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Chapitre CV


Le lampion. – « La Chasse et l'Amour ». – La part de Rousseau. – Le couplet du lièvre. – Le couplet de facture. – Comme quoi il y a lièvre et lièvre. – Réception à l'Ambigu. – Mes premiers droits d'auteur. – Ce que c'est que Porcher. – Pourquoi il ne faut pas lui dire du mal de Mélesville.

De Leuven et moi, nous allâmes trouver Rousseau.
Il demeurait, à cette époque, rue du Petit-Carreau, avec je ne sais quelle créature.
Il était furieux.
La veille, il avait soupé, et même très bien soupé, chez Philippe – que, soit dit en passant, je recommanderai comme le seul homme chez lequel on soupe encore ; il en était sorti avec Romieu, vers une heure du matin, honnêtement gris. Au bout de deux pas, l'air extérieur avait fait son effet, il était ivre ; au bout de cent pas, il était ivre-mort.
Romieu avait fait des efforts héroïques pour le mener le plus loin possible. Mais, entraîné deux fois dans sa chute, il s'était décidé à l'abandonner en entourant toutefois cet abandon de toutes les précautions possibles.
En conséquence, à trente pas de son domicile, reconnaissant l'impossibilité de le traîner plus loin, Romieu l'avait délicatement couché à la porte d'une fruitière sur un tas de feuilles de chou et de fanes de carotte qui se trouvaient là, lui avait appuyé la tête au mur, et, à grand renfort de coups de pied et de coups de poing, il s'était fait ouvrir la boutique d'un épicier. Chez cet épicier, il avait acheté un lampion, avait posé ce lampion à côté de Rousseau, en avait allumé la mèche, et avait pris congé de son malheureux ami, en lui adressant cette dernière phrase, moitié consolation d'un devoir rempli, moitié prière à la Providence :
- Et maintenant, dors tranquillement, fils d'Epicure ; ils ne t'écraseront pas !
Rousseau avait passé la nuit parfaitement tranquille, grâce au lampion qui veillait pour lui, et s'était réveillé avec deux ou trois sous dans la main.
De bonnes âmes lui avaient fait l'aumône, le prenant pour un pauvre honteux.
Mais, comme c'était son quartier, le jour venu, il avait été reconnu par la fruitière et par l'épicier ; ce qui avait été une grande humiliation pour lui.
Un bon déjeuner, que nous lui offrîmes au café des Variétés, le consola. Après quoi – c'était un dimanche, et, par conséquent, j'avais congé –, après quoi, nous l'emmenâmes dans la chambre d'Adolphe.
Adolphe avait, alors, une fort jolie chambre, presque aussi jolie que celle de Soulié. La maison qu'avait fait bâtir M. Arnault, rue de la Bruyère, était en état, et la famille de Leuven avait suivi la famille Arnault de la rue Pigalle à la rue de la Bruyère.
Nous nous attablâmes autour d'un thé dont Rousseau prétendait avoir absolument besoin, et nous lûmes successivement à notre convive tous nos essais, afin qu'il jugeât par lui-même celui qui lui paraissait digne de sa haute protection.
A la deuxième scène, Rousseau prétendit qu'il écouterait mieux couché sur le lit d'Adolphe, et, en conséquence, il se coucha ; à la quatrième scène, il ronflait ; ce qui prouvait que, si doux qu'eût été le lit d'herbages que lui avait prêté la fruitière de la rue du Petit-Carreau, on ne dort jamais bien quand on découche.
Nous respectâmes le sommeil de Rousseau, et nous attendîmes patiemment son réveil.
A son réveil, Rousseau avait la tête lourde ; il lui était impossible de réunir deux idées. Il demandait à emporter les manuscrits, à lire tranquillement chez lui, et à nous rendre réponse.
Nous lui confiâmes nos trésors : deux mélodrames et trois vaudevilles, et nous nous donnâmes rendez-vous pour dîner chez Adolphe le jeudi suivant.
Le jeudi suivant, madame de Leuven, qui sentait l'importance du dîner, se chargea elle-même de veiller à ses apprêts et à son service. On avait invité Rousseau par lettre, outre l'invitation verbale.
Au bas de la lettre, comme on met sur les invitations de bal : « on dansera », on avait mis : « Il y aura deux bouteilles de vin de Champagne. »
Rousseau n'eut garde de manquer.
Rien ne lui avait plu : ni mélodrames ni vaudevilles.
Les mélodrames étaient tirés de romans trop connus, ou il y avait d'autres mélodrames reçus sous le même titre.
Les vaudevilles étaient faits sur des idées qui traînaient partout.
Il y avait dans ce jugement de quoi désespérer des hommes plus forts que nous.
Cependant, une idée d'Adolphe réconforta notre courage, et consola notre amour-propre.
- Il ne les a pas lus, me dit-il tout bas.
- C'est probable, répondis-je.
Cette quasi-conviction nous rendit un peu de gaieté. Au dessert, je racontai plusieurs histoires, et, entre autres, une histoire de chasse.
- Eh bien, mais, s'écria Rousseau, comment ! vous nous racontez de belles histoires comme celle-là, et vous vous amusez à emprunter des mélodrames à Florian, et des contes à M. Bouilly ; mais il y a, dans l'histoire que vous venez de nous raconter, un vaudeville intitulé : La Chasse et l'Amour.
- Vous trouvez ? nous écriâmes-nous.
A cette époque, nous ne nous permettions pas encore de tutoyer Rousseau.
- Parbleu !
- Eh bien, mais, si nous le faisions ce vaudeville ?
- Faisons-le ! répétâmes-nous en choeur.
- Un instant, un instant, dit Rousseau ; il reste encore une bouteille de champagne : buvons-la.
- Oui, dit Adolphe, et on en fera monter une troisième pour arroser le plan que nous allons faire immédiatement.
- Soit ! dit Rousseau.
Et, levant son verre :
- A la réussite de La Chasse et l'Amour ! dit-il.
Nous n'eûmes garde de ne point faire honneur au toast, qui fut renouvelé jusqu'à ce qu'il ne restât pas une goutte de la liqueur blonde dans la bouteille.
- La troisième bouteille ! fit Rousseau en égouttant la seconde dans son verre.
- Mettons-nous au plan... Elle viendra, dit Adolphe.
- Au plan ! au plan ! cria Rousseau. On sonna le domestique ; on fit enlever les plats, les couverts et les nappes ; on ne garda que les trois verres ; on mit des plumes, de l'encre et du papier sur la table ; on me glissa la plume entre les doigts, et l'on fit monter la troisième bouteille.
Au bout d'un quart d'heure la bouteille était bue ; au bout d'une heure, le plan était fait.
Ne me demandez pas quel était ce plan, je ne veux pas m'en souvenir.
Nous partageâmes en trois parties les vingt et une scènes qui, je crois, composent l'ouvrage. Chacun en eut sept : moi les sept de l'exposition, de Leuven les sept du milieu, Rousseau les sept du dénouement.
Puis on prit rendez-vous à la huitaine pour dîner et lire la pièce.
Chacun, pendant ces huit jours, devait avoir fait sa part.
C'était ainsi que travaillaient les vaudevillistes de la vieille école. Scribe, comme le médecin de Molière qui avait mis le foie à gauche et le coeur à droite, Scribe a changé tout cela, et a donné du sérieux à un travail qui, jusque-là, n'avait été que du caprice et de la fantaisie.
Le lendemain au soir, mes sept scènes étaient écrites.
Au jour dit, nous nous réunîmes. J'avais fait ma besogne, Adolphe avait fait la sienne ; Rousseau n'avait pas écrit un mot.
Rousseau, alors, nous déclara qu'il avait l'habitude de travailler en séance, et que, seul, les idées ne lui venaient pas, il ne pouvait rien faire.
Nous répondîmes à Rousseau qu'il ne fallait point que cela l'arrêtât, et que nous ferions sa part en séance.
Il fut convenu que la soirée du jour serait consacrée à revoir ma part et celle d'Adolphe, et que la journée du lendemain verrait commencer les séances pendant lesquelles la part de Rousseau devait être faite. On lut ma part ; elle eut le plus grand succès ; un couplet surtout émerveilla Rousseau.
Le rôle comique, le chasseur parisien, le chasseur à lunettes, le chasseur de la plaine Saint-Denis enfin, chantait, en manière d'exposition de ses mérites, le couplet suivant :

          La terreur de la perdrix
          Et l'effroi de la bécasse,
          Pour mon adresse à la chasse,
          On me cite dans Paris.
          Dangereux comme la bombe,
          Sous mes coups rien qui ne tombe,
          Le cerf comme la colombe.
          A ma seule vue, enfin,
          Tout le gibier a la fièvre ;
          Car, pour mettre à bas un lièvre,
          Je suis un fameux lapin !

Adolphe lut à son tour la sienne, et eut une mention honorable pour un couplet de facture. On ne sait plus aujourd'hui ce que c'est qu'un couplet de facture – à l'exception des Nestors de l'art, qui ont conservé un reconnaissant souvenir des bis et des ter qui accueillaient presque toujours le couplet de facture. – Voici le couplet de facture d'Adolphe : à tout seigneur tout honneur :

Air du vaudeville des Blouses.

          Un seul instant examinez le monde,
          Vous ne verrez que chasseurs ici-bas.
          Autour de moi quand on chasse à la ronde,
          Pourquoi donc, seul, ne chasserais-je pas ?
          Dans nos salons, un fat parfumé d'ambre
          De vingt beautés chasse à la fois les coeurs.
          Un intrigant rampant dans l'antichambre
          Chasse un cordon, un regard, des faveurs.
          Sans consulter son miroir ni son âge,
          Une coquette, à soixante et dix ans,
          En minaudant, chasse encore l'hommage
          Que l'on adresse à ses petits-enfants.
          Un lourd journal que la haine dévore,
          Toujours en vain chasse des souscripteurs ;
          Et l'opéra, sans en trouver encore,
          Depuis longtemps chasse des spectateurs.
          Un jeune auteur, amant de Melpomène,
          Chasse la gloire et parvient à son but ;
          Un autre croit, sans prendre autant de peine,
          Qu'il lui suffit de chasser l'Institut.
          Pendant vingt ans, les drapeaux de la France
          Sur l'univers flottèrent en vainqueurs,
          Et l'étranger sait par expérience,
          Si nos soldats sont tous de bons chasseurs...

          Un seul instant examinez le monde,
          Vous ne verrez que chasseurs ici-bas.
          Autour de moi quand on chasse à la ronde,
          Pourquoi donc, seul, ne chasserais-je pas ?

Restait donc, comme nous l'avons dit, la part de Rousseau à faire. Nous nous mîmes à l'oeuvre dès le lendemain soir ; seulement, comme, à cause du portefeuille, nous ne pouvions commencer qu'à neuf heures du soir, nous ne finissions guère qu'à une heure du matin. C'était moi qui, demeurant faubourg Saint-Denis, reconduisais Rousseau jusqu'à la rue Poissonnière. Mais, en sortant de nos mains, Rousseau était toujours à peu près sain de corps et d'esprit ; de manière que je n'eus point de dépense de lampions à faire.
La pièce finie, il s'agit de choisir le théâtre auquel on ferait cadeau du chef- d'oeuvre. Je n'avais pas de préférence, et, pourvu que la pièce fût jouée et jouée vite, peu m'importait à quelle caisse je devrais me présenter.
Adolphe et Rousseau furent pour le Gymnase ; je n'avais rien contre le Gymnase, j'adhérai.
Rousseau demanda lecture. On n'avait pas droit de refuser une lecture à Rousseau : il avait été joué.
Rousseau obtint donc lecture ; seulement, Poirson, qui était le véritable directeur du Gymnase, la lui fit attendre trois semaines.
Il n'y avait rien à dire ; – nous attendions, nous, depuis deux ans.
Il avait été décidé que deux auteurs seulement s'y présenteraient et seraient nommés. J'avais de grand coeur cédé l'honneur à de Leuven ; je ne voulais, en réalité, jeter mon nom à la publicité qu'à la suite d'une oeuvre importante.
Tout dépend en ce monde de la façon dont on débute, et débuter par La Chasse et l'Amour, si remarquable que fût l'ouvrage, ne me paraissait un début digne ni de mes espérances ni de mon orgueil. Or, quoique mes espérances eussent bien diminué depuis deux ans, mon orgueil était encore fort raisonnable.
Il fut donc décidé que je ne paraîtrais ni à la lecture ni sur l'affiche.
Seulement, mon nom de Dumas serait imprimé sur la brochure.
Le grand jour arriva. Nous déjeunâmes ensemble au café du Roi ; puis, à dix heures et demie, nous nous séparâmes ; Rousseau et Adolphe partirent pour le Gymnase, et je montai à mon bureau. Oh ! je l'avoue, de onze heures à trois heures, les transes furent grandes. A trois heures, la porte s'ouvrit, et, par l'entrebâillement, j'aperçus deux figures désolées.
La première était celle de Rousseau, la seconde celle de Leuven.
La Chasse et l'Amour était refusée par acclamation.
Il n'y avait eu qu'un cri.
Poirson avait paru consterné qu'on eût eu l'idée de lire une pareille chose à un théâtre qui portait le titre aristocratique de théâtre de Madame.
Le couplet qui se terminait par ces quatre vers :

          A ma seule vue, enfin,
          Tout le gibier a la fièvre ;
          Car, pour mettre à bas un lièvre,
          Je suis un fameux lapin !

l'avait abominablement scandalisé. Rousseau lui avait fait observer qu'il n'avait pas toujours eu, même en temps prohibé, cette horreur qu'il manifestait pour le gibier, puisque, dans L'héritière, Scribe avait fait dire à son colonel, en montrant au public un vieux lièvre qu'il tirait de son carnier :

Voyez ces favoris épais
Sous lesquels se cachent ses lèvres ;
C'est le Nestor de ces forêts,
C'est le patriarche des lièvres !
D'avoir pu le tuer vivant,
Je me glorifierai sans cesse,
Car, si je tardais d'un instant,
Il allait mourir de vieillesse !

Mais Poirson avait répondu qu'il y avait lièvre et lièvre ; que la comparaison que faisait du sien M. Scribe, à un patriarche et à Nestor, le relevait aux yeux des gens comme il faut, tandis que cet horrible jeu de mots que nous nous étions permis, en opposant le mot lièvre au mot lapin, était du plus mauvais goût, et ne serait pas toléré même sur un théâtre du boulevard.
Je demandai naïvement si le Gymnase n'était pas un théâtre du boulevard ; mais ce fut alors Rousseau qui, dans sa mauvaise humeur contre moi – car il regardait mon couplet comme la cause du refus –, me répondit :
- Apprenez, mon cher ami, qu'il y a boulevard et boulevard, comme il y a lièvre et lièvre.
Je demeurai fort étourdi ; je n'avais jamais fait de différence entre les lièvres, qu'en les séparant en lièvres tendres et en lièvres durs ; de différence entre les boulevards qu'en préférant, l'été, les boulevards qui étaient à l'ombre aux boulevards qui étaient au soleil, et, l'hiver, les boulevards qui étaient au soleil aux boulevards qui étaient à l'ombre.
Je me trompais, les lièvres et les boulevards avaient leur aristocratie. On se sépara en prenant rendez-vous pour le soir.
Lassagne me vit abattu, et partagea bien sincèrement ma tristesse. Aussi, dès qu'Ernest eut le dos tourné :
- Consolez-vous, mon cher ami, me dit-il, nous ferons une pièce ensemble.
- Vraiment ? m'écriai-je en bondissant de joie.
- Chut ! me dit-il, n'allez pas tambouriner cela dans les corridors et le trompeter dans le bureau.
- Oh ! soyez tranquille !
- J'ai lu votre Ode au général Foy ; c'est jeune ; mais il y a quelques bons vers et deux ou trois images là-dedans. Je veux vous aider à arriver.
- Oh ! merci, merci.
- Seulement, nous serons peut-être obligés de nous adjoindre une troisième personne, car ni vous ni moi ne pourrions faire les répétitions ; d'ailleurs, il ne faut pas qu'on sache que j'en suis.
- Adjoignez-vous qui vous voudrez. Mais quand commençons-nous ?
- Dame ! cherchez un sujet de votre côté, j'en chercherai un du mien, et nous verrons à prendre celui qui sera le meilleur.
Ernest rentra ; Lassagne mit son doigt sur ses lèvres.
Je fis un signe de tête, et tout fut dit.
Le soir, comme il avait été convenu, nous nous réunîmes, Adolphe, Rousseau et moi.
Rien de plus mélancolique au monde que ces réunions d'auteurs refusés ; à moins d'être Corneille ou M. Viennet, on a toujours un doute : ce doute, c'est que le directeur pourrait bien avoir raison, et que, soi, l'on pourrait bien s'être trompé.
Pour ne point décider arbitrairement cette grande question, nous prîmes un terme moyen.
Ce fut de lire à un autre théâtre.
Mais à quel théâtre lirions-nous ?
Poirson nous avait dédaigneusement renvoyés à un théâtre du boulevard ; Rousseau nous offrit de lire à l'Ambigu. Le régisseur, Warez, étant de ses amis, il avait chance de ne pas attendre la lecture, comme cela n'eût point manqué d'arriver à un autre théâtre.
Nous adhérâmes à la proposition.
La lecture, demandée le lendemain, fut accordée pour le samedi suivant.
Nous attendîmes, moi surtout, ce samedi avec une grande anxiété.
Ce résultat, si misérable qu'il fût, était pour nous presque une affaire de vie ou de mort.
Nous voyions s'approcher avec terreur, ma mère et moi, la fin de nos ressources, et, quoique Després, notre voisin, fût mort ; quoique nous eussions, comme il nous l'avait conseillé, repris son logement, de cent francs meilleur marché que le nôtre ; quoique nous missions la plus grande économie dans nos dépenses, nos ressources s'épuisaient peu à peu, et assez rapidement pour donner de graves inquiétudes sur l'époque où nous serions réduits à vivre de mes seuls appointements.
Le fameux samedi arriva.
J'allai à mon bureau ; ces messieurs allèrent à leur lecture.
A une heure, la porte de mon bureau s'ouvrit ; mais, derrière cette porte, étaient deux figures à l'expression desquelles je ne pouvais pas plus me tromper que la première fois.
- Reçus ? m'écriai-je.
- Par acclamation, mon cher, dit Rousseau.
- Et le fameux couplet du lièvre ?
- Bissé !
O faiblesse des jugements humains ! ce qui révoltait M. Poirson ravissait M. Warez.
Il y avait donc effectivement lièvre et lièvre, boulevard et boulevard.
Je m'informai des droits d'auteur d'un vaudeville à l'Ambigu.
Il y avait douze francs de droits d'auteur, et six places dans la salle.
C'était, chacun, quatre francs par soirée, plus deux places.
Ces deux places étaient estimées quarante sous.
Le résultat de mes débuts dramatiques serait donc de me produire six francs tous les jours.
Mais, qu'on ne s'y trompe pas, six francs tous les jours, c'étaient mes appointements, plus une moitié.
Seulement, quand notre première représentation arriverait-elle ? On avait promis à Rousseau que ce serait le plus tôt possible.
En effet, huit jours après, Rousseau fut appelé pour lire aux acteurs.
Ce fut un jour de joie suprême.
En revenant de la lecture, Rousseau me prit à part.
- Ecoute, me dit-il – nous nous étions tutoyés pendant nos alternatives de douleurs et de joies –, si tu as besoin d'argent...
- Comment, si j'ai besoin d'argent ! certainement que j'en ai besoin !
- Eh bien, si tu as besoin d'argent, je t'indiquerai un brave homme qui t'en prêtera.
- Sur quoi ?
- Sur tes billets.
- Sur quels billets ?
- Sur tes billets de spectacle, donc.
- Sur mes deux places par jour ?
- Oui ; tu comprends, moi, je lui ai vendu mes places et mes droits, tout... il m'a tout payé deux cent cinquante francs à forfait. Alors, je me suis dit : « Il ne faut pas oublier les amis. » Je t'ai fait mousser. J'ai dit que tu étais un jeune homme qui commençait, mais que tu donnais les plus belles espérances. J'ai laissé soupçonner que tu étais appelé à enfoncer Scribe et Casimir Delavigne, et il t'attend ce soir au café de l'Ambigu.
- Comment s'appelle-t-il, ton homme ?
- Porcher.
- Bon ! j'irai.
Rousseau s'éloignait déjà, mais il revint.
- A propos, dis-lui tout ce que tu voudras, mais ne lui dis pas de mal de Mélesville.
- Et pourquoi veux-tu que je lui dise du mal de Mélesville ? Je n'en pense que du bien !
- Naïf jeune homme, va ! tu ne sais donc pas qu'en littérature, c'est de ceux dont on pense le plus de bien qu'on dit le plus de mal ?
- Non, je ne savais pas... Mais pourquoi ne faut-il pas dire de mal de Mélesville à Porcher ?
- Un jour que j'aurai le temps, je te conterai cela.
Et Rousseau, m'envoyant un signe joyeux de la tête et de la main, partit en faisant sonner ses deux cent cinquante francs, et me laissant réfléchir à la cause pour laquelle il ne fallait pas dire du mal de Mélesville à Porcher.
Je n'attendis pas précisément l'heure habituelle de la sortie, et je courus tout joyeux annoncer la bonne nouvelle à ma mère.
Seulement, je ne lui dis rien de l'offre qui m'avait été faite par Rousseau.
Le soir, après mon second portefeuille, j'allai au café de l'Ambigu.
Je demandai M. Porcher. On me le montra faisant une partie de dominos.
J'allai à lui. Il me reconnut probablement, car il se leva.
- Je suis le jeune homme dont vous a parlé Rousseau, lui dis-je.
- Monsieur, je suis à vous. Etes-vous pressé ou voulez-vous permettre que je finisse ma partie de dominos ?
- Finissez, monsieur... je ne suis aucunement pressé ; j'attendrai en me promenant sur le boulevard.
Je sortis du café, et j'attendis.
Cinq minutes après, Porcher sortit à son tour.
- Eh bien, me dit-il, vous avez donc une pièce reçue à l'Ambigu ?
- Oui, et qui est même entrée en répétition aujourd'hui.
- Je sais cela ; et vous voudrez de l'argent sur vos billets ?
- Dame ! lui dis-je, voici la position...
Et je lui racontai en deux mots toute ma vie.
- Combien désirez-vous sur vos billets ? Vous savez qu'ils ne valent que deux francs par jour ?
- Eh ! mon Dieu, oui, je le sais.
- Je ne puis donc pas vous donner beaucoup.
- Je comprends cela.
- Car la pièce peut ne pas réussir.
- Mais, enfin, pouvez-vous me donner ?...
- Combien ?... Voyons !
Je rappelai tout mon courage, tant je trouvais moi-même la demande exorbitante.
- Pouvez-vous me donner cinquante francs ?
- Oh ! oui, dit Porcher.
- Quand cela ?
- Tout de suite. Je ne les ai pas sur moi, mais je vais les prendre au café.
- Et moi, je vais y rentrer pour vous donner un reçu.
- Inutile ; je vous inscrirai sur mon registre, comme je fais pour M. Mélesville et pour les autres : seulement, il est convenu de parole, n'est ce pas, que, pour tout l'avenir, nous faisons affaire ensemble ?
- Convenu... à la vie, à la mort.
Porcher entra, prit cinquante francs au comptoir, et me les remit dans la main.
J'ai éprouvé peu de sensations aussi délicieuses que le contact de ce premier argent gagné avec ma plume ; jusque-là, celui que j'avais touché n'avait été gagné qu'avec mon écriture.
- Tenez, me dit-il, soyez sage, travaillez bien, et je vous ferai connaître Mélesville.
Je regardai Porcher. C'était la seconde fois qu'il prononçait ce nom à propos duquel Rousseau m'avait fait une si instante recommandation.
- Pourquoi faire, connaître Mélesville ? hasardai-je timidement.
- Mais pour travailler avec lui, donc ! Si vous travailliez avec Mélesville, vous seriez lancé.
Je regardai Porcher.
- Ecoutez, monsieur, lui dis-je, je serais désespéré que ce que je vais vous dire pût vous déplaire.
- Oh ! oh ! me répliqua Porcher, est-ce que ce que vous avez à me dire serait du mal de M. Mélesville ?
- Non, monsieur, Dieu m'en garde ! Je n'ai vu M. Mélesville qu'une fois ou deux, je crois, du moins : un homme de trente-cinq ans, n'est-ce pas ?
- Oui.
- Brun, mince ?
- Oui.
- Souriant toujours ?
- Oui.
- Des dents magnifiques ?
- C'est cela.
- Eh bien, M. Mélesville est un homme d'infiniment d'esprit.
- Je crois bien !
- Mais j'ai une prétention.
- Laquelle ?
- C'est, d'ici à un an ou deux, d'arriver seul.
- Où cela ?
- Au Théâtre-Français.
- Ah ! ah !... mauvaise affaire !
- Le Théâtre-Français ?
- Oui.
- Pour qui ?
- Pour moi.
- Comment, pour vous ?
- Oui ; vous ne vous doutez pas des difficultés qu'ils font pour les billets, à ce maudit théâtre. N'importe ! les droits d'auteur sont bons, et, si vous pouvez arriver, dame ! vous ferez bien... Mais, je vous en préviens, ce n'est pas commode.
- Je le sais bien ; mais je connais un peu M. Talma.
- Oh ! bien, alors, c'est comme si vous disiez à Rome : « Je connais le pape. » Bon, bon, bon ! allez... mais n'oubliez pas que c'est à Porcher que vous avez eu affaire le premier.
- Je n'ai garde.
- Ayez bonne mémoire ; ordinairement, les gens qui ont bonne mémoire ont bon coeur.
- Je crois, monsieur, que vous êtes une preuve vivante de ce que vous dites.
- Pourquoi cela ?
- Parce que voilà deux ou trois fois que vous prononcez le nom de Mélesville.
- Mélesville ! c'est-à-dire, monsieur, que je me ferais tuer pour lui.
- Je n'aurai pas l'indiscrétion de vous demander la cause de votre dévouement.
- Oh ! c'est bien simple. J'étais perruquier. C'était moi qui taillais les cheveux à Mélesville ; lui, il a de la fortune, mais n'importe ! il faisait des pièces. Dans ce temps-là, il y a dix ou douze ans, on ne vendait pas ses billets, on les donnait.
- Monsieur Porcher, croyez que, si j'étais plus riche, je vous donnerais les miens avec le plus grand plaisir.
- Vous ne comprenez pas : dans ce temps-là, on ne vendait pas ses billets, on les donnait. M. Mélesville me donnait donc ses billets ; j'allais avec des amis à ses pièces, et j'applaudissais. Il fit tant de pièces et me donna tant de billets, qu'il me vint une idée ; c'était, au lieu de les prendre et de les donner pour rien, de les lui acheter et de les vendre : je lui proposai le marché : « Vous êtes fou, Porcher, me dit-il ; que diable voulez-vous faire de cela ? - Laissez-moi essayer. - Oh ! parbleu ! essayez, mon cher. » J'essayai, monsieur ; cela réussit. Depuis ce temps, je fais mes petites affaires, et, si jamais j'arrive à une fortune, c'est à M. Mélesville que je le devrai. Aussi, venez chez moi, et vous verrez son portrait avec celui de ma femme et de mes enfants.
J'ai été depuis chez Porcher, et plusieurs fois même – cent fois peut-être pour lui demander des services, une fois seulement pour lui en rendre – ; et, chaque fois que j'y ai été, mon regard s'est arrêté sur ce portrait de Mélesville que la reconnaissance de cet excellent homme avait, dans son coeur, élevé à la hauteur de celui de sa femme et de ses enfants.
Un jour, Porcher eut je ne sais quoi à demander à Cavé – c'était du temps que Cavé était directeur des beaux-arts.
Je conduisis Porcher chez Cavé.
- Tiens ! lui dis-je, je t'amène un homme qui a plus fait pour la littérature depuis vingt-cinq ans, que toi, tes prédécesseurs et tes successeurs n'ont fait et ne feront en un siècle.
Et c'était vrai, ce que je disais là.
L'idée ne viendra jamais à un homme de lettres, dans l'embarras, de s'adresser au ministre de l'intérieur ou au directeur des beaux-arts.
Mais l'idée lui viendra de s'adresser à Porcher, et il fera bien.
Chez Porcher, il trouvera bon visage et caisse ouverte, deux choses qu'il ne trouverait certainement pas au ministère de l'intérieur.
J'en appelle à Théaulon, à Soulié, à Balzac morts ; j'en appelle à tous ceux qui vivent.
Depuis vingt-cinq ans, Porcher a peut-être prêté à la littérature cinq cent mille francs.
Aussi, pour mon compte, je suis reconnaissant à Porcher, comme Porcher était reconnaissant à Mélesville, et, quand je vais aujourd'hui chez Porcher, je suis heureux et fier de voir mon portrait trois fois reproduit, en buste, en pastel, en médaille, à côté du portrait des enfants de Porcher.
Mais ce dont je lui suis reconnaissant surtout, c'est de ces premiers cinquante francs qu'il me donna, que je rapportai à ma mère, et qui firent refleurir dans son âme cette fleur du ciel qui commençait à s'y faner : l'espérance !
Aussi demandez à madame Porcher, elle qui est en relation avec tout ce qui a de l'esprit en France, les charmantes lettres qu'elle reçoit.
Elle aurait bien certainement un recueil à publier, qui ne le céderait en rien aux lettres de madame de Sévigné, quoiqu'elles soient d'un autre genre.
Nous en prenons une au hasard ; elle est d'un auteur de notre connaissance, qui n'est pas nous, quoique sa signature ressemble diablement à la nôtre.
Il demandait un modeste emprunt de cent francs, et on lui répondait d'attendre quelques jours ; après quoi, il était probable qu'on serait en mesure de lui rendre ce service. – Voici la lettre :
« Attendre quelques jours, madame ! mais c'est comme si vous disiez à un homme à qui l'on va couper le cou de danser un rigodon ou de faire un calembour ; mais, dans quelques jours, je serai riche à millions ! je toucherai cinq cents francs. Si je m'adresse à vous, si je vous ennuie de moi, c'est que je suis dans une misère à rendre des points à Job, le plus grand malheureux de l'Antiquité. Si vous ne m'envoyez pas ces cent francs par mon esclave, je dépense mes derniers sous à faire l'acquisition d'une clarinette et d'un caniche, et je vais jouer de l'une et de l'autre devant votre porte en m'écrivant sur le ventre : « Faites l'aumône à un homme de lettres abandonné de madame Porcher. » – Voulez-vous que j'aille vous demander ces cent francs sur la tête ? que je crie : Vive la République ! ou que j'épouse mademoiselle Moralès ?... Aimez-vous mieux que j'aille à l'Odéon, que je trouve du talent à Cachardy, ou que je porte des chapeaux gibus ?... Ce que vous m'ordonnerez, je le ferai, si vous m'envoyez ces cent francs. Envoyez les moi plutôt dix fois qu'une !
Mille et mille sentiments dévoués,
                    X***.

P.-S. – Cela m'est égal que les cent francs soient en argent, en or ou en billets de banque ; ainsi, ne vous gênez pas. »

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