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Chapitre CXXI


L'Arsenal. – La maison de Nodier. – Profil du maître. – Le congrès des bibliophiles. – Les trois chandelles. – Deburau. – Mademoiselle Mars et Merlin. – La famille de Nodier. – Ses amis. – Dans quelles maisons j'ai de l'esprit. – Le salon de l'Arsenal. – Comment Nodier racontait. – Le bal et la bassinoire.

J'ai dit que je reviendrais à Nodier, et je tiens parole.
Après le service que Nodier m'avait rendu en m'ouvrant les portes du Théâtre-Français, j'allai remercier Nodier.
Nodier fit mieux cette seconde fois qu'il n'avait fait la première, il m'ouvrit les portes de l'Arsenal.
Et qu'on ne s'effraye pas du mot, qu'on ne croie pas qu'il s'agit de quelque collection d'armes, de quelque musée d'artillerie ; les portes de l'Arsenal, c'étaient les portes de la maison de Charles Nodier.
Tout le monde connaît ce grand bâtiment sombre faisant suite au quai des Célestins, adossé à la rue de Morland et dominant la rivière, que l'on appelle l'Arsenal !
C'est là que demeurait Nodier.
Comment, un jour que Paris se préparait à la guerre, s'éleva cette lourde bâtisse, sur un emplacement que l'on appelait le Champ-au-Plâtre ; comment, la lourde bâtisse élevée, François Ier y fit fondre les canons dont on se servit si malheureusement à Pavie ; comment, manquant de terrain, il emprunta une grange à sa bonne ville de Paris, en promettant de la lui rendre ; comment, cette première grange empruntée, il en emprunta une seconde, puis une troisième, comment enfin, en vertu de cet axiome : « Ce qui est bon à prendre est bon à garder », il garda les trois granges empruntées – c'est ce que nous raconterons quand, à la suite de nos impressions de voyage en Europe, en Asie et en Afrique, viendront nos impressions de voyage dans Paris ; mais c'est ce qui, dans ces simples mémoires, nous entraînerait beaucoup trop loin. Ces granges, réunies au grand bâtiment dont nous avons parlé, servirent à enfermer des canons et à entasser de la poudre. Un jour, sous Henri II, une étincelle – d'où venait- elle ? on n'en sait rien : d'où viennent les étincelles qui font les incendies terribles ! – une étincelle mit le feu à la poudrière ; la poudrière sauta ; Paris trembla, comme tremble Naples, comme tremble Catane, quand rugit le Vésuve ou quand bondit l'Etna ; les poissons périrent dans la rivière ; à cette commotion inattendue, les maisons du voisinage oscillèrent, puis croulèrent sur elles-mêmes. Melun, à douze lieues, frissonna au bruit de ce tonnerre ; trente personnes, enlevées par le volcan, retombèrent en lambeaux, cent cinquante furent blessées, et, comme on ignorait la cause de ce malheur, on l'attribua aux protestants, contre lesquels on n'était point fâché d'amasser des griefs. On comprend bien que les bâtiments élevés par François Ier, et les trois granges de la ville de Paris, disparurent dans cette commotion. Charles IX, qui était un grand bâtisseur, qui fit sculpter le Louvre, et tailler la fontaine des Innocents, Charles IX vint, avec son architecte, faire une visite à ces ruines, dressa le plan d'un nouveau bâtiment, commença les nouvelles constructions, et, comme c'était à la fois un grand artiste et un grand poète, il est probable qu'il les eût menées à bonne fin, sans la reine Catherine de Médicis, qui, ayant déjà eu un fils tué sous elle, n'était pas fâchée de se débarrasser de Charles IX, comme elle s'était débarrassée de François II, afin d'arriver vite à Henri III.
Que si cette accusation contre Catherine de Médicis paraissait un peu trop forte à nos lecteurs, qui aimeraient mieux voir, dans la mort de Charles IX, le jugement de Dieu – ce qui peut très bien s'allier, d'ailleurs, avec l'empoisonnement de Charles IX par sa mère – nous leur rapporterions le dialogue suivant, recueilli par Bassompierre ; il est court, mais instructif :
« - Sire, disait Bassompierre au roi Louis XIII, qui sonnait avec acharnement du cor dans l'embrasure d'une fenêtre du vieux Louvre, sire, vous avez tort de perdre ainsi tout votre souffle ; vous êtes faible de poitrine, et il pourrait bien vous en arriver autant qu'au roi Charles IX.
« - Mon cher Bassompierre, répondit Louis XIII, le roi Charles IX n'est pas mort pour avoir trop souvent et trop longuement sonné du cor ; il est mort pour avoir eu l'imprudence de se raccommoder avec sa mère, après avoir eu la prudence de se brouiller avec Catherine de Médicis. »
Revenons à l'Arsenal, et à un autre roi qui eut l'imprudence de se brouiller avec sa femme, ou plutôt avec la maison d'Autriche dont sa femme était – à Henri IV.
Ce fut, en effet, Henri IV qui acheva l'Arsenal, et qui fit planter ce beau jardin que l'on voit encore dans les cartes du temps de Louis XIII. Il le donna à Sully pour y placer son ministère des finances ; et c'était là que le parcimonieux ministre entassait les millions avec lesquels Henri comptait faire sa guerre de Flandre, lorsque le poignard de Ravaillac mit fin à cet étrange rêve du XVIIe siècle qui pourra bien devenir une réalité au XIXe, c'est-à-dire de ces sept républiques électives et de ces six monarchies héréditaires régies par un pouvoir suprême, et érigées sous le titre de Congrès de la paix.
Eh ! oui, cher monsieur Cobden, vous avec qui j'ai passé de si mauvais jours, et fait de si tristes dîners en Espagne, l'idée de ce congrès de la paix n'est pas de vous ; elle est de notre pauvre roi Henri IV. Rendons à César ce qui appartient à César.
Ainsi, vous saurez cela, vous qui visitez l'Arsenal, ces beaux salons qui font encore aujourd'hui la bibliothèque de l'Arsenal, c'est Sully qui les fit dorer avec l'argent d'Henri IV.
En 1823, Charles Nodier fut appelé à la direction de cette bibliothèque, et quitta la rue de Choiseul, qu'il habitait, pour venir s'établir dans son nouveau logement. Oh ! ce n'était pas un logis bien magnifique, que celui qui reçut tant d'illustrations. Au premier palier d'un escalier à rampe massive, on trouvait, à gauche, une porte joignant assez mal, et donnant sur un corridor carrelé ; la salle à manger et l'office étaient carrelés comme le corridor.
Trois autres pièces complétaient l'appartement, trois pièces de luxe parquetées et lambrissées : l'une était la chambre à coucher de madame Nodier ; l'autre, le salon ; l'autre le cabinet de travail, la bibliothèque et la chambre à coucher de Charles.
Charles avait deux existences bien distinctes : son existence de la semaine, existence de travailleur et de bibliophile, son existence du dimanche, existence d'homme du monde et de maître de maison.
C'était un homme adorable que Nodier ; je n'ai rien vu et rien connu de si savant, de si artiste et de si bienveillant à la fois – excepté Méry peut-être. Au reste, n'ayant pas un vice, mais plein de défauts, de ces défauts charmants qui font l'originalité de l'homme de génie.
Nodier était prodigue, insouciant, flâneur ; oh ! mais flâneur avec délices, comme Figaro était paresseux. Peut-être pouvait-on lui reprocher d'aimer un peu trop tout le monde ; mais, cela, c'était encore par insouciance, pour ne pas se donner la peine de faire la division de ses sentiments.
Puis, disons-le, c'était le commun des martyrs que Nodier aimait de cette façon-là ; il avait un cercle de privilégiés qu'il aimait avec son coeur, ceux là ; les autres, il ne les aimait qu'avec son esprit.
Nodier était l'homme savant par excellence ; il savait tout, puis encore une foule de choses au-delà de ce tout. D'ailleurs, Nodier avait le privilège des hommes de génie : quand il ne savait pas, il inventait, et ce qu'il inventait, il faut l'avouer, était bien autrement probable, bien autrement coloré, bien autrement poétique, bien autrement ingénieux, et j'oserai dire bien autrement vrai que la réalité. On comprend facilement qu'avec cette faculté inventive, Nodier était un véritable sac à paradoxes... Seulement, ses paradoxes, il ne vous forçait nullement à les adopter ; Nodier créait les trois quarts de ses paradoxes pour son amusement particulier.
Un jour que j'avais déjeuné chez un ministre, on me demandait :
- Comment s'est passé le déjeuner ?
- Bien, répondis-je ; mais, sans moi, je m'y serais cruellement ennuyé !
Eh bien, c'était la même chose pour Nodier : de peur de s'ennuyer, il créait des paradoxes, comme, moi, je raconte des histoires.
Je reviens sur ce que j'ai dit, que Nodier aimait un peu trop tout le monde ; ma phrase a presque l'air d'un reproche : on se tromperait en la prenant ainsi. Nodier aimait comme le feu réchauffe, comme la torche éclaire, comme le soleil luit : il aimait parce que l'amour et l'amitié étaient ses fruits, à lui, aussi bien que le raisin est le fruit de la vigne. Qu'on me permette de faire un mot pour cet homme qui en a tant fait, c'était un aimeur.
J'ai dit en amour et en amitié, parce qu'il en était, pour Nodier, des femmes comme des hommes. De même que Nodier aimait tous les hommes d'amitié, Nodier, dans sa jeunesse – et jamais Nodier ne fut vieux – Nodier aimait toutes les femmes d'amour. Combien en aima-t-il ainsi ? C'est ce qu'il lui eût été impossible de dire. D'ailleurs comme tous les esprits éminemment poétiques, Nodier confondait toujours le rêve avec l'idéal, l'idéal avec la matière ; pour Nodier, toutes les fantaisies de son imagination avaient existé : Thérèse Aubert, la Fée aux miettes, Inès de las Sierras ; il vivait au milieu de toutes ces créations de son génie, et jamais sultan n'eut un plus magnifique harem.
Il est assez curieux de savoir comment travaillait un écrivain qui a produit tant de livres, et des livres si amusants. Je vais vous le dire.
L'homme que nous allons prendre, c'est le Nodier de la semaine, le Nodier romancier, savant, bibliophile, le Nodier écrivant le Dictionnaire des Onomatopées, Trilby, les Souvenirs de jeunesse.
Le matin, après deux ou trois heures d'un travail facile, après avoir couvert d'une écriture lisible, régulière, sans rature aucune, douze ou quatorze pages de papier de six pouces de haut sur quatre de large, Nodier jugeait sa tâche du matin finie, et sortait.
Une fois sorti, Nodier errait à l'aventure, suivant tantôt l'une ou l'autre allée des boulevards, tantôt la ligne de l'un ou de l'autre quai.
Qu'il fit cette route-ci ou celle-là, trois choses le préoccupaient : les étalages de bouquiniste, les boutiques de libraire, les magasins des relieurs ; car Nodier était presque aussi friand de fines reliures que de livres rares, et je ne jurerais pas que, dans son esprit, il n'eût mis au même rang Deneuil, Derome, Thouvenin et les trois Elzévirs.
Cette course aventureuse de Nodier, retardée par les trouvailles de livres ou les rencontres d'amis, commençait d'ordinaire sur le midi, et aboutissait presque toujours, entre trois et quatre heures, chez Crozet ou chez Techener.
Là se réunissait, vers cette heure, le congrès des bibliophiles de Paris : le marquis de Ganay, le marquis de Châteaugiron, le marquis de Chalabre, Bérard, l'homme des Elzévirs, qui, dans ses moments perdus fit la charte de 1830 ; enfin, le bibliophile Jacob, roi de la science bibliographique tant que Nodier n'était pas là, vice-roi quand Nodier arrivait.
Là, on s'asseyait et l'on causait de omni re scibili et quibusdam aliis.
La causerie durait jusqu'à cinq heures.
A cinq heures, Nodier prenait, pour s'en aller, la route opposée à celle qu'il avait prise le matin pour venir ; c'est-à-dire que, s'il était venu par les quais, il s'en retournait par les boulevards, et que, s'il était venu par les boulevards, il s'en retournait par les quais.
A six heures, Nodier dînait en famille.
Après le dîner, la tasse de café savourée en véritable sybarite, à petites et longues gorgées, on enlevait la nappe et ce qui la couvrait, et, sur la table nue, on apportait trois chandelles.
Trois chandelles, et non pas trois bougies. Nodier préférait la chandelle à la bougie. Pourquoi ? Personne ne l'a jamais su. C'était un des caprices de Nodier.
Ces trois chandelles, jamais plus, jamais moins, étaient placées en triangle. Nodier apportait son travail commencé, ses plumes d'oie – il exécrait les plumes de fer – et il travaillait jusqu'à neuf ou dix heures du soir.
A cette heure, il sortait une seconde fois ; mais, alors pour suivre invariablement la ligne des boulevards ; et, selon l'affiche, il entrait à la Porte-Saint-Martin, à l'Ambigu ou aux Funambules. On a vu que c'est à la Porte-Saint-Martin que je l'ai rencontré pour la première fois.
Il y avait trois acteurs qu'adorait Nodier : Talma, Potier et Deburau.
Quand j'ai connu Nodier, Talma était mort depuis trois ans ; Potier était retiré depuis deux ; il ne lui restait donc, comme attraction irrésistible, que Deburau.
C'est lui qui, le premier, a divinisé l'illustre Pierrot. A cet endroit, Janin n'est venu qu'après Nodier, et n'est que son imitateur.
Nodier avait vu près de cent fois Le Boeuf enragé.
A la première représentation de la pièce, il avait attendu le Boeuf jusqu'à la fin, et, ne le voyant pas venir, il était sorti pour s'en informer à l'ouvreuse.
- Madame, lui demanda-t-il, voulez-vous m'apprendre pourquoi cette pantomime que je viens de voir jouer s'appelle Le Boeuf enragé ?
- Monsieur, répondit l'ouvreuse, parce que c'est son titre.
- Ah ! fit Nodier.
Et il se retira satisfait de l'explication.
Les six jours de la semaine s'écoulaient parfaitement semblables les uns aux autres. puis venait le dimanche.
Tous les dimanches, Nodier sortait à neuf heures du matin, et s'en allait déjeuner chez Guilbert de Pixérécourt, pour lequel, à la fois, il avait une grande amitié et une profonde admiration.
Il l'appelait le Corneille des boulevards.
Là, il trouvait le congrès scientifique de Crozet ou de Techener.
Nous avons dit que l'un de ces bibliomanes s'appelait le marquis de Chalabre. Il mourut laissant une bibliothèque du plus grand prix, et léguant cette bibliothèque à mademoiselle Mars. Mademoiselle Mars lisait peu, ou plutôt ne lisait pas du tout. Elle chargea Merlin de classer les livres du défunt, et d'en faire la vente. Merlin, le plus honnête homme de la terre, s'occupa de cette mission avec sa conscience ordinaire, et il feuilleta et refeuilleta si bien chaque volume, qu'un jour, il entra dans la chambre de mademoiselle Mars tenant trente ou quarante billets de mille francs, qu'il déposa sur une table.
- Qu'est-ce que cela, Merlin ? demanda mademoiselle Mars.
- Je ne sais, madame, dit celui-ci.
- Comment, vous ne savez ? Mais ce sont des billets de banque !...
- Sans doute.
- Où donc les avez-vous trouvés ?
- Mais dans un portefeuille pratiqué sous la couverture d'une Bible très rare. Comme la Bible était à vous, les billets de banque sont aussi à vous.
Mademoiselle Mars prit les billets de banque, qui, en effet, étaient bien à elle, et eut grand peine à faire accepter à Merlin, en cadeau, la Bible dans laquelle les billets de banque avaient été trouvés.
Nodier rentrait chez lui de trois à quatre heures, et, comme M. Villenave, se laissait habiller et pomponner par sa fille Marie.
Car – nous avons oublié de le dire – la famille de Nodier se composait de sa femme, de sa fille, de sa soeur madame de Tercy, et de sa nièce.
A six heures, la table était mise chez Nodier. Trois ou quatre couverts en plus des couverts de la famille attendaient les dîneurs de fondation.
Trois ou quatre autres couverts attendaient les dîneurs de hasard.
Les dîneurs de fondation étaient de Cailleux, le directeur du Musée ; le baron Taylor, qui, partant pour l'Egypte, laissa bientôt sa place vacante ; Francis Wey, que Nodier aimait comme son enfant, et dont l'accent franc comtois faisait second dessus de celui de Nodier, et Dauzats.
Les dîneurs de hasard étaient Bixio, le grand Saint-Valery et moi.
Saint-Valery était bibliothécaire comme Nodier. Il avait six pieds un pouce de hauteur. C'était un homme fort instruit, mais sans aucune originalité, ni aucun esprit. C'est sur lui que Méry fit ce vers :
          Il se baisse, et ramasse un oiseau dans les airs !
Lorsqu'il était à sa bibliothèque, c'était chose bien rare qu'il fût obligé de prendre une échelle pour atteindre un livre, si haut qu'il fût placé. Il allongeait un de ses longs bras, se haussait sur la pointe de ses longs pieds, et allait chercher, reposât-il sous la frise, le livre demandé.
Au reste, susceptible au plus haut degré, et ne pouvant digérer des plaisanteries, si inoffensives qu'elles fussent, sur sa grande taille ; il m'en voulut très longtemps, parce qu'un jour qu'il se plaignait à madame Nodier d'un violent rhume de cerveau, je lui demandai s'il n'avait pas eu froid aux pieds l'année dernière.
Une fois admis dans cette douce et bonne intimité de la maison, on allait dîner chez Nodier à son plaisir. S'il fallait ajouter un, deux, trois couverts, aux couverts d'attente, on les ajoutait. S'il fallait allonger la table, on l'allongeait. Mais malheur à celui qui arrivait le treizième ! Celui-là dînait impitoyablement à une petite table, à moins qu'un quatorzième convive, encore plus inattendu que lui, ne vînt le relever de sa pénitence.
Bientôt je fus un de ces intimes dont je parlais tout à l'heure, et ma place à table fut fixée, une fois pour toutes, entre madame Nodier et Marie Nodier. Quand j'apparaissais à la porte, on me recevait avec des cris de joie, et il n'y avait pas jusqu'à Nodier qui n'allongeât vers moi ses deux grands bras pour me serrer les mains ou pour m'embrasser. Au bout d'un an, ce qui n'était qu'un point de fait devint un point de droit : cette place m'attendait vide jusqu'à l'enlèvement du potage ; alors, on se hasardait à la donner ; mais, fût-elle donnée, celui qui me remplaçait eût-il été là depuis dix minutes, depuis un quart d'heure, depuis une demi-heure, fût-ce au dessert que j'arrivasse, il se levait ou on le faisait lever, et ma place m'était rendue.
Nodier prétendait que j'étais une bonne fortune pour lui, en ce que je le dispensais de causer ; mais ce qui, en pareil cas, était la joie du paresseux maître de maison, était le désespoir de ses convives : dispenser de causer le plus charmant causeur qu'il y eût au monde, c'était presque un crime : il est vrai qu'une fois chargé de cette vice-royauté de la conversation, je mettais un amour-propre inouï à bien remplir ma charge. Il y a des maisons où l'on a de l'esprit sans s'en douter, et d'autres maisons où l'on est bête malgré soi. Moi, j'avais trois maisons de prédilection, trois maisons où flambaient incessamment ma verve, mon entrain, ma jeunesse : c'étaient la maison de Nodier, la maison de madame Guyet-Desfontaines, et la maison de ­immermann. Partout ailleurs, j'avais encore quelque esprit, mais l'esprit de tout le monde.
Au reste, soit que Nodier parlât – et, alors, grands et petits enfants se taisaient pour l'écouter – ; soit que son silence livrât la conversation à Dauzats, à Bixio et à moi, on arrivait toujours, sans avoir compté les heures, à la fin d'un dîner charmant, enviable par le prince le plus puissant de la terre, pourvu que ce prince fût un prince spirituel.
A la fin de ce dîner, on servait le café à la table même. Nodier était bien trop sybarite pour se lever de table, et pour aller prendre son moka, debout et mal à son aise, dans un salon encore mal chauffé, quand il pouvait le prendre allongé sur sa chaise, dans une salle à manger bien tiède, et bien parfumée de l'arôme des fruits et des liqueurs.
Pendant ce dernier acte, ou plutôt cet épilogue du dîner, madame Nodier se levait avec Marie pour aller éclairer le salon. Moi qui ne prends ni café ni liqueurs, je les suivais pour les aider dans cette tâche, où ma longue taille, qui me permettait d'allumer le lustre et les candélabres sans monter sur les fauteuils, leur était bien utile. Il va sans dire que, si Saint-Valery était là, comme il avait un pied de plus que moi, la charge d'allumeur lui revenait de droit.
Grâce à nous donc, le salon s'illuminait – c'était une solennité qui n'avait lieu que le dimanche ; les autres jours, on était reçu dans la chambre de madame Nodier – ; en s'illuminant, le salon éclairait des lambris peints en blanc avec les moulures du temps de Louis XV, un ameublement de la plus grande simplicité, composé de douze chaises ou fauteuils et d'un canapé recouverts en casimir rouge, et complété par des rideaux de même couleur, par un buste d'Hugo, par une statue d'Henri IV enfant, par un portrait de Nodier, et par un paysage de Regnier représentant une vue des Alpes.
A gauche en entrant, dans un enfoncement pareil à une immense alcôve, était le piano de Marie. Cet enfoncement avait assez de largeur pour que les amis de la maison pussent, comme dans la ruelle d'un lit du temps de Louis XIV, rester près de Marie et causer avec elle, tandis qu'elle jouait, du bout de ses doigts si agiles et si sûrs, des contredanses et des valses.
Mais ces contredanses et ces valses n'arrivaient qu'à un moment donné ; deux heures étaient invariablement consacrées – de huit à dix heures – à la causerie ; de dix heures à une heure du matin, on dansait.
Cinq minutes après l'éclairage du salon par madame Nodier, Marie et moi, entraient Taylor et de Cailleux d'abord, qui étaient chez eux bien plus que Nodier n'était chez lui ; puis Nodier, appuyé au bras de Dauzats, de Francis Wey ou de Bixio ; car, quoique Nodier n'eût guère que trente-huit ou quarante ans à cette époque, Nodier, comme ces grandes plantes grimpantes qui couvrent toute une muraille de feuilles et de fleurs, avait déjà besoin de s'appuyer à quelqu'un.
Derrière Nodier entrait le reste des convives, avec la petite fille dansant et sautant.
Dix minutes après, commençaient d'arriver les habitués. C'étaient Fontaney et Alfred Johannot, ces deux figures voilées, toujours tristes au milieu de notre gaieté et de nos rires, comme si elles eussent eu un vague pressentiment du tombeau ; c'était Tony Johannot, qui n'arrivait jamais sans quelque dessin ou quelque eau-forte nouvelle dont s'enrichissaient ou l'album ou les cartons de Marie ; c'était Barye, si isolé au milieu du bruit, que sa pensée semblait toujours envoyée par son corps à la recherche de quelque merveille ; c'était Louis Boulanger, avec sa variété d'humeur, aujourd'hui triste, demain gai, toujours si grand peintre, si grand poète, si bon ami ; c'était Francisque Michel, un fouilleur de chartes, quelquefois si préoccupé de ses recherches de la journée, qu'il oubliait qu'il venait avec un feutre du temps de Louis XIII et des souliers jaunes ; c'était de Vigny, qui, doutant de sa future transfiguration, daignait encore se mêler aux hommes ; de Musset, presque enfant, rêvant ses Contes d'Espagne et d'Italie ; c'étaient, enfin, Hugo et Lamartine, ces deux rois de la poésie, ces pacifiques Etéocle et Polynice de l'art, dont l'un portait le sceptre et l'autre la couronne de l'ode et de l'élégie.
Hélas ! hélas ! que sont devenus tous ceux qui étaient là ?
Fontaney et Alfred Johannot sont morts ; de Vigny s'est fait invisible ; Taylor a renoncé aux voyages ; Lamartine, au gouvernement provisoire, a laissé tomber la France de sa main ; Hugo est député, et essaye de ramasser cette France, qui a été trop lourde à la main de son collègue ; nous autres, nous sommes dispersés, suivant chacun de notre côté une route laborieuse, hérissée de mauvais vouloirs, de lois épineuses, de petites haines ministérielles ; et nous allons, aveugles et fatigués, vers ce nouveau monde que Dieu garde pour nos fils et nos petits-fils, que nous ne verrons pas, nous, mais dont au moins nos tombes, comme des bornes militaires, indiqueront le chemin.
Revenons à ce salon où entraient successivement, au milieu d'une effusion de joie causée par leur vue, ceux-là que je viens de nommer. Si Nodier, en sortant de table, allait s'étendre dans son fauteuil à côté de la cheminée, c'est qu'il voulait, sybarite égoïste, savourer à son aise, en suivant un rêve quelconque de son imagination, ce moment de béatitude qui suit le café ; si, au contraire, faisant un effort pour rester debout, il allait s'adosser au chambranle de la cheminée, les mollets au feu, le dos à la glace, c'est qu'il allait conter. Alors on souriait d'avance au récit prêt à sortir de cette bouche aux lignes fines, spirituelles et moqueuses ; alors, on se taisait ; alors, se déroulait une de ces charmantes histoires de sa jeunesse, qui semblent un roman de Longus ou une idylle de Théocrite. C'était à la fois Walter Scott et Perrault ; c'était le savant aux prises avec le poète. c'était la mémoire en lutte avec l'imagination. Non seulement Nodier était amusant à entendre, mais encore il était charmant à voir : son long corps efflanqué, ses longs bras maigres, ses longues mains pâles, son long visage, plein d'une mélancolique sérénité, tout cela s'harmoniait, se fondait avec sa parole un peu traînante, et avec cet accent franc-comtois dont j'ai déjà parlé ; et, soit que Nodier eût entamé le récit d'une histoire d'amour, d'une bataille dans les plaines de la Vendée, d'un drame sur la place de la Révolution, d'une conspiration de Cadoudal ou d'Oudet, il fallait écouter presque sans souffle, tant l'art admirable du conteur savait tirer le suc de chaque chose – ceux qui entraient faisaient silence, saluaient de la main, et allaient s'asseoir dans un fauteuil, ou s'adosser contre le lambris ; et le récit finissait toujours trop tôt ; il finissait on ne savait pourquoi, car on comprenait que Nodier eût pu puiser éternellement dans cette bourse de Fortunatus qu'on appelle l'imagination. On n'applaudissait pas, on n'applaudit pas le murmure d'une rivière, le chant d'un oiseau, le parfum d'une fleur ; mais, le murmure éteint, le chant évanoui, le parfum évaporé, on écoutait, on attendait, on désirait encore !
Mais Nodier se laissait doucement glisser du chambranle de la cheminée sur son grand fauteuil ; il souriait, il se tournait vers Lamartine ou vers Hugo :
- Assez de prose comme cela, disait-il ; des vers, des vers, allons !
Et, sans se faire prier, l'un ou l'autre poète, de sa place, les mains appuyées au dossier d'un fauteuil, ou les épaules assurées contre le lambris, laissait tomber de sa bouche le flot harmonieux et pressé de sa poésie ; et, alors, toutes les têtes se retournaient, prenant une direction nouvelle, tous les esprits suivaient le vol de cette pensée qui, portée sur ses ailes d'aigle, jouait alternativement dans la brume des nuages, parmi les éclairs de la tempête, ou au milieu des rayonnements du soleil.
Cette fois, on applaudissait ; puis, les applaudissements éteints, Marie allait se mettre à son piano, et une brillante fusée de notes s'élançait dans les airs. C'était le signal de la contredanse ; on rangeait chaises et fauteuils ; les joueurs se retranchaient dans les angles, et ceux qui, au lieu de danser, préféraient causer avec Marie, se glissaient dans l'alcôve.
Nodier était un des premiers à la table de jeu : longtemps il n'avait voulu jouer qu'à la bataille, et s'y prétendait d'une force supérieure ; enfin, il avait fait une concession au goût du siècle, et jouait à l'écarté.
Le bal commençait, et Nodier, qui avait d'ordinaire fort mauvais jeu, demandait des cartes. A partir de ce moment, Nodier s'annihilait, disparaissait, était complètement oublié. Nodier, c'était l'hôte antique qui s'efface pour faire place à celui qu'il reçoit, lequel, alors, devient chez lui maître en son lieu et place.
D'ailleurs, après avoir disparu un peu, Nodier disparaissait tout à fait. Il se couchait de bonne heure, ou plutôt, on le couchait de bonne heure. C'était à madame Nodier qu'était réservé ce soin d'endormir le grand enfant ; elle sortait, en conséquence, la première du salon, et allait préparer la couverture. Alors, l'hiver, dans les grands froids, quand par hasard il n'y avait pas de feu à la cuisine, on voyait, au milieu des danseurs, une bassinoire passer, s'approcher de la cheminée du salon, ouvrir sa large gueule, y recevoir la cendre chaude, et entrer dans la chambre à coucher.
Nodier suivait la bassinoire, et tout était dit.
Voilà ce qu'était Nodier, voilà quelle était la vie de cet homme excellent.
Un jour, nous le trouvâmes humble, embarrassé, honteux.
L'auteur du Roi de Bohême et ses Sept Châteaux venait d'être nommé académicien.
Il nous fit ses excuses bien humbles, à Hugo et à moi ; nous lui pardonnâmes.
Après avoir été refusé cinq fois, Hugo fut nommé à son tour.
Il ne me fit pas ses excuses, et il eut raison, car je ne lui eusse pas pardonné, à lui !

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1998-2010
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