Mes Mémoires Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
Page précédente | Imprimer

Chapitre CXXIII


Le magnétisme. – Opération sur une somnambule. – Je me fais magnétiseur. – Mes observations. – Je magnétise à mon tour. – Expérience faite en diligence. – Autre expérience chez le procureur de la République de Joigny. – La petite Marie et ***. – Ses prédictions politiques – Je la guéris de la peur.

Entre ma représentation et celle de Casimir Delavigne, le monde savant s'était préoccupé d'un fait grave qui constatait la puissance du magnétisme, contestée depuis Mesmer.
Un des plus habiles chirurgiens de l'époque, Jules Cloquet, venait d'opérer madame Pl... d'un cancer au sein, sans que celle-ci, mise en état d'extase par son magnétiseur, eût manifesté la moindre sensibilité.
Un mot sur le magnétisme – partons d'un fait, et allons jusqu'aux abstractions.
Madame Pl..., sur laquelle cette étrange tentative venait d'être opérée, était âgée de soixante-quatre à soixante-cinq ans, veuve depuis dix, et souffrait, depuis deux ou trois, d'engorgements glanduleux au sein droit.
Le docteur Chap... était le médecin de la malade ; plusieurs fois il avait essayé du magnétisme, et s'en était bien trouvé. Il tenta d'appliquer le magnétisme à la guérison de madame Pl... ; mais le mal était trop avancé, et il résolut de ne s'en servir que pour adoucir, s'il était possible, les douleurs de la malade au moment de l'opération.
Jules Cloquet fut appelé. On lui proposa d'opérer sur la malade endormie. Il accepta, enchanté de se rendre compte d'un phénomène dont il doutait, et d'épargner, en même temps, à la patiente, la souffrance inséparablement liée à l'une des plus douloureuses opérations de la chirurgie.
Le docteur Chap... magnétisa madame Pl... et lui mit tout le côté droit dans un état d'insensibilité complète.
L'opération du sein commença par une incision de onze pouces, suivie d'une autre longue de neuf. Grâce à ces deux incisions, on put aller chercher, jusque sous l'aisselle, plusieurs glandes qui furent soigneusement disséquées. Pendant l'opération, qui dura dix minutes, la malade ne donna aucun signe de sensibilité. Il semblait au chirurgien – ce sont ses propres paroles – qu'il taillait dans un cadavre ; seulement, lorsque, l'opération finie, on en vint à laver la plaie avec une éponge, la malade, sans sortir de son extase, s'écria deux fois :
- Finissez donc ! Ne me chatouillez pas ainsi.
L'opération terminée, madame Pl... fut tirée de son extase : elle ne se souvenait de rien, n'avait éprouvé aucune douleur, et manifesta un profond étonnement d'être opérée.
Les pansements se firent selon le mode ordinaire, et présentèrent tous les symptômes d'une prompte guérison.
Dès le septième jour, madame Pl... sortit en voiture.
La suppuration diminuait, la plaie marchait rapidement à la cicatrisation, quand, vers le soir du quinzième jour, la malade se plaignit d'éprouver une forte oppression, et un oedème se manifesta aux extrémités inférieures.
Tout cela est du réalisme le plus absolu. – Maintenant, voici où le merveilleux commence :
Madame Pl... avait une fille ; cette fille, arrivée de province pour soigner sa mère, avait été mise par le docteur Chap... en état de somnambulisme, et reconnue par lui comme étant d'une lucidité parfaite.
Elle fut endormie du sommeil magnétique, et consultée sur l'état de sa mère.
Au premier effort qu'elle fit pour voir, sa figure se décomposa, et les larmes lui vinrent aux yeux.
Elle annonça qu'une mort paisible, mais inévitable, frapperait sa mère, le lendemain matin.
Questionnée sur l'aspect que présentait l'intérieur de la poitrine, elle déclara que le poumon du côté droit ne vivait plus, qu'il était vide et en suppuration vers la partie dorsale inférieure, et baignant dans un épanchement séreux ; que le poumon du côté gauche était sain, et, seul, alimentait la vie.
Quant aux viscères abdominaux, le foie, selon elle, était blanchâtre et ridé ; mais les intestins étaient sains.
Ces dépositions furent faites en présence de témoins.
Le lendemain, à l'heure dite, madame Pl... mourut. L'autopsie fut faite en présence des commissaires de l'Académie, et l'état du cadavre se trouva parfaitement conforme à la description faite par la somnambule.
Voilà ce que rapportèrent les journaux, voilà ce que consigna le procès- verbal, voilà ce que me raconta et me confirma Jules Cloquet lui-même, un jour que nous causions ensemble – avant que le chloroforme fût inventé – de ces grands mystères de la nature où se perd l'esprit humain.
Plus tard, et au moment où je préparais mon livre de Joseph Balsamo, ayant intérêt à approfondir cette question depuis si longtemps débattue de la puissance ou de l'impuissance du magnétisme, je résolus de faire quelques expériences personnelles, ne me fiant pas à celles que pourraient faire devant moi des étrangers ayant intérêt à accréditer le magnétisme.
Je me fis donc magnétiseur.
Voici ce que je remarquai :
J'étais doué d'une grande puissance magnétique, et cette puissance avait généralement prise sur les deux tiers des personnes que j'y soumettais.
Consignons ici que je ne l'exerçai jamais que sur des jeunes filles ou sur des femmes.
Cette puissance, sous le rapport des phénomènes physiques, était incontestable.
Une femme qui a subi une fois le sommeil magnétique est l'esclave de l'homme qui l'a endormie, même après son réveil.
Elle se souvient de ce qui s'est passé pendant son sommeil, ou elle l'oublie, selon la volonté du magnétiseur. On pourrait lui faire tuer quelqu'un pendant son sommeil, et, avec la volonté qu'elle ignore le crime qu'elle a commis, le lui laisser à tout jamais ignorer. On peut lui faire éprouver telle ou telle douleur à tel ou tel endroit : il suffira de la toucher à cet endroit-là du bout du doigt, du bout d'une canne, du bout d'une tringle en fer. On peut lui faire éprouver une sensation de chaleur avec de la glace, une sensation de froid avec du feu. On peut la griser avec un verre plein d'eau, et même avec un verre vide. On peut lui mettre le bras, la jambe, tout le corps en catalepsie, le rendre dur et inflexible comme une barre de fer, mou et souple comme une écharpe. On peut le rendre insensible à la pointe d'une aiguille, à la lame d'un bistouri, à la morsure d'un moxa.
Tout cela rentre, selon moi, dans le domaine des phénomènes physiques. On peut même pousser le cerveau jusqu'à un degré d'exaltation qui fasse poète un esprit ordinaire, qui donne à un enfant de douze ans les idées, les sensations et la façon de les exprimer d'une personne de vingt ou vingt-cinq.
Je fis un voyage en Bourgogne, en 1848. Dans la même voiture que ma fille et moi se trouvait une fort gracieuse femme de trente à trente-deux ans ; à peine avions-nous échangé quelques paroles ; il était onze heures du soir, et une des choses qu'elle m'avait dites, c'est qu'elle ne dormait jamais en voiture.
Dix minutes après, non seulement elle dormait, mais encore elle dormait la tête appuyée sur mon épaule.
Je la réveillai : elle fut doublement étonnée, et de s'être endormie, et, une fois endormie, d'être venue chercher la position dans laquelle elle se retrouvait.
Je renouvelai l'expérience deux ou trois fois dans la nuit, et toujours elle réussit sans que j'eusse besoin de toucher ma voisine ; ma volonté suffit pour cela.
A un relais, au moment où la voiture était arrêtée et où l'on changeait de chevaux, je la réveillai brusquement en lui demandant l'heure qu'il était : elle ouvrit les yeux, et voulut tirer sa montre.
- C'est inutile, lui dis-je ; dites-moi l'heure qu'il est à votre montre sans y regarder.
- Trois heures moins trois minutes, répondit-elle aussitôt.
Nous appelâmes le postillon, et, à la lueur de sa lanterne, nous vérifiâmes qu'il était juste trois heures moins trois minutes.
Ce furent, à peu près, les seules expériences que j'essayai sur cette personne ; elles donnèrent les résultats que je viens de dire, lesquels – excepté l'heure vue à la montre sans la regarder – appartiennent encore à l'ordre des phénomènes physiques.
A Joigny, je me trouvais chez le procureur de la République M. Lorin, à qui je faisais une visite officielle, et que je voyais pour la première fois. C'était l'époque où je venais de publier Balsamo, et où cette publication avait mis le magnétisme à la mode. Il était rare, alors, que je misse le pied dans un salon, sans que je fusse interrogé sur ce grand mystère. A Joigny, je répondis ce que j'ai toujours répondu : « La puissance magnétique existe, mais à l'état de fait, et non de science ; elle en est juste où en sont les aérostats : on enlève les ballons ; on n'a pas encore trouvé moyen de les diriger. »
Quelques doutes furent exprimés par les personnes présentes, et surtout par les femmes. Je demandai à l'une de ces dames, madame B.... si elle me permettait de l'endormir. Elle refusa de manière à me convaincre qu'elle ne m'en voudrait pas trop si j'opérais sur elle malgré son refus. Je n'eus pas moins l'air de m'y soumettre : mais, cinq minutes après, m'étant levé comme pour regarder une gravure placée derrière son fauteuil, j'appelai à mon secours toute ma puissance magnétique, et lui commandai avec obstination pendant cinq minutes de s'endormir ; au bout de ces cinq minutes, elle dormait.
Alors, commença sur cette personne qui m'était parfaitement étrangère, et dans cette maison où j'allais pour la première fois, et où je ne rentrai jamais depuis, une série d'expériences extrêmement curieuses. Madame B..., bon gré, mal gré, obéissait non seulement à mon ordre formulé par des paroles prononcées, mais encore à ma volonté muette. Pour elle, toutes les sensations étaient renversées : le feu était de la glace, la glace était du feu. Elle se plaignit d'un grand mal de tête ; je lui ceignis le front d'un bandeau factice que je lui dis enfermer de la neige, et elle se laissa aller à une sensation délicieuse de fraîcheur ; puis, un instant après, elle essuya sur son front l'eau qui s'échappait du bandeau absent, au fur et à mesure que la chaleur de son front faisait fondre cette neige imaginaire, mais bientôt son mouchoir ne suffit plus à l'opération : elle emprunta celui de son amie. Enfin, à la demande d'un mouchoir succéda la demande d'une serviette, puis, successivement, la robe et les autres vêtements s'étant mouillés, elle demanda à passer dans un cabinet pour changer de tout. Je la laissai éprouver cette sensation de froid jusqu'au grelottement : puis, tout à coup, j'ordonnai aux vêtements de se sécher, et ils se séchèrent.
Tout cela, bien entendu, dans l'imagination de la somnambule.
Elle avait une fort belle voix, assez étendue, mais qui s'arrêtait au contre-si. Je lui ordonnai de chanter et de monter jusqu'au contre- ; elle chanta et donna juste les deux dernières notes – ce qui lui était impossible dans l'état de veille, et ce qu'elle essaya inutilement quand je l'eus tirée de son sommeil magnétique.
Une ouvrière travaillait dans la chambre voisine ; je mis à la somnambule un couteau à papier dans la main, le lui donnant comme un couteau véritable, et lui ordonnant d'aller poignarder cette ouvrière. Alors, ce qui restait de libre arbitre en elle se révolta ; elle refusa, se tordit, s'accrocha aux meubles ; mais je n'eus qu'à vouloir et à étendre le bras dans la direction que je désirais lui faire suivre, elle obéit et s'avança vers l'ouvrière, tout interdite, le couteau levé.
Elle avait les yeux ouverts, et sa figure, fort belle d'ailleurs, avait pris comme pantomime, une expression admirable. C'était beau comme miss Faucett jouant la scène du somnambulisme dans Hamlet. Le procureur de la République était effrayé à l'idée de cette puissance qui pouvait pousser, malgré elle, une personne jusqu'au crime.
Quand, par ma volonté, elle fut revenue au calme, j'essayai sur madame B... de la vue à distance. Elle avait connu, lors d'un séjour de garnison qu'il avait fait à Joigny, le colonel S. M... un de mes amis, je lui demandai où était le colonel à l'heure présente, et ce qu'il faisait.
Elle répondit que le colonel S. M... était en garnison à Lyon, et, pour le moment, au café des officiers, où il causait avec le lieutenant-colonel, debout, près du billard.
Puis, tout à coup, elle vit le colonel pâlir, chanceler, et aller s'asseoir sur une banquette.
Le colonel venait d'être pris d'une douleur rhumatismale au genou.
Je la touchai elle-même au genou et j'exprimai la volonté qu'elle éprouvât la même douleur. Elle jeta un cri, se raidit et versa de grosses larmes. Nous fûmes si effrayés de cette douleur factice qui présentait tous les signes d'une douleur réelle, que je la réveillai.
Une fois réveillée, elle se souvint de ce que je voulus, et perdit le souvenir des choses que je lui ordonnai d'oublier.
Puis commença une autre série d'expériences sur la femme éveillée.
Je l'enfermai dans un cercle imaginaire, tracé avec une canne, et je sortis, lui défendant de franchir ce cercle.
Cinq minutes après, je rentrai et la trouvai assise au milieu du salon ; elle attendait ma permission pour reprendre sa liberté.
Elle s'assit à un angle du salon, et j'allai me placer à l'autre bout ; je l'invitai à faire tous ses efforts pour ne pas venir me rejoindre, et, en même temps, je lui ordonnai de venir à moi.
Elle se cramponna à son fauteuil ; mais, attirée par une force irrésistible, elle fut obligée de le lâcher ; alors, elle se coucha à terre pour réagir contre cette attraction, mais la précaution fut inutile, elle vint en se traînant. Une fois à mes pieds, je n'eus qu'à approcher la main de sa tête, et à lever lentement la main ; elle se leva obéissante, et, malgré elle, se trouva debout.
Elle demanda un verre d'eau : elle y goûta, c'était bien de l'eau ; puis, sans qu'elle eût déposé le verre, sans que le verre l'eût quittée, je lui dis que cette eau était du kirsch ; elle savait parfaitement le contraire, et, cependant, à la première gorgée qu'elle avala, elle jeta un cri : elle se croyait la bouche brûlée.
Pauvre femme ! jeune et charmante créature, qui, depuis, êtes allée approfondir un bien autre mystère, celui de la mort ! Dites-moi, là-bas, avez-vous oublié ce qui se passait sur la terre, ou bien vous en souvenez vous ?
Je n'en ai point fini avec le magnétisme ; il me reste, au contraire, à raconter ce que, sous ce rapport, j'ai vu de plus extraordinaire ; et ce que je vais raconter – et qui s'est passé devant douze ou quinze personnes est un simple récit, en tout conforme au procès-verbal que dressèrent deux des spectateurs, et qui fut, séance tenante, signé de nous tous.
Pendant mon séjour à Auxerre, je fus reçu dans la maison de M. d’***. – M. d’*** avait deux enfants, un garçon de dix ans, et une fille de onze.
Marie, c'était le nom de la fille de M. d’***, était un amour d'enfant ou plutôt un ange, car ses joues étaient pâles, ses yeux noirs et presque sévères. C'était une créature d'une délicatesse exquise, mais qui n'avait cependant que les qualités et l'intelligence d'une enfant de son âge, et à laquelle, par conséquent, j'avais fait attention à peine, excepté pour dire à ma fille :
- Regarde donc comme elle est jolie !
Et ma fille, étant de mon avis, avait fait un portrait de l'enfant éveillé.
Un jour, nous dînions dans une salle à manger donnant sur le jardin. On était au dessert ; les deux enfants avaient quitté la table, et jouaient parmi les massifs et les fleurs. On parlait de cette éternelle question du magnétisme, qui revenait avec une périodicité d'autant plus fatigante pour moi, qu'elle était ordinairement accompagnée de doutes contre lesquels je n'avais aucune preuve que les faits ; or, comme les faits s'étaient presque toujours passés dans une autre localité que celle où la discussion avait lieu, j'étais obligé de choisir parmi les assistants un sujet que je jugeais apte au sommeil magnétique, et, disposé ou non, d'opérer sur ce sujet. Or, quiconque fait des somnambules sait que cet exercice est une fatigue aussi grande pour le magnétiseur que pour le magnétisé.
Je racontai quelques-uns des faits que je viens de consigner dans le chapitre précèdent ; mais ils furent accueillis par l'incrédulité la plus complète.
- Je ne croirai au magnétisme, me dit madame d’***, que, par exemple... – et elle cherchait quelque chose qui lui parût impossible, lorsque vous aurez endormi ma fille Marie.
- Appelez mademoiselle Marie, faites-la asseoir à sa place à table, donnez- lui un biscuit et deux ou trois fruits. Tandis qu'elle mangera, je tâcherai de l'endormir.
- Il n'y a aucun danger ?
- Pour quoi ?
- Pour la santé de ma fille.
- Aucun.
- Marie ! On appela l'enfant, qui accourut ; on lui mit des reines-claudes et un biscuit sur son assiette, et on lui enjoignit de les manger à table.
Sa place était près de moi, à ma gauche. Pendant que l'on continuait de causer, comme si rien ne se préparait, j'étendis ma main derrière la tête de l'enfant, et, seul, je gardai le silence, concentré dans cette volonté que l'enfant subit le sommeil.
Au bout d'une demi-minute, elle avait cessé tout mouvement, et paraissait absorbée dans la contemplation d'une reine-claude qu'elle allait porter à sa bouche.
- Qu'as-tu donc, Marie ? lui demanda sa mère.
L'enfant ne répondit point : elle était endormie.
Le sommeil avait été si rapide, que je n'y croyais pas moi-même.
Je lui renversai la tête sur le dossier de la chaise sans la toucher par l'attraction pure et simple ; son visage offrait l'image du calme le plus parfait.
Je lui passai la main devant les yeux de bas en haut, avec l'intention que les yeux s'ouvrissent. Les yeux s'ouvrirent, les prunelles se levèrent vers le ciel, une légère ligne nacrée apparut au-dessous – l'enfant était en extase.
Dans cet état, les paupières n'éprouvaient pas le besoin de clignoter, et l'on pouvait approcher les objets aussi près qu'on le voulait de la pupille, sans que l'oeil s'en inquiétât le moins du monde.
Ma fille fit son portrait, comme pendant à l'autre, tandis qu'elle était dans cet état. La différence de l'ange à l'enfant était si réelle, du premier portrait au second, qu'elle mit des ailes au second, et que ce dessin semble une étude d'après les plus beaux anges de Giotto ou de Pérugin.
L'enfant était en extase. Restait à savoir si elle parlerait.
Un simple attouchement de la main à la main lui donna la voix ; une simple invitation de se lever et de marcher lui donna le mouvement. Seulement, la voix était plaintive et sans accentuation. seulement, le mouvement était bien plutôt celui d'un automate que celui d'une créature vivante.
Les yeux ouverts ou fermés, en avant ou en arrière, elle marchait également droit et avec une parfaite sécurité.
Je commençai par l'isoler ; elle n'entendit plus dès lors que moi, et ne répondit plus qu'à moi. La voix de son père, celle de sa mère, cessaient de parvenir jusqu'à elle. Un simple désir de ma part, exprimé par un signe, faisait cesser l'isolement, et remettait l'enfant en contact avec telle personne qu'il me plaisait de lui donner pour interlocuteur. Je lui transmis quelques questions auxquelles elle répondit d'une façon très précise, si nette, si intelligente, qu'il vint tout à coup à l'idée de son oncle de me dire :
- Interrogez-la donc sur la politique.
L'enfant, je le répète, avait onze ans. Toutes les questions politiques lui étaient donc parfaitement étrangères. Elle ignorait presque à un degré égal le nom des choses et celui des hommes.
Je vais copier exactement le procès-verbal de cette étrange séance sans ajouter foi le moins du monde à aucune des prédictions faites par l'enfant, prédictions que je verrais, je l'avoue, s'accomplir avec le plus grand regret, et que je ne puis attribuer qu'à l'état fébrile dans lequel le sommeil magnétique avait jeté son cerveau.
Je conserve aux pages suivantes la forme du dialogue et les termes mêmes dans lesquels il eut lieu.
- Dans quel état social, à cette heure, sommes-nous, mon enfant ?
- Monsieur, nous sommes en république.
- Pouvez-vous dire ce que c'est que la république ?
- C'est un égal partage des droits entre tous les hommes qui composent un peuple, sans distinction de rang, de naissance ni de conditions.
Nous nous regardâmes, étourdis de ce début ; les réponses avaient été faites sans hésitation aucune, et comme si elles eussent été apprises d'avance.
Je me retournai vers la mère.
- Irons-nous plus loin, madame ? lui demandai-je.
Elle était immobile, presque muette.
- Oh ! mon Dieu ! dit-elle, j'ai peur que ce ne soit une fatigue bien grande pour la pauvre enfant que de répondre à de pareilles questions, si fort au- dessus de la portée de son âge et de son esprit ; puis, je vous l'avoue, ajouta t-elle, la façon dont elle y répond m'épouvante.
Je me retournai vers l'enfant.
- Le sommeil magnétique vous fatigue-t-il, Marie ?
- Aucunement, monsieur.
- Vous croyez donc pouvoir répondre à mes questions avec facilité ?
- Sans doute.
- Cependant, ces questions ne sont pas de celles qu'on adresse à un enfant de votre âge.
- Dieu permet que je les comprenne.
Nous nous regardâmes de nouveau.
- Continuez, dit la mère.
- Continuez, dirent avec curiosité tous les assistants.
- L'état dans lequel nous sommes s'affermira-t-il ?
- Oui, monsieur, il durera plusieurs années.
Est-ce Lamartine ou Ledru-Rollin qui le consolidera ?
- Ni l'un ni l'autre.
- Alors, nous aurons un président ?
- Oui.
- Et, après ce président, qui aurons-nous ?
- Henri V.
- Henri V ? Mais vous savez bien, mon enfant, qu'il est exilé !
- Oui, mais il rentrera en France.
- Comment cela, rentrera-t-il en France ? Est-ce par la force ?
- Non, c'est du consentement des Français.
- Et par où rentrera-t-il en France ?
- Par Grenoble.
- Se battra-t-il pour y rentrer ?
- Non, il viendra en Italie ; de l'Italie, il passera en Dauphiné et, un matin, on dira : « Henri V est dans la citadelle de Grenoble. »
- Il y a donc une citadelle à Grenoble.
- Oui, monsieur.
- La voyez-vous ?
- Oui, sur une hauteur.
- Et la ville ?
- La ville est au bas, dans le fond.
- Y a-t-il une rivière dans la ville ?
- Il y en a deux.
- Leurs eaux sont-elles de la même couleur ?
- Non, il y en a une blanche et une verte.
Nous nous regardâmes avec plus d'étonnement encore que la première fois. Marie n'avait jamais été à Grenoble, et l'on ignorait si, éveillée, elle connaîtrait même de nom la capitale du Dauphiné.
- Mais êtes-vous bien sûre que ce soit le duc de Bordeaux qui soit à Grenoble ?
- Aussi sûre que si son nom était écrit là.
Et elle montrait son front.
- Comment est-il ? Voyons, détaillez-le.
- Il est de taille moyenne, un peu gros ; il est châtain ; il a les yeux bleus, et ses cheveux sont coupés comme ceux des anges de mademoiselle Marie Dumas.
- Tenez, il passe devant vous, remarquez-vous dans sa démarche quelque chose de particulier ?
- Il boite.
- Mais, voyons, de Grenoble, où va-t-il ?
- A Lyon.
- Et, à Lyon, ne s'oppose-t-on pas à ce qu'il entre ?
- On avait l'intention de s'y opposer d'abord, mais je vois beaucoup d'ouvriers qui vont au-devant de lui, et qui l'amènent.
- Et il n'y aura pas quelques coups de fusil tirés ?
- Oh ! si, monsieur, il y en aura plusieurs, mais sans faire de grands dommages.
- Où ces coups de fusil seront-ils tirés ?
- Sur la route de Paris à Lyon.
- Par quel faubourg rentrera-t-il dans Paris ?
- Par le faubourg Saint-Martin.
- Mais, mon enfant, à quoi servira qu'Henri V devienne roi de France, puisqu'il n'a pas d'enfants... – j'ajoutai en hésitant – : et qu'on dit qu'il ne peut pas en avoir ?
- Oh ! ce n'est pas lui qui ne peut pas en avoir, monsieur, c'est sa femme.
- Cela reviendra au même, chère petite Marie, puisque le divorce n'est pas autorisé.
- Oh ! oui, mais il y a une chose que Dieu seul et moi savons à cette heure.
- Laquelle ?
- C'est que sa femme mourra d'une maladie de poitrine.
- Et qui épousera-t-il ? Quelque princesse de Russie ou d'Allemagne, sans doute ?
- Non, il dira : « Je suis rentré par la volonté du peuple français, je veux épouser une fille du peuple. »
Nous nous mîmes à rire. La divagation commençait à se mêler à la prophétie.
- Et où prendra-t-il cette fille du peuple, mon enfant ?
- Il dira : « Qu'on me cherche une jeune fille que j'ai vue dans le faubourg Saint-Martin, au n° 42 ; elle était montée sur une borne, elle était vêtue d'une robe blanche, et tenait à la main une branche verte qu'elle agitait. »
- Eh bien, ira-t-on au faubourg Saint-Martin ?
- Sans doute.
- Et l'on trouvera la jeune fille ?
- Oui, au n° 42.
- Et quelle est sa famille ?
- Son père est menuisier.
- Savez-vous comment on appelle cette future reine ?
- Léontine.
- Alors, le prince épousera cette jeune fille ?
- Oui.
- Et c'est d'elle qu'il aura un fils ?
- Il en aura deux.
- Et comment appellera-t-on l'aîné, Henri ou Charles ?
- Non, Henri V dira que ces deux noms ont porté trop grand malheur à ceux qui les ont eus ; on le nommera Léon.
- Combien de temps Henri V régnera-t-il ?
- De dix à onze ans.
- Comment mourra-t-il ?
- Il mourra d'une pleurésie qu'il aura gagnée en buvant de l'eau froide à une source, un jour qu'il chassera dans la forêt de Saint-Germain.
- Mais faites attention, mon enfant, que vous nous faites cette prédiction devant douze ou quatorze personnes ; il se peut qu'une des personnes qui sont ici prévienne le prince ; et, alors, le prince, sachant qu'il doit mourir s'il boit de l'eau froide, n'en boira pas.
- Il sera prévenu, mais il boira tout de même, disant qu'il mange bien des glaces ayant chaud, qu'il peut bien aussi boire de l'eau froide.
- Et qui le préviendra ?
- Votre fils, qui sera un de ses grands amis.
- Comment ! mon fils, un des grands amis du prince ?
- Oui vous savez bien qu'il n'est pas de la même opinion que vous, votre fils ?
Nous nous regardâmes, ma fille et moi, et nous nous mîmes à rire. Alexandre et moi sommes en querelle éternelle à l'endroit de la politique.
- Et, alors, Henri V étant mort, Léon Ier montera sur le trône ?
- Oui, monsieur.
- Et qu'arrivera-t-il sous son règne ?
- Je ne vois pas plus loin ; réveillez-moi.
Je m'empressai de la réveiller ; elle ne se souvenait de rien une fois éveillée ; je lui fis quelques questions sur Lamartine, sur Ledru-Rollin, sur Grenoble, sur Henri V et sur Léon Ier.
Elle se mit à rire.
Je lui passai les deux pouces sur le front, avec volonté qu'elle se souvînt, et elle se souvint à l'instant même ; je la priai de recommencer son récit, et elle le recommença, tellement fidèle, tellement dans les mêmes termes, que la personne qui avait écrit mes demandes et ses réponses à mesure qu'elle parlait, put collationner l'ancienne narration sur la nouvelle.
Depuis, et à plusieurs reprises, je renouvelai d'autres expériences sur cette enfant ; jamais chez elle, ou plutôt sur elle, la puissance magnétique n'eut de limites ; je la rendais muette, aveugle, sourde à volonté ; et, d'un mot, je lui rendais toutes ses facultés, et les poussais à un degré de perfection qui semblait dépasser les bornes des sens mortels.
Par exemple, on la plaçait au piano – endormie ou éveillée, peu importait – ; elle commençait une sonate ; une des personnes présentes m'indiquait tout bas l'air qu'elle désirait que l'enfant jouât, au lieu de sa sonate : la sonate cessait à l'instant, et l'enfant, du moment que j'avais étendu la main vers elle, jouait l'air demandé.
Nous recommençâmes vingt fois cette expérience devant les plus incrédules, jamais elle ne manqua.
La maison du père de Marie était bâtie sur l'emplacement d'un ancien cimetière. Quelques inscriptions tumulaires se lisaient même sur les pierres du mur fermant le jardin ; il en résultait que, la nuit venue, la pauvre petite, tremblant de peur, n'osait plus faire un mouvement. Le soir de mon départ, madame d’*** me parla de cette terreur, et mon influence sur l'enfant était telle, qu'elle me demanda si je n'y pouvais rien. J'étais tellement habitué à des miracles, que je répondis que c'était la chose du monde la plus facile, et que nous allions en faire l'expérience à l'instant même. En effet, j'appelai l'enfant ; je lui imposai les deux mains sur la tête avec la volonté de lui ôter toute crainte, et je lui dis :
- Marie, votre mère vient de me donner des pêches pour mon voyage ; allez me chercher, pour les envelopper, des feuilles de vigne dans le jardin.
Il était neuf heures du soir, il faisait nuit noire ; l'enfant partit en chantant, revint en chantant. Elle rapportait des feuilles de vigne cueillies à l'endroit même où gisaient les pierres tumulaires qui lui faisaient si grande peur, même dans la journée.
Depuis ce moment, elle ne manifesta plus aucune hésitation à aller dans le jardin ou dans les autres parties de la maison, à quelque heure de la nuit que ce fût, et même sans lumière.
Je retournai à Auxerre, trois mois après ; je n'avais annoncé mon voyage à personne. Deux jours avant mon arrivée, on voulut arracher une dent à la petite Marie.
- Non, bonne mère, dit-elle, attends. M. Dumas arrivera après-demain : il me tiendra le petit doigt, tandis qu'on m'arrachera ma dent, et, alors, je ne sentirai pas le mal.
J'arrivai le jour dit ; je mis la main de l'enfant dans la mienne, pendant l'opération, qui s'accomplit sans qu'elle parût éprouver aucune sensation de douleur.
Qu'on ne me demande pas l'explication des phénomènes que je raconte, il me serait impossible de la donner. J'affirme seulement que c'est la vérité.
Je ne suis point partisan du magnétisme ; je n'en fais que lorsqu'on me force d'en faire, et j'y éprouve toujours une fatigue extrême.
Je crois qu'à l'aide du magnétisme, un malhonnête homme pourrait faire beaucoup de mal. Je doute qu'à l'aide du magnétisme, un honnête homme puisse faire le moindre bien.
Le magnétisme est un amusement, mais il n'est pas encore une science.

Chapitre précédent | Chapitre suivant

© Société des Amis d'Alexandre Dumas
1998-2010
Haut de page
Page précédente