspéré les Salernitains.
« Trois Bavarois, arrêtés au moment où ils désertaient, ont été fusillés.
« Cent cavaliers m'ont fait offrir ce matin de déserter avec leurs chevaux ; par malheur, je n'ai pour eux aucun moyen de transport.
« Nous disposons de Salerne et de dix mille hommes ; si Menotti, Medici, Turr ou tout autre veut y débarquer, je débarquerai le premier en parlementaire, et, au bout d'une heure, les soldats et la ville seront à vous.
« A défaut de Salerne, trop occupé en ce moment, on peut débarquer dans tout le Cilento ; toute cette côte est aussi bonne que l'autre ; celle d'Amalfi est mauvaise.
« Arrivons à Naples.
« J'ai reçu la parole d'un certain nombre d'officiers de ne pas tirer sur le peuple si on parvient à le remuer ; à la première chemise rouge qu'ils apercevront, ils passeront de votre côté.
« Mais voici le plus important :
« Liborio Romano, le seul homme populaire du ministère, est à votre entière disposition, avec deux de ses collègues au moins, à la première tentative de réaction que fera le roi.
« A cette première tentative, qui le déliera de son serment, Liborio Romano offre de partir de Naples avec deux de ses collègues, de se rendre auprès de vous, de proclamer la déchéance du roi et de vous reconnaître pour dictateur.
« Il a pour lui tout le peuple et les douze mille hommes de la Garde nationale.
« Si vous faites un débarquement dans le Cilento, dans le golfe de Policastro ou dans celui de Salerne, il répond d'effrayer tellement le roi, fort disposé, du reste, à s'effrayer, que le roi quittera Naples. Donnez-moi vos instructions écrites, elles seront suivies.
« M. Salvati, membre du comité garibaldien, part avec Orrigoni pour vous rejoindre. Parlez-lui de toute chose, excepté des propositions de Romano, elles sont entre quatre personnes seulement ; ne répondez donc qu'à moi sur ce sujet.
« Vous savez que, pour mon compte, je ne vous demanderai jamais rien qu'une permission de chasse dans le parc de Capo-di-Monte et la continuation des fouilles de Pompéi.
« Voulez-vous que tous les journaux, tous les artistes, tous les peintres, tous les sculpteurs, tous les architectes poussent un cri de joie ? Rendez un décret conçu en ces termes :
« Au nom du monde artistique, les fouilles de Pompéi seront reprises et continuées sans interruption, une fois que je serai à Naples.

                    « G. Garibaldi, dictateur.

« Vous le voyez, mon ami, je fais ce que je peux en publiant les grandes choses que vous accomplissez. Je vous loue parce que je vous admire, et je vous aime sans autre désir que celui d'être aimé de vous.
« Ai-je encore autre chose à vous dire ? Je ne crois pas. Me voulez-vous ?
Je pars. Croyez-vous avoir besoin de moi ici ? Je reste, quoique l'amiral français m'ait fait savoir qu'après ce que j'avais fait et ce que je faisais tous les jours, il ne pouvait pas me prendre sous sa protection.
« Je vous dirais de vous ménager si je ne savais pas que de pareilles recommandations vous font rire ; je me contenterai donc de vous dire que je prie pour vous le même Dieu que priait votre mère.
« Au revoir, mon ami ; prenez de mon coeur tout ce que j'en ai emporté en quittant la France.

                    « Alex. Dumas. »

« Orrigoni est parti dans la nuit du 25 au 26, emportant Salvati, lequel emportait ma lettre.
Suivons Salvati dans sa pérégrination, depuis le moment où il monte à bord du Franklin jusqu'à celui où il trouve le général. Puis nous verrons, tandis qu'il franchissait torrents et montagnes, ce qui se passait à Naples.

Le Franklin n'était pas au-dessus de la réputation de mauvais marcheur que lui avait faite son capitaine. A peine, le soir du 26, avait-il fait soixante milles ; on s'arrêta en mer pendant la nuit. les royaux longeaient la côte.
A la pointe du jour, on se remit en marche, et, vers midi, on accosta à San Lucido, près de Paola.
La révolution était faite à San-Lucido ; on y avait hissé le pavillon tricolore avec la croix de Savoie, et l'on y avait désarmé les gendarmes. Les victoires de Garibaldi y étaient connues ; mais on ne put pas dire à Salvati où se trouvait le général. Le comité vint à bord, on lui donna des nouvelles de Naples ; il en donna de la Calabre ; après quoi, l'on remit à la voile, et l'on continua de longer la côte en marchant du nord au sud.
On arriva au Pizzo, de sanglante mémoire. Là, on fut renseigné plus positivement sur le général. Il devait, disait-on, être à Catanzaro.
Salvati s'y rendit à l'instant même ; mais l'infatigable franchisseur de montagnes en était déjà parti pour Maïda. Salvati arriva à Maïda. Le général n'y était plus ; mais il l'avait quittée seulement cinq ou six heures auparavant.
Salvati continua son chemin et atteignit Tiriolo, où il ne trouva que Nino Bixio. Nino Bixio affirma à Salvati qu'en forçant sa marche, il rejoindrait le dictateur à Savaria-Manelli, où il devait se rencontrer et avoir un engagement avec le corps d'armée du général Ghio.
Salvati prit la route de Savaria-Manelli et y arriva, en effet, juste au moment où l'action s'engageait.
Garibaldi avait cerné les royaux de tous côtés. Ils s'étaient fortifiés dans une plaine en avant du village Savaria, de sorte qu'en arrivant de Tiriolo à Savaria, le général les avait eus devant lui. Alors, il les avait tournés par la montagne, laissant des hommes à lui sur toute une ligne de hauteurs, et revenant sur eux par le village de Savaria-Manelli.
Quand Salvati arriva à l'endroit où Garibaldi avait quitté la route, c'est-à- dire au sommet d'une montée, il put voir le général déboucher du côté opposé de la montagne et descendre vers le village. Arrivé à demi-portée de fusil avec son état-major, Garibaldi longea l'église. Alors les royaux firent feu, et les balles allèrent, tout autour de lui, cribler la muraille ; le général ne hâta ni ne ralentit le pas. Pas un seul officier de son état-major, pas un seul soldat de son armée ne riposta. Il portait une carabine-revolver en bandoulière sur son épaule et jouait de la main droite avec un pistolet revolver.
Il disparut dans le village. Au bout de dix minutes, il reparut à l'extrémité du village. Il s'était, de toute la longueur du village, rapproché des royaux. En apparaissant à l'entrée de la rue, il n'était plus qu'à une portée de pistolet de l'ennemi.
L'ordre fut donné sur toute la ligne de faire feu ; mais sa présence, son sang- froid, ce prestige qui l'accompagne produisirent leur effet accoutumé. Cavalerie, artillerie, infanterie, dix mille hommes à peu près, baissèrent leurs armes et se dispersèrent.
Vers quatre heures de l'après-midi seulement, Salvati put arriver près du général. Il le trouva dans la maison de Stocco, harassé, couché sur un lit.
Il s'approcha de lui et lui remit ma lettre. Garibaldi la lut deux fois ; puis il adressa à Salvati une série de questions sur l'état du peuple, sur l'opinion de la bourgeoisie et de la Garde nationale. Nul ne pouvait, sur tous ces points, donner de meilleurs renseignements que Salvati, qui était Napolitain.
Le général engagea celui-ci à retourner à Naples et à dire à don Liborio Romano d'entretenir le peuple dans les bons sentiments où il paraissait être, de le préparer au besoin à l'insurrection, mais de l'empêcher de rien faire de décisif avant qu'il arrivât.
« Surtout, répéta-t-il deux fois, pas de révolution armée dans les rues de Naples : cela a coûté trop cher à Palerme ! »
Alors il serra la main à Salvati en lui recommandant d'en faire autant de sa part à don Liborio et à moi.
Puis, en le quittant :
« L'homme que j'aimerais voir, lui dit-il, à la tête des affaires de Naples, c'est Cosenz. Aucun homme, autour de moi ne le mérite mieux que lui. Dites cela à Dumas et à Romano. Répétez au dernier qu'il doit faire tout ce qu'il pourra pour faire partir le roi ; mais pas d'émeute sans moi, ce serait trop dangereux. »
Cette recommandation faite, il donna à Salvati un laissez-passer et trois chevaux pour retourner au Pizzo.
Salvati partit, arriva sans accident au Pizzo, donna ses trois chevaux, dont il n'avait plus que faire, au colonel Auguste Marico ; après quoi, n'ayant point d'autre voie pour revenir à Naples, il prit une barque avec six rameurs et se rendit à Messine en longeant la côte. C'était le 2 septembre.

La veille du jour où devait éclater le petit complot de la réaction, le jour même où la lettre du comte de Syracuse avait paru, le prince m'avait envoyé M. Testa, son médecin, pour me dire qu'il n'avait point oublié nos relations de 1835 et qu'il serait enchanté de me revoir.
Je lui fis répondre que, s'il voulait me faire l'honneur de venir à bord de l’Emma, il y serait doublement le bienvenu, et comme ami et comme patriote.
Le lendemain, le prince abordait.
Nous nous embrassâmes en nous revoyant ; le prince me regarda et se mit à rire.
« Eh bien, me demanda-t-il, que penses-tu de la position ?
- Je pense que, si Votre Altesse avait accepté la proposition que je lui ai faite il y a quinze ans, elle eût épargné bien du sang à la Sicile et à Naples ; et bien des malheurs à sa maison.
- C'est vrai, me dit-il ; mais qui pouvait prévoir tout ce qui arrive !
- Un prophète ou un poète.
- Maintenant, poète ou prophète, que me conseilles-tu de faire ?
- Je conseille à Votre Altesse... »
Il m'interrompit en haussant les épaules.
« Est-ce qu'il y a encore aujourd'hui des princes et des altesses de la maison de Bourbon ? Nous sommes tous condamnés, mon cher Dumas ; nous roulons sur la pente irrésistible ; Louis XVI nous a montré le chemin de l'échafaud, Charles X la route de l'exil ; heureux ceux qui en seront quittes pour l'exil !
- Eh bien, alors, mon cher prince, puisque vous en êtes arrivé à ce degré de philosophie historique, pourquoi restez-vous à Naples ?
- Parce que, jusqu'aujourd'hui, j'ai cru pouvoir lutter contre la réaction ; aujourd'hui, je sens mon impuissance et je me retire.
- Vous le pouvez, vous avez lancé votre flèche.
- Que dis-tu de ma lettre ?
- Je la trouve d'autant plus cruelle qu'elle est d'une implacable vérité.
- Tu connais Liborio Romano ?
- Depuis trois jours seulement ; mais, depuis trois jours, il est mon ami.
- Tu choisis bien tes amis ! C'est le seul homme de Naples. Préviens-le de se tenir sur ses gardes.
- De votre part ?
- Si tu veux. »
Puis nous parlâmes de Paris, où nous nous étions revus cinq ou six fois entre nos deux entrevues politiques ; des jours de notre jeunesse perdus, que sais- je ! Le prince était triste et distrait. Tout à coup, il revint à notre première conversation.
« Tu me conseilles donc, toi aussi, de partir ?
- Oui, prince.
- Ainsi, je ne puis être bon à rien en restant ?
- Qu'à inspirer de la défiance à tous les partis.
- C'est bien, je reviendrai te revoir demain. »
Il se leva, m'embrassa une seconde fois, descendit dans la barque qui l'avait amené, la première venue prise au port, et se rendit à bord de l'amiral sarde.
Disons ce qui s'était passé pendant la même journée où le comte Syracuse était venu me faire une visite.
Un second bâtiment parlementaire était arrivé, apportant cent soldats et trente officiers prisonniers.
Avec son tact admirable, Garibaldi comprenait l'effet que produisaient sur les Napolitains ces preuves visibles de la défaite des royaux.
Le bâtiment garibaldien était le Ferruccio, capitaine Orlandini.
J'avais connu le capitaine Orlandini tout enfant, à Florence, en 1840. J'y habitais la maison d'une de ses tantes, via Rondinelli.
Nous avions tous deux un égal désir de nous voir, quoique j'ignorasse ce détail ; mais j'aspirais à avoir des nouvelles du général.
J'envoyai mon canot l'inviter de ma part à venir déjeuner à bord de l’Emma. Il accepta ; une heure après, il était à bord.
Orlandini avait quitté le général à la hauteur du Pizzo, continuant sa marche sur Naples.
Il comptait repartir dans la journée.
« Restez, lui dis-je ; je vous ferai voir ce soir des choses dont vous ne vous doutez pas et que vous reporterez au général ; ces deux mots : J'ai vu ! valent mieux que la plus longue lettre. »
Il me promit de rester jusqu'à minuit et retourna à son bord pour veiller au débarquement de ses prisonniers.
A peine était-il remonté sur le Ferruccio, qu'un jeune officier de vingt-cinq à vingt-six ans, blond, et une figure douce quoique avec des yeux résolus, montait l'échelle de l’Emma.
Il avait, prétendait-il, quelque chose de particulier à me dire. Nous allâmes nous asseoir sur le tillac, où était déjà assis un Napolitain que le père Gavazzi m'avait prié de recevoir à mon bord avec un de ses camarades ; tous deux, m'avait dit le père Gavazzi, étaient des déserteurs, qui voulaient prendre du service dans l'armée de Garibaldi et qui craignaient d'être arrêtés.
Nous ne fîmes pas autrement attention au déserteur napolitain, et, quand nous fûmes assis, je priai le jeune officier de m'expliquer le but de sa visite.
« Je suis anglais, me dit-il, mais de famille italienne ; je me nomme Pilotti ; je commande un petit bâtiment à vapeur ; voici mes lettres de marque de Garibaldi, voici mon rôle d'équipage : cinquante Anglais, cinquante Américains ; total, cent diables incarnés.
-Bon ! vous êtes capitaine corsaire ?
-Justement. J'ai loué à Gênes un bateau de rivière. J'ai planté mes hommes dessus, et vogue la galère !
- Sous quel pavillon naviguez-vous ?
-
J'en ai une vingtaine à bord, et je n'ai de préférence pour aucun.
- Mais, si l'on vous prend, vous vous ferez pendre, vous et vos hommes.
- Je tâcherai qu'on ne nous prenne pas.
- Diable !... Et à quoi puis-je vous être bon ? »
Le jeune homme me montra du doigt un des trois croiseurs napolitains à l'ancre dans la rade, et qui faisaient, à quatre ou cinq lieues à la ronde, la police des côtes.
« Voyez-vous ce bâtiment ? me dit-il.
- Oui.
- Eh bien, je voudrais le prendre.
- L'idée est bonne ; mais comment le prendrez-vous ?
- Avec le mien, donc !
- Est-ce que vous avez des canons à bord ?
- Pas un.
- Eh bien, alors ?
- Eh bien, alors, ce soir, à la nuit close, j'entre dans le port, je vais comme pour jeter l'ancre à la hanche de bâbord ou de tribord du vapeur ; je fais une fausse manoeuvre, et, tout en criant : « Gare !" mes hommes sautent de mon bord sur le sien, font l'équipage prisonnier, amarrent le bâtiment à mon bateau, le font filer sur son ancre, l'emmènent au large, et, tout en l'emmenant, le chauffent... Une fois chauffé, bonsoir ! c'est le meilleur marcheur des trois vaisseaux napolitains ; aucun n'est capable de le rejoindre.
- Et le vôtre ?
- Le mien file treize noeuds par beau temps.
- Et par le mauvais ?
- Par le mauvais, c'est autre chose : il sombre. Je vous l'ai dit, c'est un bateau de rivière qui, par un gros temps, ne tiendrait pas la mer.
- Tout cela ne m'apprend pas à quoi je puis vous être bon.
- Eh bien, voici l'affaire. – Mon bateau est caché du côté de Cumes. Je vais aller le rejoindre et convenir avec votre capitaine de certains signaux si le vapeur napolitain est toujours à la même place, d'autres signaux s'il est parti. Je manque de charbon, ou plutôt je n'en ai plus que pour douze ou quinze heures. Si le vapeur napolitain est toujours à la même place, il n'y a pas de question ; mais, s'il est en croisière, tout change, et ce charbon qui me manque, il faut que vous vous chargiez de me le faire.
- Combien de tonneaux en voulez-vous ?
- Quarante ou cinquante.
- Ils seront, dans le cas où le vapeur lèverait l'ancre, à une demi-encablure de la goélette, sur un chaland qui vous attendra. Vous ferez votre charbon et vous partirez.
- C'est que je n'ai pas d'argent.
- Ne vous inquiétez pas de cela ; j'en ai encore.
- Alors tout est convenu ?
- Tout.
- Je puis aller rejoindre mon bateau, après être convenu de mes signaux avec votre capitaine ?
- Vous le pouvez... Je vous donne même deux hommes à ajouter au rôle de votre équipage.
- Lesquels ?
- Deux déserteurs napolitains qui ne peuvent aller à terre sans être fusillés ; vous êtes sûr que ceux-là ne se laisseront pas prendre.
- Où sont-ils ?
- Les voilà. »
Je lui montrai l'homme assis près de nous sur le tillac, et son compagnon, qui causait avec mes matelots à l'avant.
Puis, pendant qu'il prenait ses mesures avec mon capitaine, j'expliquai à mes hôtes que je leur avais trouvé ce qu'ils avaient tant paru désirer : une occasion de s'éloigner de Naples.
La chose parut médiocrement plaire à l'homme du tillac ; l'autre, au contraire, accepta de tout son coeur.
Pilotti n'avait pas de temps à perdre. Il devait prendre le petit bateau d'Ischia, qui fait le service entre Naples et l'île, et, à Ischia, une barque avec laquelle il se mettrait à la recherche de son vapeur.
On voyait poindre la fumée du bateau d'Ischia, qui en un instant fut à portée de la voix de la goélette. Nous le hélâmes ; il s'arrêta. Pilotti descendit dans la barque qui l'avait amené, suivi des deux Napolitains.
Mais, en descendant, le dernier, l'homme du tillac, s'y prit si maladroitement, qu'il tomba à la mer.
On le repêcha trempé jusqu'aux os.
Ce fut pour lui un prétexte de ne pas suivre Pilotti. Il revint à bord de la goélette, prétexta le besoin de changer de vêtements, et me demanda de le mettre à terre, le plus près possible de son hôtel.
Sur l'observation que je lui fis du danger qu'il courait d'être arrêté, il me répondit qu'il prendrait ses précautions pour qu'il ne lui arrivât point malheur.
Je n'avais aucune raison de le garder ruisselant sur le pont ; il ne m'inspirait pas une grande sympathie ; peu m'importait qu'il se fît pendre ou non. Je le laissai descendre dans une barque et s'éloigner.
Pendant ce temps, Liborio Romano m'avait envoyé son secrétaire Cozzolongo, et, par son secrétaire, je lui avais transmis l'avis du comte de Syracuse de prendre garde à lui.
J'avais ajouté quelques détails sur la marche de Garibaldi ; ces détails, j'avais dit les tenir de l'officier parlementaire.
Une heure après que Cozzolongo m'avait quitté, Romano faisait dire à Muratori de lui amener le capitaine garibaldien. Il m'invitait à l'accompagner en me faisant dire que, tant qu'il serait ministre de la Police, je ne courrais aucun risque à aller à terre. Je lui fis répondre que je n'étais pas retenu par le risque que je pouvais courir, mais par la promesse que je m'étais faite à moi-même de ne rentrer à Naples qu'avec Garibaldi, et que Muratori seul accompagnerait M. Orlandini à son palais de Riviera-Chiaïa.
A l'heure convenue, M. Orlandini se rendit à bord de 1'Emma. L'Emma, je crois l'avoir dit, était à l'ancre à deux cents pas des fenêtres du roi, reconnaissables à des tentes de toile destinées à briser les rayons du soleil. Depuis deux jours, j'avais sur le pont quatorze tailleurs confectionnant des chemises rouges pour mettre, le moment venu, sur le dos des insurgés napolitains.
J'avais, la veille, envoyé cent de ces chemises à Salerne ; quatre personnes les avaient emportées. Chacune de ces personnes en avait passé vingt-cinq les unes sur les autres. La plus mince des quatre était devenue énorme ; les autres n'avaient plus forme humaine ; heureusement, c'était la nuit.
L'officier parlementaire ne revenait pas de ce qu'il voyait et entendait.
Il était descendu dans la ville et avait vu partout le portrait de Garibaldi et celui du roi Victor-Emmanuel. Autour de l’Emma, une troupe de nageurs criaient : « Vive Garibaldi ! » et des jeunes gens, dans une barque, chantaient en patoisant la Marseillaise !
J'avais tiré mon meilleur vin de Champagne, mon Folliet-Louis et mon Greno ; cinquante jeunes gens de la ville, qui ne pouvaient dîner avec nous, vu l'exiguïté de la table, buvaient à la santé du dictateur. Tout cela, je vous le répète, à deux cents pas des fenêtres du roi, qui ne pouvait pas regarder du côté de la mer sans se crever les yeux aux deux mâts de ma goélette.
A huit heures, M. Orlandini devait aller chez Liborio Romano. Au moment du départ, je fis tirer de notre boîte à artifice des feux de Bengale verts, rouges et blancs, des chandelles romaines et des fusées volantes. Le capitaine parlementaire descendit dans la yole au milieu d'une véritable éruption de feu ; l’Emma semblait porter un défi au Vésuve.
Deux des chandelles romaines étaient tenues par deux commissaires de police. Vous le voyez, on ne peut pas conspirer plus apertement que nous ne le faisons.
Deux heures après, Orlandini rentra.
Romano lui avait renouvelé, pour les porter à Garibaldi, les promesses qu'il m'avait faites à moi. Il ne restait au ministère que pour tâcher d'épargner à Naples les horreurs d'un bombardement. Au reste, il flairait quelque chose pour la nuit et était sorti de chez lui pour n'y rentrer que le lendemain au matin.
Le capitaine parlementaire, curieux, de son côté, de ce qui pouvait arriver, me promit de ne partir que le lendemain à midi, et de venir déjeuner à bord de l’Emma. Ce qui arriva, ce fut la tentative de réaction ou plutôt la réaction même dont je vous ai parlé.
Vers les neuf heures du soir, un garçon imprimeur employé à la typographie Ferrante, et nommé Francesco Diana, s'était présenté devant le commissaire Antonio Davino, lui disant qu'une heure auparavant, un Français, nommé Hercule de Souchères, avait fait transporter dans son logement, largo Santa- Teresa, ne 6, une grande quantité d'imprimés que lui, Diana, jugeait compromettants pour la sécurité de l'Etat ; et, comme le commissaire ne paraissait pas attacher une grande importance à sa déclaration, il insista pour que la justice s'emparât de ces papiers, en faisant immédiatement une descente dans le domicile de Souchères, où elle les trouverait indubitablement.
Comme le commissaire demandait à Diana quelles avaient été ses relations avec ledit Souchères, et d'où venait que ce dernier s'était adressé à lui, Diana, pour l'impression de ces papiers dangereux, il répondit qu'il le connaissait depuis quelque temps, ayant eu à lui imprimer un opuscule intitulé : Naples et les journaux révolutionnaires, et que, dans cette occasion, n'ayant pas voulu imprimer lui-même, il avait seulement accepté le mandat d'adresser Souchères à d'autres imprimeurs, d'établir le prix de l'impression et de corriger les épreuves, chose que Souchères ne pouvait pas faire lui-même, vu son ignorance de la langue italienne.
Il a déclaré, en même temps, qu'avant d'avoir retiré les manifestes imprimés par le typographe Carlo ­umachi, il avait reconnu, d'après les paroles mêmes de Souchères, qui lui en avait fait la confidence au moment de la remise des manifestes, que leur but était de susciter une réaction sanglante à la tête de laquelle figuraient des personnages de la plus haute importance, et qui aurait lieu le lendemain 30 août, à midi.
Cette déclaration faite, Diana la signa.
A minuit, le préfet de police, Bardari, se présenta chez M. de Souchères, l'arrêta et saisit cinquante-cinq proclamations. Outre ces proclamations, des papiers furent saisis, au nombre desquels se trouvait cette lettre, la seule importante, du reste. Elle est curieuse en ce qu'elle indique le rôle que jouaient, dans ce complot, le roi, la famille royale et le clergé.

Au révérend père Giacinto, lecteur du collège de la division des Capucins, à Rome.

« Naples, 29 août 1860.

« Mon cher monsieur,

« Vous devez m'accuser d'ingratitude ou tout au moins de négligence ; mais j'ai bien souvent pensé à vous et à votre bonheur dans la retraite, et, si mes prières étaient exaucées, vous seriez heureux dans votre vocation autant que vous le méritez.
« Pour moi, voici succinctement ma vie : Depuis mon triste départ de Rome, la Providence m'a empêché de réaliser tous mes projets. J'ai été forcé par les circonstances de m'arrêter à Naples, où j'ai beaucoup souffert pendant quelques mois. J'ai fait, pour défendre le roi et le pape, une brochure que vous avez dû recevoir, il y a un mois. Aussi je me vois chaque jour sur le point d'être assassiné par de misérables révolutionnaires. On est déjà venu chez moi dans ce dessein. J'étais en ce moment à la messe : Dieu m'a ainsi sauvé. Echapperai-je ? Je l'espère. Advienne que pourra ! Une seule chose me ferait de la peine : ce serait de mourir sans avoir pu acquitter ma dette sacrée ; mais vous me le pardonnerez. Si j'ai le bonheur de vivre, et quand les affaires politiques seront plus calmes, je serai, pendant quelque temps du moins, attaché à la personne du roi. Déjà, je suis attaché à l'un des princes de sa famille, pour écrire les correspondances dans quelques journaux de France ; on est content de mon dévouement. L'empereur d'Autriche et le duc de Modène m'ont fait faire des compliments sur mon livre. J'espère que, par là, ma position financière peut sensiblement s'améliorer dans très peu de temps. Dieu a vu mes souffrances et les humiliations dont j'ai été abreuvé ; j'ai confiance en lui. Il est question de m'envoyer à Rome pour une mission. Si cela était, je pourrais faire honneur à tout. Ma première visite, après Saint-Pierre et la Minerve, où j'étais si heureux d'aller offrir à Dieu mes misères, sera pour vous. J'ai beaucoup de choses à vous dire.
« Nous sommes ici à la veille d'une épouvantable insurrection. Tout ce que je disais dans nos causeries intimes, cet hiver, se réalise. Garibaldi a ici un parti puissant, favorisé par Napoléon. Les mauvaises gens de tous les pays affluent dans la capitale. Le roi va partir pour se mettre à la tête de son armée. Il a du courage ; mais il est entouré de tant de traîtres, qu'il se livre parfois au désespoir. Comme il est très vertueux et que son peuple n'est qu'égaré à cause de sa grande ignorance en toute chose, je pense qu'il parviendra à surmonter les obstacles qu'on lui crée chaque jour pour le perdre ; mais ce ne sera pas sans effusion de sang. Sa troupe est fidèle et très irritée contre les garibaldiens ; elle veut en faire une Saint-Barthélemy. Si Dieu ne nous seconde, il y aura bien des victimes, et cela sous très peu de jours.
« On dit que Lamoricière est au milieu de notre armée pour la commander dans la première bataille qui va se livrer, et d'où dépendra le sort de la monarchie napolitaine, du pape, de la religion et de toute l'Italie ; car une grande victoire relèverait l'audace de nos ennemis et abattrait pour longtemps les royalistes.
« A Rome, que dit-on ? S'organise-t-on, comme disent les journaux ? Aime- t-on bien le pape ? Avez-vous de fortes troupes ? Est-ce l'élément français qui domine ? Enfin, a-t-on de l'espoir ?
« Nous passons par une crise comme il ne s'en était pas vu depuis longtemps, comme il n'en avait Jamais, je crois, existé ; car les cerveaux sont malades ; c'est une déraison qui attaque jusqu'aux bons catholiques, jusqu'aux prêtres et aux moines. Ici, tout a besoin, non pas d'être réformé, mais d'être démoli et reconstruit à neuf ; tout, sans en rien excepter, si ce n'est quelques personnes vertueuses parmi lesquelles je citerai le roi et la reine.
« J'ai reçu votre lettre de Jérusalem ; elle m'a fait un bien plaisir ; mais je n'avais pas de quoi affranchir, voilà la première cause de mon silence ; la seconde, c'est que, depuis trois mois environ, je ne sais où donner de la tête à cause des nombreuses occupations qui me sont survenues. Aujourd'hui, la révolution me laisse quelques heures de loisir, et j'en profite pour venir vous demander de vos nouvelles en vous donnant des miennes.
« Si le hasard vous conduisait vers la Minerve ou vous faisait rencontrer M. l'abbé Laprit, ayez la bonté de lui dire qu'il a dû recevoir ma lettre par l'ambassade napolitaine. Rappelez-moi au souvenir de ce bon M. Laprit, et exprimez ma reconnaissance à M. Scuive.
« Agréez, etc.

                    « Signé : de Souchères

« Comme je ne sais pas ce qui peut arriver, vous pourriez m'écrire ainsi : Al reverendissimo padre Antonio del Carmello, per il signor de Souchères, convento di San-Pasquale, à Chiaïa, Napoli »

A minuit, le ministre se présenta chez le roi pour lui annoncer cette tentative de réaction, que Sa Majesté connaissait parfaitement.
François II écouta le récit qui lui était fait avec une certaine amertume, et, s'adressant au ministre de l'Intérieur et de la Police :
« Don Liborio, lui dit-il, vous êtes plus habile à découvrir les complots royalistes que les conspirations libérales.
- Sire, répondit don Liborio, c'est que les complots royalistes se trament la nuit entre peu de personnes, tandis que les conspirations libérales se trament le jour et par tout un peuple.
-Au reste, dit le roi, sans répondre directement à Romano, je connaissais un prêtre français qui conspirait dans un sens réactionnaire, mais il est parti.
-Votre Majesté se trompe, reprit Liborio Romano : il est arrêté.
-Eh bien, dit le roi avec un mouvement d'impatience, remettez-le à la cour criminelle, et qu'il soit jugé. »
On se quitta là-dessus.
Le lendemain, M. Brenier se présenta chez Liborio Romano. Il venait lui demander la liberté de M. de Souchères.
« A quoi bon, lui dit-il, retenir en prison un misérable prêtre ?
- Bon ! dit Romano ; si c'est un prêtre, il n'en est que plus dangereux. »
Et il le retint en prison, malgré les instances de M. Brenier.
L'affaire, en effet, était on ne peut plus sérieuse ; elle compromettait le comte de Trani et le comte de Caserte, qui avaient dicté la proclamation.
Quant au général Cutrofiano, il s'était contenté de corriger les épreuves.
Le même jour, je reçus un messager de Romano ; il me faisait dire : « A partir de ce moment, c'est une guerre entre le roi et moi ; il quittera Naples, ou je quitterai le ministère. »

Le lendemain, dès le matin, le comte de Syracuse était à bord de l’Emma.
Il savait tout ce qui s'était passé pendant la nuit, la nomination de Cutrofiano au commandement de la place, celle du prince Ischitella au commandement en chef de la Garde nationale.
Il me demanda si j'avais des nouvelles de Romano. On lui avait dit que le ministre avait été arrêté la veille dans son lit. Je le rassurai sur ce point, en lui disant que Romano n'avait pas couché chez lui. Le prince me quitta fort agité. Il partirait, m'assura-t-il, le lendemain au plus tard.
J'avais passé toute la nuit, jusqu'à quatre heures du matin, à attendre Pilotti sur le pont.
S'il était venu, son charbon était prêt. Il revint par le bateau d'Ischia. Il n'avait pas retrouvé son bâtiment ; il est probable qu'il avait été dénoncé, et que les trois croiseurs de la veille lui avaient donné la chasse.
Pilotti le déserteur napolitain qui l'avait suivi partirent sur le Ferruccio, avec le capitaine parlementaire.
Vers sept heures du matin, l'homme tombé à la mer la veille revint prendre son poste à bord de la goélette.
Dans la journée, un prétendu marquis de Lo Presti se présenta à moi, disant qu'il savait, de source certaine, que le roi sortirait le soir pour juger de l'effet de son coup d'Etat sur le peuple ; lui, Lo Presti, et un de ses amis, profiteraient de cette occasion pour jeter une bombe dans la voiture du roi. J'appelai Muratori, et, devant le soi-disant marquis :
« Mon cher Muratori, m'écriai-je, descendez à l'instant même à terre, allez chez le comte de Syracuse, et dites-lui de prévenir son neveu de ne point sortir ce soir. »
Puis, me retournant vers l'homme à la bombe :
« Monsieur, lui dis-je, vous avez entendu ; maintenant, il ne vous reste plus qu'une chose à faire : c'est de quitter à l'instant même l’Emma, ou je vous fais jeter à l'eau par mes matelots. »
Le faux marquis descendit dans la barque qui l'avait amené ; je ne le revis plus.
Le comte de Syracuse me fit répondre qu'après le coup d'Etat de la nuit, le roi n'était plus son neveu ; que, par conséquent, tout ce qui pouvait arriver à François II lui était devenu indifférent.
Un de nos amis, Stefanone, le frère de la célèbre artiste, se trouvait là lors de cette réponse. Je me tournai vers lui.
« Vous connaissez le duc de Laorito ? lui demandai-je.
- Beaucoup.
-Allez le trouver, mon cher Stefanone, et qu'il se charge de prévenir le roi. »
Au bout d'une heure, Stefanone revint ; le roi avait été prévenu.
A midi, Romano me fit dire que le ministère, en masse, avait donné sa démission, et qu'à partir de ce moment il se croyait dégagé de tout devoir envers le roi. Sur ces entrefaites, le docteur Wielandt arriva de Cava, où il avait été obligé de se réfugier.
La désorganisation la plus complète régnait dans le camp de Salerne ; les soldats désertaient, les officiers déclaraient qu'ils ne se battraient pas. Bosco était revenu à Naples, malade de rage.
Avellino n'attendait que le mot d'ordre pour faire sa révolution.
Le docteur Wielandt connaissait l'intendant d'Avellino ; il se chargea de lui écrire une lettre au nom de Romano et au sien. Manquait le messager. Nous avions là sous la main notre déserteur ; c'était l'homme qu'il nous fallait.
Muratori lui donna la lettre pour l'intendant, ses instructions, et trente francs pour son voyage. Il partit.
Avec le docteur Wielandt étaient arrivés quelques-uns de nos amis de Salerne. Ils venaient me demander si j'avais reçu des armes.
J'en avais dix caisses sur le Pausilippe ; mais le capitaine, craignant avec raison de se compromettre, en avait refusé le transbordement. Je donnai aux Salermitains trois carabines et douze revolvers ; c'était tout ce qui me restait.
Toute la journée, Naples fut très agité ; les chefs de la Garde nationale protestèrent contre le coup d'Etat et vinrent prier Romano de reprendre sa démission. Romano tint bon.
Le soir, la ville fut sillonnée de patrouilles ; Cutrofiano, insulté par un chef de la Garde nationale, fut forcé de garder l'insulte pour lui.
A neuf heures, Cozzolongo fut chargé par le ministre démissionnaire de me dire que, le lendemain, il viendrait probablement avec moi en allant demander l'hospitalité à l'amiral anglais.
Cozzolongo était chargé d'aller, en me quittant, annoncer au capitaine parlementaire, qui partait le soir même, que, Romano jouissant désormais de toute sa liberté, Garibaldi pouvait compter sur lui ; qu'il renouvelait l'engagement de lui donner Naples sans qu'il y eût une goutte de sang répandue.
A dix heures, le Ferruccio leva l'ancre. Il emportait à son bord une nouvelle lettre de moi à Garibaldi. Cette lettre était ainsi conçue :

« Au nom du Ciel, mon ami, plus un seul coup de fusil ! C'est inutile, Naples est à vous. Venez vite à Salerne, et, de là, faites savoir à Liborio Romano que vous y êtes ; ou il ira vous chercher à Salerne avec une partie des ministres, ou il vous attendra à la gare de chemin de fer.
« Venez sans perdre une minute. Une armée vous est inutile : votre nom seul vaut une armée.
« Si je ne voulais pas vous laisser le plaisir de la surprise, je pourrais vous envoyer un double du discours qui sera prononcé à votre arrivée.
« Vale et me ama.

                    « Alex. Dumas »

La nuit se passa, très bruyante et très agitée ; mais, vers trois heures, le bruit s'éteignit, l'agitation cessa. Le Vésuve seul continua, avec des grondements sourds, de jeter des flammes, de répandre sa lave. Le Vésuve est la soupape de sûreté de Naples.
La journée du lendemain, c'est-à-dire du dimanche 2 septembre, se passa dans la plus grande tranquillité. Je m'étonnai de cette tranquillité devant un envoyé de Liborio Romano.
« On ne fait jamais rien le dimanche à Naples, me répondit-il. »
Et, en effet, Naples n'avait plus le même aspect que la veille ; Naples était à mille lieues d'une révolution ; de la démission des ministres, il n'en était plus question le moins du monde ; de Garibaldi, on n'avait jamais entendu parler ; Liborio Romano, Ischitella, Cutrofiano, François II, personne ne connaissait ces gens-là.
Ce que Naples connaissait, c'étaient saint Janvier et la Madone.
Toute la journée, on tira des boîtes, je ne sais plus en l'honneur de quel saint ; à tout moment je tressaillais, croyant entendre la fusillade. Niais que j'étais ! ne me l'avait-on pas dit le matin : on ne fait rien à Naples le dimanche !
Le seul événement de la journée fut le départ de la corvette à vapeur sarde le Governor, qui tira onze coups de canons, leva l'ancre et mit le cap sur Gênes. Elle portait à son bord le comte de Syracuse ; le prince suivait le conseil que je lui avais donné deux jours auparavant.
Le soir, notre messager revint ; il rapportait une lettre très prudente de l'intendant d'Avellino, qui ne s'engageait à rien. A la vérité, cette réserve de l'intendant nous fut bientôt expliquée : nous lui avions envoyé pour messager un des espions les plus connus de l'ancien gouvernement ; aussi l'avait-il, comme sa lettre nous le prouvait, traité en agent provocateur.
Par bonheur pour le seigneur don Julis, il n'était pas là ; sans quoi, je n'eusse laissé à personne le soin de le jeter à l'eau ; il avait, aussitôt sa réponse rendue, quitté la goélette, sans doute pour ne plus y remettre les pieds. Mais celui qui était venu avec don Julis était resté sous ma main.
J'abordai très nettement la question.
« Ton camarade était un mouchard, et, selon toute probabilité, tu es un mouchard comme ton camarade. » Le pauvre diable jura ses grands dieux que non. Il ne connaissait aucunement don Julis, qui, une seule fois, l'avait conduit à son hôtel. Il ne l'avait jamais vu avant ce jour-là.
« Et tu sais où est son hôtel ?
- Oui.
- Très bien. »
Je dis à l'un de nos matelots nommé Louis, – espèce de colosse capable, comme Milon de Crotone, de porter un boeuf sur son dos, de le tuer et de le manger en un jour, – je dis à Louis de garder à vue notre prisonnier et de l'étrangler s'il bougeait. Puis Muratori sauta dans une barque et alla chercher Cola-Cola.
Cola-Cola est ce Las officier de la police qui a répondu au juge Navarra, au moment où celui-ci le condamnait à quarante-six ans de galères : « Quarante-six ans, c'est long ; je ferai ce que je pourrai, vous ferez le reste. » Liborio l'avait mis à notre disposition. Une demi-heure après, Muratori revenait avec lui. Nous lui contâmes l'affaire.
« C'est bien simple, nous dit-il ; je vais l'arrêter comme réactionnaire et le mettre au secret pour deux ou trois jours ; d'ici à deux ou trois jours, tout sera fini, et je le lâcherai, ou nous lui ferons son procès, à votre choix.
- Vous le lâcherez, Cola-Cola ; nous ne voulons pas la mort du pécheur. »
Puis, lui montrant l'homme que gardait Louis :
« Cola-Cola, ajoutai-je, prenez monsieur avec vous et veillez sur lui comme s'il avait avalé les diamants de la couronne de Naples. Monsieur vous conduira à l'hôtel de son compagnon ; il vous aidera à le prendre ; vous mettrez en sûreté celui que vous aurez pris, et vous lâcherez l'autre au milieu de la rue de Tolède, en l'invitant à aller se faire pendre où il voudra. »
Cola-Cola fit signe à notre dernier hôte de le suivre, le fit asseoir à son côté dans la barque, lui dit à l'oreille deux mots qui parurent obtenir son assentiment, glissa silencieusement sur la mer et disparut dans l'obscurité.
Une demi-heure après, Cola-Cola était de retour.
« Eh bien ? lui demandâmes-nous d'une seule voix.
- Eh bien, il est écroué sous la prévention d'avoir voulu assassiner le ministre. »
Avouez que c'est un curieux pays que celui où les gens qui conspirent font arrêter les mouchards qui les espionnent !

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