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Chapitre CXIX


Le duc d'Orléans fait supprimer les gratifications. – Un folliculaire. – Henri III et la censure. – Ma mère est frappée de paralysie. – Cazal. – Edmond Halphen. – Visite au duc d'Orléans. – Première représentation d'Henri III. – Effet qu'elle produit sur M. Deviolaine. – Félicitations de M. de Broval.

C'était donc dans ces conditions que s'offrait à moi l'année 1829 fixée pour ce grand duel entre mon passé et mon avenir.
Ma familiarité dans la maison Villenave m'avait ouvert quelques-uns des salons de l'époque, entre autres, celui de la princesse de Salm. J'y connus lady Morgan, Cooper et Humboldt.
Cependant, Henri III faisait grand bruit. Il n'était question que de la révolution que devait produire sa représentation. Je suivais mes répétitions avec une grande assiduité, attiré – à ce que je disais, moi – par l'intérêt que je portais à l'ouvrage, et – à ce que disait mademoiselle Mars – par celui que je portais à une très belle et très gracieuse personne qui jouait un bout de rôle dans mon drame, à mademoiselle Virginie Bourbier.
Depuis le mois d'octobre, je n'avais pas remis le pied à mon bureau.
Aussi, quoique j'eusse assidûment travaillé pendant neuf mois de l'année, et, par conséquent, quoique j'eusse droit aux trois quarts de mes gratifications, le tableau de répartition parut apportant à chacun, excepté à moi, sa part de la munificence de Son Altesse royale.
Ce n'était pas un simple oubli comme j'aurais pu le craindre – oubli qui eût été on ne peut plus humiliant pour moi – non, la chose avait été débattue, plaidée, résolue, et Son Altesse royale avait daigné écrire, en face de mon nom, et de sa propre main :

« Supprimer les gratifications de M. Alexandre Dumas, qui s'occupe de littérature. »

Au reste, l'administration était séparée en deux camps à cause de moi. Quelques-uns avaient bravement pris parti pour la littérature contre la bureaucratie. Au nombre de mes défenseurs étaient le petit papa Bichet, qui, la tête montée par M. Pieyre et par M. Parseval de Grandmaison, soutenait que j'irais loin... pas si loin que Piron, bien entendu ; mais, enfin, que je ferais parler de moi.
Les autres étaient Lassagne, Lamy, secrétaire de mademoiselle Adélaïde, le fils du directeur de la comptabilité Jamet, que son admiration pour les acteurs anglais, et surtout pour une charmante actrice anglaise, avait rallié au parti romantique, et quelques autres qui, trop dépendants par leur position, n'osaient me manifester leur sympathie qu'à demi-voix.
Oudard était resté neutre.
M. Deviolaine était chancelant ; tout ce bruit qui se faisait autour de mon nom l'avait ébranlé. Aurais-je raison contre tout le monde, et, malgré mon éducation à trois francs par mois, réussirais-je où tant d'autres avaient succombé ?
De temps en temps, il exprimait ce doute, et presque toujours il achevait sa période dubitative par ces mots :
- Le b... est assez entêté pour cela !
La représentation, remise de jour en jour, comme cela arrive habituellement au théâtre, était, enfin, fixée au 11 février.
Seulement, une grave inquiétude planait sur tout le monde comme un nuage sombre, et particulièrement sur moi.
La censure n'avait pas encore dit son dernier mot au sujet de la pièce.
Il y avait, à cette époque, un misérable qui vivait de scandale, rançonnant tour à tour l'amour-propre ou la faiblesse, près duquel Geoffroi était un honnête homme et un critique consciencieux. C'était pour lui que de Laville semblait avoir fait ces vers du Folliculaire :

          Un vase de vermeil une bague de prix,
          Du vin surtout, voilà ses cadeaux favoris.
          On assure – je crois que, sur ce fait probable,
          Pour le vrai, la chronique a pris le vraisemblable –
          Qu'au jour où nos amis viennent du vieux Nestor
          Nous souhaiter les ans, et bien d'autres encor ;
          Au jour où les filleuls aiment tant leurs marraines ;
          Jour de munificence où, sous le nom d'étrennes,
          Chacun de son voisin attend quelques tributs,
          Et d'une honnête aumône accroît ses revenus,
          Il revend au rabais, ou plutôt à l'enchère,
          Le superflu des vins et de la bonne chère
          Dont l'accable le zèle ou l'effroi des acteurs ;
          Et que Follicula, pour qui les directeurs
          De schalls et de chapeaux renouvellent l'emplette,
          Se fait, pendant deux mois, marchande à la toilette !

A cet homme, le théâtre presque entier payait un tribut. Mademoiselle Mars lui faisait une pension ; il avait des subventions du Théâtre-Français, de l'Odéon, de l'opéra et de l'opéra-Comique. On venait chez lui comme à un marché public : il vendait aux uns l'éloge, aux autres l'attaque. Il vendait tout, jusqu'à son silence.
Mademoiselle Mars, Firmin, les comédiens français, Taylor lui-même avaient insisté pour que je fisse une visite à cet homme ; j'avais constamment refusé.
Aussi, un matin, m'apporta-t-on son journal, et j'y lus ces lignes :

« Dans la pièce que vient de recevoir la Comédie-Française, ouvrage d'un écrivain qui a, nous assure-t-on, beaucoup de mérite, on voit des personnages honteusement liés au sujet la cour d'Henri III dont la nouvelle apparition sur la scène offre peut-être une preuve du talent de l'auteur, mais présente, à coup sûr, une inconvenance qu'il est impossible de tolérer. L'histoire a consacré les noms de ces misérables héros, de ces infâmes copartageants d'une débauche aussi crapuleuse qu'inexplicable ; nous pouvons donc risquer de les appeler par leur nom, et signaler à la réprobation du pouvoir ces rôles de mignons sur le scandale desquels on pourrait compter pour remuer la multitude...
« Si les renseignements qu'on nous donne à ce sujet sont exacts, l'autorité, qui honore le théâtre de sa tutelle, ne souffrira pas une innovation de cette nature, parce qu'elle sait que son premier devoir est de n'autoriser que des ouvrages à la représentation desquels une fille, un fils puissent être innocemment satisfaits, quand ils demandent à leurs parents : "Qu'est-ce que cela veut dire ?" »

Je m'y attendais, et ma résolution était prise d'avance. A peine eus-je lu le paragraphe cité ci-dessus, que je me munis d'une canne solide, et que je reparus dans les bureaux pour dire à de La Ponce la phrase sacramentale :
- De La Ponce, prenez votre manteau et votre chapeau.
J'allai trouver cet homme avec d'autant plus de satisfaction que cet homme avait ses jours où il était brave : si un duel pouvait lui être utile, il se battait.
Je me nommai. – Il m'attendait, me dit-il en entendant mon nom ; mais, sans doute, ne m'attendait-il pas dans les dispositions où je me présentais chez lui.
Etais-je bien ou mal tombé ? Je n'en sais rien, mais le folliculaire n'était pas dans son jour de courage ; il battit la campagne, nous parla de son influence au ministère, essaya de nous montrer les cadeaux du dernier jour de l'an, et finit, en somme, par nous offrir son influence près de M. de Martignac, qui était son ami, et qui lui devait de l'argent.
Je cite cette phrase comme un souvenir de l'impudence de cet homme.
Je lui dis que j'étais venu, non pas pour user de son influence, mais pour l'inviter à rétracter, le plus promptement possible et dans les meilleurs termes, son article du jour.
Le lendemain, son journal contenait la rétractation suivante :
« Nous serions désolé qu'on nous imputât des intentions bien éloignées de notre pensée, au sujet de notre petit article d'hier sur Henri III, nouvellement admis à la Comédie-Française. Nous n'avions pas de renseignements exacts sur ce point ; nous en possédons maintenant, et nous pouvons rassurer nos lecteurs sur le ton, la délicatesse et le tact qui ont présidé à la mise en scène des personnages dont il était question. Cette manière de traiter le romantique est trop voisine du classique pour que nous la désapprouvions. » Peut-être s'étonnera-t-on que je me sois un instant inquiété de cet homme. Mais – il faut que je le répète pour qu'on le croie – cet homme tout méprisé, tout méprisable qu'il était, avait son influence. Ses recommandations, au lieu d'être déchirées au nez du recommandé, avaient leur poids dans la balance des grâces, et un directeur des beaux-arts de notre connaissance à tous lui a fait, pendant de longues années, une pension de mille écus.
Au reste, que cette rétractation eût influé ou non sur la commission d'examen, le lendemain du jour où parut cette rétractation, la pièce fut rendue moins torturée, moins lacérée, moins déchiquetée qu'elle ne le serait aujourd'hui !
Il est vrai que M. de Martignac, qui avait beaucoup entendu parler de la pièce, avait voulu être son censeur, et M. de Martignac comme chacun le sait, était un homme si spirituel, que, tant qu'il fut au ministère, Charles X eut de l'esprit.
J'étais au théâtre, tout joyeux de ce retour presque inespéré de mon drame, qui devait passer le samedi suivant, lorsque le domestique de M. Deviolaine accourut, tout effaré, me dire que ma mère, en sortant de chez M. Deviolaine, et en descendant l'escalier, venait de se trouver mal, et qu'il était impossible de lui faire reprendre connaissance.
M. Deviolaine demeurait au quatrième, dans la maison de Chaulin, le papetier, maison qui fait le coin de la rue Saint-Honoré et de la rue de Richelieu.
Je me précipitai hors de la scène en envoyant le garçon d'accessoires prévenir le médecin du théâtre, M. Florence, que ma mère avait besoin de ses secours.
En quelques secondes j'étais près d'elle : ma mère était couchée dans un grand fauteuil ; elle avait les yeux ouverts, le regard intelligent, mais elle articulait à peine.
Tout un côté de son corps était insensible et immobile.
Elle était venue faire une visite à madame Deviolaine ; comme d'habitude, elle avait parlé de moi ; comme d'habitude, on lui avait dit que j'étais un malheureux entêté, indigne des bontés que la maison d'Orléans avait eues pour moi ; que ma pièce tomberait et ne produirait pas même les mille écus qu'elle devait à M. Laffitte, et qu'alors je me trouverais sans place et sans avenir.
Ma pauvre mère avait beaucoup pleuré, s'en était allée toute troublée, et, en mettant le pied sur l'escalier, sans rien éprouver qu'un éblouissement, qu'un abandon absolu de ses forces, elle s'était affaissée sur elle-même, les jambes étendues sur les degrés, le corps couché sur le palier.
C'est dans cette situation qu'un locataire l'avait trouvée en montant ; il avait sonné à la porte de M. Deviolaine. On l'avait portée dans un fauteuil où, d'évanouie qu'elle était d'abord, elle avait repris ce peu de connaissance que je lui voyais.
Je tâtai le pouls de ma pauvre mère ; je soulevai le bras, qui retomba inerte : je le pinçai pour constater son insensibilité, et je demeurai convaincu qu'elle venait d'être frappée d'une attaque d'apoplexie assez grave pour entraîner, au moins, la paralysie du côté gauche.
J'envoyai chercher de la moutarde, et lui mis les pieds dans l'eau bouillante en attendant le médecin.
Puis, comme il tardait, j'envoyai chez le coutelier qui demeurait presque en face, chercher une lancette, décidé à la saigner moi-même au pied, si Florence n'arrivait pas.
Florence arriva.
Ce fut lui qui s'acquitta de l'opération ; presque aussitôt, un léger mieux se manifesta : la langue, débarrassée, put prononcer quelques mots.
Sur ces entrefaites, ma soeur accourut ; par bonheur, elle était à Paris, où elle était venue pour assister à ma première représentation.
Par bonheur encore, un appartement se trouvait vacant dans la maison, au troisième étage, je crois ; nous le primes pour un trimestre. Madame Deviolaine y fit descendre un lit pour ma mère ; nous y transportâmes de la rue du faubourg Saint-Denis des matelas pour nous ; ces matelas furent posés à terre dans la chambre de ma mère. nous étions résolus, ma soeur et moi, à ne pas la laisser seule un instant.
Malheureusement, Thibaut n'était pas à Paris. Madame de Celles, la fille du général Gérard, étant souffrante de la poitrine, avait demandé un médecin qui pût l'accompagner en Italie ; madame de Leuven lui avait désigné Thibaut, et Thibaut était parti avec elle.
Comme nous ne connaissions Florence que par occasion, il eut la discrétion, les premiers soins donnés à la malade, de se retirer de lui-même. J'appelai, alors, un autre de mes amis nommé Cazal.
C'était un homme fort intelligent, et la preuve, c'est que, voyant que, malgré ses connaissances médicales, sa clientèle restait médiocre, il inventa un genre nouveau de parapluies et d'ombrelles, prit un brevet, et fit fortune.
Cazal passa avec nous la nuit entière près de ma mère ; le lendemain l'amélioration continuant, il avait pu, sauf rechute, nous répondre à peu près de sa vie.
Combien je bénis l'idée que j'avais eue de recourir à M. Laffitte ! Combien je bénis M. Laffitte de m'avoir prêté mille écus ! Au moins, nous étions sûrs d'une chose, c'est que, dans sa maladie, de quelque façon que les choses tournassent, ma mère ne manquerait de rien.
Du reste, en apprenant cette nouvelle, un de mes amis, fils d'un célèbre marchand de diamants, Edmond Halphen, ignorant que j'étais riche comme Ali Baba, m'envoya une petite bourse avec vingt louis dedans.
Je lui renvoyai les louis, mais je gardai la bourse – en souvenir de cette tendre attention qui s'est si rarement renouvelée à mon égard que je cite avec reconnaissance ce fait, dont je fus profondément touché.
J'ai, cependant, retrouvé parfois cette même spontanéité, mais chez des amies, et non chez des amis.
Tout affecté que j'étais – et Dieu sait si le coup m'avait douloureusement atteint ! – je dus quitter ma mère pendant quelques heures ; mon drame paraissait si étrange à ceux-là même qui jouaient dedans, que, dès que je n'étais plus là, leur confiance disparaissait.
J'arrivai. Tout le monde était touché du malheur qui me frappait d'une façon si inattendue. Taylor était là pour faire répéter à ma place, dans le cas où je n'eusse pas pu venir.
La pièce était prête ou à peu prés, et il n'y avait aucun doute qu'elle ne pût passer le samedi suivant.
En rentrant à la maison, je trouvai toute la famille Villenave, depuis Théodore jusqu'à Elisa. On ne m'avait pas vu la veille, moi qu'on voyait tous les jours, et, à ma place, une lettre était arrivée qui prévenait ces excellents amis de l'accident.
Alors, ils étaient accourus. On n'a aucune idée de ce que furent pour moi les deux ou trois jours qui s'écoulèrent entre cette douleur profonde de voir ma mère mourante, et ce terrible travail d'un premier drame à mettre au jour.
La veille de la représentation, je me préparai à une démarche que j'avais résolue depuis longtemps.
Je me présentai au Palais-Royal, et je demandai à parler à M. le duc d'Orléans.
La demande était si inusitée, si audacieuse, que, sans doute, on crut que j'avais une audience. On prévint M. le duc d'Orléans que j'étais là, et que je désirais lui parler.
Le duc d'Orléans se fit répéter deux fois mon nom, et donna l'ordre de m'introduire.
- Ah ! ah ! c'est vous, monsieur Dumas, me dit-il ; quel bon vent vous amène ou plutôt vous ramène ?
- Monseigneur, lui dis-je, c'est demain qu'on joue Henri III.
- Oui, dit-il, je sais cela.
- Eh bien, monseigneur, je viens vous demander une grâce ou plutôt une justice.
- Laquelle ?
- C'est d'assister à ma première représentation... Il y a un an qu'on dit à Votre Altesse que je suis un fou entêté et vaniteux ; il y a un an que je suis un poète humble et travailleur ; vous avez, sans m'entendre, monseigneur, donné raison à ceux qui m'accusaient près de vous – peut-être Votre Altesse eût-elle dû attendre : Votre Altesse en a jugé autrement, et n'a pas attendu. – Demain, le procès se juge devant le public ; assistez au jugement, monseigneur, voilà la prière que je viens vous faire.
Le duc me regarda un instant, et, voyant avec quelle tranquillité je soutenais son regard :
- Ce serait avec grand plaisir, monsieur Dumas, me répondit-il, car quelques personnes m'ont dit, en effet, que, si vous n'étiez pas un modèle d'assiduité, vous étiez un exemple de persévérance ; mais, malheureusement, cela m'est impossible.
- Votre Altesse me dira peut-être qu'un homme qui aspire à faire parler les grands devrait savoir qu'on n'interroge pas un prince ; cependant, monseigneur, je suis vis-à-vis de Votre Altesse dans une situation tellement exceptionnelle, que j'oserai vous demander d'où vient cette impossibilité, qui, je vous l'avoue, me désespère.
- Jugez-en vous-même : j'ai demain vingt ou trente princes et princesses à dîner.
- Monseigneur croit-il que ce ne serait pas un spectacle curieux à donner à ces princes et à ces princesses, que celui d'Henri III ?
- Comment voulez-vous que je leur donne ce spectacle ? on se met à table à six heures, et Henri III commence à sept.
- Que monseigneur avance son dîner d'une heure, je ferai retarder d'une heure Henri III ; monseigneur aura trois heures pour désaffamer ses augustes convives.
- Tiens ! c'est une idée, cela... Croyez-vous que le Théâtre-Français consente au retard ?
- Il sera trop heureux de faire quelque chose pour Son Altesse.
- Mais où les mettrai-je ? Je n'ai que trois loges.
- J'ai prié l'administration de ne pas disposer de la galerie, que je n'aie vu Votre Altesse.
- Vous présumiez donc que je consentirais à voir votre ouvrage ?
- Je comptais sur votre justice... Voyons, monseigneur, j'en appelle à Philippe éveillé.
- C'est bien. Allez dire à Taylor que, si la Comédie-Française consent à retarder la représentation d'une heure, j'assisterai à cette représentation, et qu'à cet effet, je retiens toute la galerie.
- J'y cours, monseigneur.
- Etes-vous content ?
- Ravi ! J'espère, d'ailleurs, que Son Altesse n'aura pas à se repentir de sa complaisance.
- Et moi aussi... Allons, bonne chance !
Je saluai, et sortis.
Dix minutes après, le théâtre était prévenu ; vingt minutes après, le duc d'Orléans avait une réponse affirmative. Le soir même, les lettres qui annonçaient aux convives le changement d'heure étaient envoyées.
Ce lendemain, tant attendu, arriva enfin !
Ce jour-là, il n'y avait ni répétition ni raccords ; je pus rester jusqu'au soir près de ma mère. On m'avait donné au théâtre un certain nombre de billets, et surtout de billets de parterre – la claque, à cette époque, n'était point organisée comme de nos jours, et la place d'entrepreneur de succès était presque une sinécure : on s'en remettait aux soins des amis, et à l'impartialité du public – ; cette libéralité du théâtre me permit de signer un billet de parterre à chacun de mes anciens camarades de bureau. Porcher et sa femme eurent chacun un billet de balcon.
J'eus une petite loge placée sur le théâtre même, et dans laquelle on tenait deux personnes.
Ma soeur eut une première loge où elle donna l'hospitalité à Boulanger, à de Vigny et à Victor Hugo.
Je ne connaissais ni Hugo ni de Vigny ; ils s'étaient adressés à moi en désespoir de cause.
Je fis connaissance avec tous deux ce soir-là.
M. Deviolaine eut un billet d'orchestre.
Tout le reste de la salle était loué depuis huit jours – on vendit une loge au prix exorbitant de vingt louis !
A sept heures trois quarts, j'embrassais ma mère, qui ne se doutait guère, dans le trouble où était son cerveau, quel combat j'allais livrer.
Je rencontrai M. Deviolaine dans le corridor.
- Eh bien j...-f..., me dit-il, tu y es donc enfin arrivé ?
- Que vous avais-je promis ?
- Oui ; mais il faut voir un peu ce que le public pensera de ta prose.
- Vous verrez, puisque vous voilà.
- Je verrai, je verrai, grommela M. Deviolaine ; ce n'est pas bien sûr que je verrai...
Je m'éloignai sans savoir ce qu'il entendait par ces paroles, et je gagnai ma loge, qui, ainsi que je l'ai dit, était sur le théâtre.
De ma loge, mon regard embrassait parfaitement la salle.
Ceux qui ont assisté à cette représentation se rappellent quel magnifique coup d'oeil elle offrait : la première galerie était encombrée de princes chamarrés d'ordres de cinq ou six nations ; l'aristocratie tout entière était entassée dans les premières et les secondes loges ; les femmes ruisselaient de diamants.
La toile se leva. – Je n'ai jamais éprouvé de sensation pareille à celle que me produisit la fraîcheur du théâtre venant frapper mon front ruisselant.
Le premier acte fut écouté avec bienveillance, quoique l'exposition soit longue, froide et ennuyeuse. La toile tomba. Ces mots du duc de Guise : « Saint-Paul ! qu'on me cherche les mêmes hommes qui ont assassiné Dugast ! » furent vivement applaudis, et réchauffèrent le public et les artistes.
Je courus voir comment allait ma mère.
A mon retour dans la salle, je retrouvai M. Deviolaine dans le corridor ; seulement, comme j'y apparaissais, il entrait vivement dans un petit cabinet. Je crus qu'il avait l'intention de m'éviter : je le calomniais, pauvre cher homme ! Il était occupé de tout autre chose.
Le deuxième acte commença ; celui-là était amusant ; la scène de la sarbacane, que je craignais beaucoup, passa sans opposition aucune. La toile tomba au milieu d'applaudissements parfaitement nourris.
C'était le troisième acte qui devait décider le succès. – Dans le troisième acte se trouvait la scène entre le page et la duchesse, et la scène entre la duchesse et le duc ; scène où M. de Guise force sa femme de donner un rendez-vous à Saint-Mégrin. Si la violence de cette scène trouvait grâce en face du public, c'était ville gagnée.
La scène souleva des cris de terreur, mais, en même temps, des tonnerres d'applaudissements : c'était la première fois qu'on voyait aborder au théâtre des scènes dramatiques avec cette franchise, je dirais presque avec cette brutalité.
Je sortis ; j'avais hâte de voir ma pauvre mère, et de l'embrasser quoique, dans l'état où elle était, elle pût à peine comprendre que c'était moi qui l'embrassais.
Que j'eusse été heureux, si, au lieu d'être dans son lit, elle eût été dans la salle !
Elle dormait d'un sommeil assez paisible ; je l'embrassai sans qu'elle se réveillât, et je repris le chemin du théâtre. Sous le péristyle, je rencontrai M. Deviolaine, qui s'en allait.
- Comment ! lui dis-je, vous ne restez pas jusqu'à la fin ?
- Est-ce que je puis rester jusqu'à la fin, animal ?
- Mais pourquoi cela, ne pouvez-vous pas rester ?...
- Parce que je suis une fichue bête ! Parce que l'émotion m'a flanqué... la colique.
- Ah ! m'écriai-je en riant, c'est donc pour cela que je vous ai vu entrer dans un cabinet ?
- Oui, c'est pour cela, monsieur... Voilà déjà cinquante sous que tu me coûtes ! A deux sous par fois, compte... Tu me feras crever, vois-tu !
- Bah ! vous exagérez ; que diable pouvez-vous faire au bout de vingt-cinq fois ?
- Mais je ne fais rien, bigre de bête ! Aussi, la dernière fois, si je ne m'étais pas arrêté par les cheveux, je me passais par le trou du c.. ! Ah ! il était temps !... Bon ! voilà que cela me reprend !
Et M. Deviolaine, les deux mains sur son ventre, se mit à courir vers la rue Saint-Honoré.
Je rentrai au théâtre ; comme je l'avais bien prévu, à partir du quatrième acte jusqu'à la fin, ce ne fut plus un succès, ce fut un délire croissant : toutes les mains applaudissaient, même celles des femmes. Madame Malibran, qui n'avait trouvé de place qu'aux troisièmes, penchée tout entière hors de sa loge, se cramponnait de ses deux mains à une colonne pour ne pas tomber.
Puis, lorsque Firmin reparut pour nommer l'auteur, l'élan fut si unanime, que le duc d'Orléans lui-même écouta debout et découvert le nom de son employé, qu'un succès, sinon des plus mérités, au moins des plus retentissants de l'époque, venait de sacrer poète.
Le soir même, en rentrant chez moi, je trouvai une lettre de M. le baron de Broval.
Je la reproduis textuellement :

« Je ne veux pas me coucher, mon bon jeune ami, sans vous avoir dit combien je me sens heureux de votre beau succès, sans vous avoir félicité de tout mon coeur, et votre excellente mère surtout, pour qui je sais que vous éprouviez plus d'angoisses encore que pour vous-même. Nous les partagions vivement, nos camarades, ma soeur et moi ; et, maintenant, nous jouissons de ce triomphe si justement acquis à la double énergie du talent le plus noble et de la piété filiale. Je crois bien sûr que vos couronnes et cet avenir de gloire que vous ouvre l'inspiration, vous laissent sensible à l'amitié, et la mienne pour vous est bien heureuse.
Ce 11 février 1829.
                    Baron de Broval. »

C'était le même qui, cinq mois auparavant, me forçait de donner la démission de mes appointements !

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