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Chapitre CXXVII


Départ pour l'Espagne. – Voyage de Paris à Bayonne. – Le trésor. – Ordre de marche du convoi. – M. du Saillant. – M. de Cotadilla. – Irun. – Ernani. – Salinas – Le bataillon d'éclopés. – Les rations de vivres de madame Hugo. – Les quarante grenadiers hollandais. – Mondragon. – Le précipice. – Burgos. – Celadas. – Alerte. – La revue de la reine.

Partir pour Madrid, c'était là une grande affaire ; on va en juger tout à l'heure.
D'abord, il y avait la France à traverser de Paris à Bayonne.
Cela n'était rien : une question de temps, voilà tout. Il y a un siècle, on mettait cinq semaines, et, il y a quarante ans, neuf jours à faire un trajet qu'on a fait ensuite en cinquante heures, et qu'on fait aujourd'hui en quinze ou dix-huit. On couchait à Blois, à Angoulême et à Bordeaux.
Puis il y avait l'Espagne à traverser, de Bayonne à Madrid.
Quand nous en serons là, nous verrons quelle affaire peu commode c'était que de traverser l'Espagne de Bayonne à Madrid, en l'an de grâce 1811, du règne de Napoléon le septième.
Afin de traverser la France, madame Hugo loua pour elle, ses enfants, son domestique et sa femme de chambre, la diligence tout entière.
Les diligences, à cette époque, portaient, comme toute l'époque, la livrée de l'empereur : c'étaient de grandes voitures peintes en vert, avec des intérieurs à six, et des cabriolets de cuir à trois places ; au total, neuf places.
Toute la charge des bagages pesait derrière et dessus.
Six personnes seulement devaient occuper la vaste maison, qui se mit en route à l'heure accoutumée, et roula pesamment vers la frontière.
A Poitiers, deux voyageurs se présentèrent pour monter dans la voiture : l'un français, l'autre espagnol. On leur dit qu'elle était louée entièrement par une dame française : ils parurent si désespérés, que madame Hugo leur offrit à chacun – à la condition de ne point la payer – une place qu'ils acceptèrent.
Madame Hugo conserva l'intérieur de la voiture pour elle, Abel, Eugène, le domestique et la femme de chambre. Quant à Victor, il fut impossible de le déposséder de son cabriolet.
Il y resta avec les deux voyageurs étrangers.
Il a gardé de l'un des deux voyageurs nommé Isnel, qui le bourra, lui et ses frères, de gâteaux et de sucreries pendant toute la route, un souvenir que le temps n'a pu altérer.
Enfin, le neuvième jour on arriva à Bayonne. Mais, là, force fut de s'arrêter : on ne pouvait pénétrer en Espagne qu'avec ce qu'on appelait le trésor.
C'est là un détail curieux.
Joseph était roi d'Espagne ; mais sa royauté se bornait à Madrid et aux endroits occupés par l'armée française. Tout le reste du pays était révolté.
Quand un corps d'armée quelconque faisait, à travers l'insurrection, une trouée dans le pays, l'insurrection, qui s'ouvrait devant lui, se refermait derrière. L'armée devenait une espèce d'île flottante, une Délos constamment battue par la vague de la révolte.
Il n'y avait pas moyen de lever de contributions dans un pareil état de choses.
Aussi le roi d'Espagne et des Indes, qui, en réalité, ne possédait pas plus l'Espagne que les Indes, non seulement n'eût pas pu soutenir l'éclat de sa cour, mais encore serait mort de faim à Madrid, si, quatre fois par an, Napoléon n'eût pas envoyé ses appointements à ce préfet de l'Empire.
Les appointements du roi Joseph étaient de quarante-huit millions. En conséquence, tous les trois mois, on faisait un envoi de douze millions.
C'était là ce que l'on appelait le trésor.
Ce trésor, on le comprend bien, n'était pas sans être amoureusement convoité par les guerilleros espagnols ; aussi lui adjoignait-on une vigoureuse escorte chargée de tenir, autant que possible, ces messieurs à distance.
C'était sous la protection de cette escorte que se rangeaient les voyageurs qui avaient besoin à Madrid, comme se mettent sous la protection des caravanes les pèlerins de La Mecque.
Néanmoins, malgré les précautions prises, malgré l'escorte, malgré les deux ou trois mille hommes qui la composaient, le trésor et les pèlerins n'étaient pas toujours en sûreté ; le précèdent convoi avait été attaqué, pillé, égorgé à Salinas, et cela, avec d'effroyables circonstances. Le général Lejeune a fait, autant que je puis me le rappeler, de cette attaque un tableau qui fut exposé au Salon de 1824 ou 1825.
Mais n'importe, là, cependant, était la plus grande sécurité. On attendit donc un mois à peu près le convoi à Bayonne.
Il arriva vers la fin d'avril.
Pendant ce temps, madame Hugo avait eu le loisir de faire ses préparatifs : elle avait acheté une voiture, la seule, d'ailleurs, qui fût à vendre à Bayonne.
C'était un de ces grands bahuts que l'on ne retrouverait aujourd'hui que dans les dessins de Piranèse, et peut-être aussi, par hasard, à la suite de quelque gala pontifical, dans les rues de Rome.
Qu'on se figure une caisse énorme, suspendue entre deux brancards, sur de colossales soupentes, avec des marchepieds soudés à ces brancards ; de sorte que l'on commençait par monter sur le brancard, et que l'on finissait par descendre dans la voiture.
Cette voiture offrait, du reste, cet avantage, qu'à la rigueur elle pouvait se convertir en forteresse, les parois étant à l'épreuve de la balle, et ne pouvant être démolies que par la mitraille ou les boulets.
Au moment du départ, de graves contestations s'élevèrent sur le pas à prendre dans la marche. Il y avait peut-être à Bayonne trois cents voitures et cinq ou six cents voyageurs attendant, comme madame Hugo, la rassurante escorte ; ce n'était pas chose facile que de faire prévaloir l'étiquette dans une pareille foule, composée, d'ailleurs, presque entièrement de femmes ou d'hommes attachés aux premières fonctions de l'Etat, ou appartenant aux plus vieilles familles d'Espagne.
En jetant un coup d'oeil sur l'ordre de cette marche, on verra que les places à prendre, et pour l'obtention desquelles chacun faisait valoir ses droits, avaient une valeur qui excusait l'entêtement que l'on mettait à se les disputer.
Voici comment était réglée la marche du convoi, escorté par un détachement de trois mille hommes :
D'abord, en tête et comme avant-garde, marchaient cinq cents hommes, armes chargées.
Ensuite venaient les fourgons contenant le trésor, vingt-cinq ou trente voitures entourées par mille hommes placés sur cinq d'épaisseur.
Puis arrivaient, selon leur rang, leur titre, leur grade, et surtout selon l'ancienneté de leur grandesse, les voyageurs, qui, ainsi que nous l'avons dit, pouvaient être six cents, et qui occupaient trois cents voitures.
Ces trois cents voitures, attelées les unes de quatre, les autres de six mules, formaient une ligne d'une lieue de long.
Cette ligne ne pouvait être défendue d'une façon aussi énergique que le trésor : il eût fallu, pour cela, non pas trois mille, mais dix mille hommes. Les voitures n'étaient donc gardées que par une file de soldats marchant un seul homme de front au lieu de cinq.
Enfin, le convoi était fermé par cinq cents autres hommes traînant une pièce de canon, et formant l'extrémité de l'immense reptile, qui, ainsi, mordait par la tête et piquait par la queue.
Il résultait de cette disposition que, pour être bien gardé, il fallait absolument appartenir à la portion du convoi qui se soudait immédiatement aux fourgons du trésor.
Etre le numéro 1, 2 ou 3 n'était donc pas simplement une question d'étiquette ; c'était une question de vie ou de mort.
Madame Hugo, qui avait à veiller en même temps sur elle et sur ses trois enfants, fit valoir ses droits, non pas en femme craintive, mais en mère inquiète.
Plusieurs femmes de grands d'Espagne d'une grandesse ancienne, et entre autres la duchesse de Villa-Hermosa, avaient le droit, la question posée sur ce point, de passer avant madame Hugo ; mais madame Hugo, comme femme d'un général français, aide de camp du roi, prima le tout et passa la première, malgré les réclamations, les plaintes et les récriminations des grands et des grandes d'Espagne, ses aînés.
Elle avait, au reste, été merveilleusement servie dans sa prétention par l'arrivée à Bayonne d'un des aides de camp de son mari, M. le marquis du Saillant, fils de cette soeur de Mirabeau que l'illustre orateur aimait et estimait assez pour lui rendre compte de ses faits et gestes politiques dans une des plus curieuses lettres qu'il ait écrites.
En outre, l'escorte était commandée en premier par le duc de Cotadilla, homme de grand nom, de grande fortune et de grand appétit, rallié à Joseph ; et, en second, par le colonel de Montfort, jeune homme de trente ans, charmant sous son uniforme de hussard, et appartenant à cette race élégante et brave de jeunes colonels, parmi lesquels on comptait le colonel Lefèvre, le colonel Bessières, le colonel Moncey – tous fils de maréchaux, qui restèrent tués ou mutilés sur les champs de bataille de l'Empire, et dont un seul peut-être, le colonel Moncey, traversant cet ouragan de balles et de boulets qui dura dix ans, vit la Restauration.
Le duc de Cotadilla et M. de Montfort avaient produit sur la jeune imagination du futur poète une impression bien différente.
Vingt ans après, celle qui avait été produite par l'appétit de M. le duc de Cotadilla se retrouvait dans Claude Gueux :

« Claude Gueux était un grand mangeur. C'était une particularité de son organisation : il avait l'estomac fait de telle sorte que la nourriture de deux hommes suffisait à peine à sa journée. M. de Cotadilla avait un de ces appétits-là et en riait : mais ce qui est une occasion de gaieté pour un duc grand d'Espagne qui a cinq cent mille moutons, est une charge pour un ouvrier, et un malheur pour un prisonnier. »

Du duc de Cotadilla, il n'en est, ni avant ni après ce paragraphe, pas autrement question dans Claude Gueux. On voit que l'illustre grand d'Espagne avait laissé chez Victor Hugo un souvenir tout spécial.
Je ne sache pas que nulle part Hugo ait parlé du colonel Montfort ; mais cela viendra un jour ou l'autre : il faut toujours que les premiers souvenirs de la jeunesse débordent tout entiers, soit un peu plus tôt, soit un peu plus tard.
Quant à M. le marquis du Saillant, c'était un homme de cinquante à cinquante-cinq ans, aimant ses aises, brave toujours, mais plus brave encore quand on le dérangeait dans son repas ou dans son sommeil, attendu que, comme rien ne lui était plus désagréable que d'être dérangé, il faisait, du mieux qu'il lui était possible, payer son dérangement à l'ennemi.
Enfin, toute l'immense machine se mit en route, traversant la Bidassoa en vue de l'île des Faisans, la fameuse île matrimoniale et politique.
Le premier jour, on alla coucher à Irun.
Une autre architecture, d'autres moeurs, une autre langue, frappèrent vivement l'esprit de l'enfant. Cette halte d'Irun lui resta dans l'esprit, et il revit Irun, dans ses rêves de poésie, à côté des villes bien autrement importantes de Burgos, de Vittoria et de Valladolid.

          L'Espagne me montrait ses couvents, ses bastilles ;
          Burgos, sa cathédrale aux gothiques aiguilles ;
          Irun, ses toits de bois ; Vittoria, ses tours ;
          Et toi, Valladolid, tes palais de familles,
          Fiers de laisser rouiller des chaînes dans leurs cours.

Puis quelle impression cette manière de voyager ne produisait-elle pas sur le cerveau de l'enfant qui, devenu homme, devait posséder à un si haut degré la faculté descriptive !
Qu'on se figure ces cinq cents hommes formant l'avant-garde ; ces mille hommes escortant les fourgons lourds et retentissants ; cette grande voiture avec des dorures à moitié effacées venant après, attelée de six mules renforcées, dans les passages difficiles, de deux et même de quatre boeufs, conduite par un mayoral, escortée par deux zagales. Qu'on se figure le soleil ardent, la poussière dévorante, les armes étincelant dans l'atmosphère rougeâtre, des villages dévastés, une population ennemie et menaçante, des souvenirs sanglants, terribles, inouïs, paraissant se rapporter bien plutôt à des îles de l'Océanie qu'à un continent européen – et l'on aura une idée de ce que nous n'essayons pas même de décrire, de ce que Hugo seul pourrait raconter.
Le premier jour, on avait fait trois lieues !
Le second jour, on alla coucher au village d'Ernani. Dans les souvenirs du poète, le nom du village s'est changé en un nom d'homme. Tout le monde connaît le poétique bandit amant de dona Sol, ennemi de Charles Quint, rival de Ruy Gomez.
Le troisième jour, un curieux spectacle fut donné aux voyageurs : c'était celui d'un bataillon d'éclopés. On appelait bataillon d'éclopés une réunion de soldats de toutes armes, un débris de vingt combats, ou parfois d'une seule bataille ; car, alors, les batailles étaient rudes. Souvent deux, trois, quatre régiments étaient écrasés ; on ramassait sur le champ de bataille mille, quinze cents, deux mille blessés ; on taillait la jambe à celui-ci ; on coupait le bras à celui-là ; on extrayait une balle à l'un ; on enlevait des esquilles à l'autre. Tout cela restait en arrière, et, le jour de la guérison venu ou à peu près, de ces débris de quatre ou cinq régiments, on formait un bataillon d'éclopés qu'on renvoyait en France, le chargeant de sa propre défense ; c'était à ces pauvres gens de se bien défendre, pour tirer du terrible jeu de la guerre ce qui restait d'eux. On rencontra donc, à Salinas, un bataillon de ce genre. Il était formé de chasseurs, de cuirassiers, de carabiniers, de hussards, pas un à qui il ne manquât un bras, une jambe, le nez ou un oeil. Tout cela était gai, chantant, criant : « Vive l'empereur ! » Ce qui frappa surtout les enfants, c'est que chaque homme avait, soit sur son épaule, soit sur l'arçon de la selle, un perroquet ou un singe ; quelques-uns même avaient l'un et l'autre. Ils arrivaient du Portugal, où ils avaient laissé leurs membres, et d'où ils avaient emporté cette ménagerie.
A Mondragon, c'est-à-dire à deux ou trois lieues avant Salinas, on avait, grâce au dévouement des soldats, échappé à un danger assez grave. Quand je dis on avait, je veux parler de madame Hugo et de ses trois enfants.
Mais nous devons faire précéder le récit de cet incident d'une petite explication.
Les soldats recevaient leurs vivres tous les trois jours ; mais, selon leur louable habitude, ils mangeaient en vingt-quatre heures la ration de ces trois jours, ou jetaient les vivres qui les gênaient ; de sorte que l'on jeûnait, en général, de la tête à la queue du convoi, un jour au moins sur trois.
Ce jeûne était d'autant plus pénible à supporter – surtout à l'endroit des liquides, qui ne se jetaient pas, mais qui s'absorbaient presque toujours prématurément – que l'on voyageait dans des plaines arides, sous un soleil de plomb, par une atmosphère étouffante. On partait au point du jour, afin d'avoir un peu de fraîcheur. On s'arrêtait à midi ; on buvait et on mangeait ; puis on se remettait en route jusqu'au soir.
Les soldats campaient autour des fourgons ; les chefs et les voyageurs logeaient dans les villages ou dans les villes par billets de logement ; madame Hugo presque toujours était logée chez l'alcade.
Là, on lui faisait, tous les soirs, la distribution de vivres ; c'étaient les rations de campagne comme on les eût données à son mari, c'est-à-dire vingt rations. Or, comme ces rations étaient très abondantes, c'étaient de véritables montagnes de pain, de viande et d'outres pleines de vin que l'on entassait devant elle tous les soirs.
Alors, s'avançaient les soldats qui marchaient à droite et à gauche de sa voiture, sur toute la longueur des six mules et de l'immense carrosse – quarante hommes à peu prés.
Ces quarante hommes étaient des grenadiers hollandais. Les armées françaises, à cette époque, comme les légions romaines du temps d'Auguste, étaient un mélange de tous les peuples de l'Europe.
Ces quarante hommes prenaient et se partageaient les vivres de madame Hugo, qui n'avait que faire de vingt rations de pain, de vin et de viande pour elle, ses enfants et ses domestiques, presque toujours nourris par l'hôte chez lequel ils étaient logés, ni pour le mayoral et les deux zagales, qui vivaient d'un verre d'eau, d'un morceau de pain frotté d'ail, et de la fumée de leurs cigarettes. Il en résultait une reconnaissance profonde pour madame Hugo de la part des quarante Hollandais.
Cette reconnaissance se manifesta dans deux occasions. Disons quelle fut la première ; l'autre viendra à son tour. On sortait de Mondragon par une voûte sombre et inclinée formant la porte de la ville ; le chemin qui continuait cette voûte tournait rapidement, côtoyant, à droite, un précipice. Quelques bornes étaient placées au bord de ce chemin, afin que les voitures emportées vers l'abîme eussent une dernière chance de s'arrêter, si, par hasard, elles rencontraient une de ces bornes.
Soit que mayoral et zagales ne connussent pas la disposition du terrain, soit qu'ils ne fussent pas maîtres de la direction de la lourde voiture, celle-ci, emportée par son poids, en débouchant de la voûte obscure, s'avançait rapidement vers le précipice, quand les grenadiers hollandais, voyant le danger que courait madame Hugo, se précipitèrent à la tête des mules, et, en les forçant à se détourner rapidement, arrêtèrent la voiture comme une des roues commençait à mordre sur le précipice.
Un instant, les voyageurs restèrent suspendus – suspendus est le véritable mot – entre la vie et la mort.
La vie l'emporta.
Deux ou trois soldats avaient failli être précipités par la secousse ; les uns s'accrochèrent aux traits, les autres aux brancards. En somme, les plus malades en furent quittes pour des écorchures qui ne les empêchèrent pas de faire fête, le soir, à la distribution de vivres de madame Hugo.
Le duc de Cotadilla, qui était fort galant malgré ses soixante ans, et qui caracolait toute la journée à la portière de madame Hugo, y joignit quelques bouteilles de rhum qui firent, de cette distribution, une véritable solennité.
Au bout de douze ou quinze jours de voyage, on arriva à Burgos. Souvent, depuis Bayonne, on avait eu d'assez vives alertes ; mais bientôt on avait reconnu que ceux que l'on prenait pour des guerilleros n'étaient que de simples muletiers réunis en troupes pour leur propre sûreté. Au reste, la méprise était facile : les muletiers étaient armés à peu près comme des partisans, et il fallait les voir de bien près pour distinguer, à travers la poussière soulevée autour d'eux, qu'ils étaient montés sur des mules, et non sur des chevaux.
Burgos était marqué dans l'itinéraire pour une halte de trois ou quatre jours. Madame Hugo profita de ces trois ou quatre jours pour faire voir à ses enfants la cathédrale, cette merveille d'architecture gothique, la porte de Charles Quint et le tombeau du Cid.
De ce tombeau du Cid, les soldats avaient fait une cible à la carabine !
L'enfant quitta Burgos ébloui, haletant, émerveillé. Si jeune qu'il fût, il avait déjà l'ardente admiration des chefs-d'oeuvre de l'art architectural, et la cathédrale de Burgos, avec ses soixante ou quatre-vingts clochetons, est un véritable chef-d'oeuvre de ce genre.
Par une fatalité étrange, le général Hugo, chargé en 1813 de la retraite d'Espagne, renversa trois de ces clochetons en faisant sauter la citadelle de la ville de Burgos, dont il fut le dernier gouverneur.
Plus on avançait, plus les traces de la destruction devenaient fréquentes. Après Burgos, on s'arrêta à un village qui avait été Celadas ; il était ruiné de fond en comble ; puis, sur ses ruines, comme si l'on avait eu peur qu'il n'en revînt, le feu avait été artistement promené.
Rien de plus triste que ce village brûlé par le feu, au milieu de ces plaines brûlées par le soleil.
Quelques pans de muraille restaient debout, croulants et sans toit. Les enfants de la caravane firent de ces ruines une forteresse ; la petite troupe fut bientôt partagée en assiégeants et en assiégés. La guerre, qui était, à cette époque, le métier des pères, était le jeu des enfants. Le petit Victor et ses deux frères faisaient partie des assiégeants.
Au moment où ils escaladaient une brèche pour entrer dans la ville, et comme Victor, toujours amoureux des cimes, courait, sans doute pour faire une diversion dans l'attaque, sur la crête d'un mur, le pied lui manqua, et il tomba la tête la première, non seulement de la hauteur du mur, mais encore dans une cave défoncée : sa tête porta contre l'angle d'une pierre ; le choc fut si violent, qu'il resta évanoui sur la place.
Personne ne l'avait vu tomber : il n'avait point crié tant avait été rapide l'effet du coup. L'assaut continua donc, comme si les assiégeants n'eussent point perdu un de leurs soldats.
La ville prise, vainqueurs et vaincus se comptèrent, et, seulement alors, reconnurent qu'un des leurs était glorieusement resté sur le champ de bataille, et que celui-là était le jeune Victor Hugo. On se mit à la recherche de l'absent, Abel et Eugène en tête, et l'on fouilla si bien coins et recoins, que l'on finit par découvrir le blessé gisant dans les profondeurs d'une excavation.
Comme il ne donnait aucun signe d'existence, on le crut mort, et, avec de grandes lamentations, on le ramena à madame Hugo, qui, elle, sut bien voir qu'il vivait encore.
Il y avait de tout dans ce convoi, jusqu'à – chose que nous avons oublié de mentionner – jusqu'à six ou huit conseillers d'Etat que Napoléon envoyait tout faits à son frère ! on trouva donc facilement un médecin.
Le médecin pansa l'enfant. Par bonheur, le choc avait été plus violent que le coup n'avait été profond ; la blessure était donc plus effrayante que dangereuse, et, quoique, aujourd'hui encore, la cicatrice de cette blessure soit parfaitement visible à l'endroit où Hugo porte la raie de ses cheveux, dès le lendemain, l'enfant n'y pensait plus, et, comme Kléber après la prise d'Alexandrie, était tout prêt à assiéger une autre ville.
Jusque-là, au reste, rien de sérieux n'avait troublé la marche de la caravane. De temps en temps, la balle d'un guerillero embusqué venait se perdre dans l'épaisseur des panneaux d'une voiture ou brisait la glace de quelque portière ; le colonel Montfort envoyait une vingtaine de hussards fouiller les buissons du milieu desquels était parti le coup ; mais, chose toujours facile dans la portion du pays où l'on se trouvait alors, le coupable se laissait glisser au fond de quelque ravin, ou gagnait la gorge de quelque montagne, et tout était dit.
Un soir, cependant, l'alerte fut vive, et l'on crut, cette fois, avoir véritablement affaire à un ennui sérieux. On avait fait les deux tiers du trajet, à peu près, et l'on était arrivé à la petite ville de Valverde, agglomération de maisons sombres, aux murailles élevées et sans ouvertures, qui semble un nid de forteresses du temps de Louis XIII. Comme d'habitude, l'escorte avait établi son camp à l'entrée de la ville. Des sentinelles avaient été placées dans toutes les directions, et les voyageurs et les chefs avaient reçu leur billet de logement chez les principaux habitants.
Madame Hugo, comme d'habitude encore, était logée chez l'alcade.
En la quittant, le duc de Cotadilla lui avait dit :
- Prenez garde à vous, madame ; nous sommes au coeur de l'insurrection, et votre hôte a, non seulement fort mauvaise réputation, mais encore fort mauvais visage.
Madame Hugo ne pouvait juger que du visage, et, sur ce point, elle était parfaitement de l'avis du duc de Cotadilla.
Au reste, intérieur de maison digne de la ville et en harmonie avec l'hôte, portes barrées de fer et doublées de tôle : vestibules austères et sombres comme des entrées de couvent ; grandes chambres aux murs nus, avec de la terre pour parquet au rez-de-chaussée, carrelées au premier étage ; pour tous meubles, des bancs de bois et des fauteuils de cuir.
Toute la maison visitée, pour y choisir le logement qui lui paraîtrait le plus convenable, madame Hugo s'arrêta au rez-de-chaussée, dans une immense salle basse éclairée par une branche de pin brûlant dans une main de fer qui sortait de la muraille, fit tirer de l'immense portemanteau où il était renfermé le lit dans lequel elle couchait tous les soirs, réunit une douzaine de peaux de mouton pour le coucher des enfants, introduisit M. du Saillant dans un réduit attenant à la grande salle, et, la nuit venue, attendit les événements.
L'attente n'était pas gaie ; les événements promis étaient terribles. Depuis le commencement de la guerre, les Espagnols s'étaient fait une réputation de férocité qui, comme toutes les bonnes réputations, allait croissant. Ce qu'ils inventaient de tortures pour les malheureux Français tombant entre leurs mains n'avait point de nom. Chez les peuples primitifs, et purement féroces, comme chez les Turcs, par exemple, où la vie se termine par trois supplices, la décollation, le lacet ou le pal, on est sûr de ce qui vous attend ; c'est le pal, le lacet ou la décollation ; l'imagination des bourreaux ne va pas au-delà de ces trois genres de mort.
Mais, chez un peuple civilisé comme l'Espagne, qui a eu Charles Quint, Philippe II et l'Inquisition, c'est autre chose : il s'agit, pour le malheureux condamné à mort, d'être rôti à petit feu, scié entre deux planches, mis au chevalet, pendu par les pieds. d'avoir des entrailles dévidées comme un écheveau de coton ; d'avoir le corps découpé en aiguillettes sur le modèle d'un pourpoint du XVIe siècle ; d'avoir les yeux crevés, le nez, la langue ou les poings coupés ! oh ! les bourreaux espagnols étaient pleins de fantaisie ! D'ailleurs, quand ils étaient à bout de caprices, ils avaient le répertoire de l'Inquisition, et, qu'on ne l'oublie pas, les hommes qui nous faisaient la guerre étaient surtout des catholiques, des prêtres, des saints !
Malgré toutes ces pensées peu récréatives pour une mère qui répond à son mari d'elle-même et de ses trois enfants, madame Hugo commençait à s'endormir, enviant la tranquillité du colonel du Saillant, qui dormait, lui, depuis longtemps dans le réduit qu'on avait découvert attenant à cette salle basse, lorsque tout à coup éclata une vive fusillade accompagnée de cris « Aux armes ! ». On se couchait – surtout après de pareils avis reçus – à peu près tout habillé ; aussi en un instant fut-on debout. La fusillade se soutenait, parfaitement nourrie, quoique capricieusement dirigée, et les cris « Aux armes ! » redoublaient.
Au milieu de ces cris, on frappa aux volets extérieurs de la grande salle basse plusieurs coups assez vigoureux pour être entendus, assez ménagés pour n'être pas effrayants.
Madame Hugo ouvrit.
C'était le colonel Montfort qui avait cogné aux contrevents avec la poignée de son sabre.
- C'est moi, madame, dit-il, le colonel Montfort, qui ai l'honneur de vous présenter mes compliments. Il paraît que l'ennemi nous attaque ; mais soyez tranquille, nos mesures sont prises pour le bien recevoir. En tout cas, veuillez vous barricader en dedans, et n'ouvrir qu'au duc de Cotadilla ou à moi.
Madame Hugo remercia le colonel Montfort de son attention ; M. du Saillant alla le rejoindre ; on referma derrière lui la porte, que l'on barricada à triple verrou, et l'on attendit.
Pendant quelque temps, la fusillade continua, paraissant même augmenter dans certains moments ; enfin, elle diminua et s'éteignit peu à peu.
Qui avait vaincu ? Français ou Espagnols ? on l'ignorait encore, mais on avait bon espoir en faveur des Français, lorsqu'on frappa de nouveau au volet, et lorsque, au milieu de grands éclats de rire, madame Hugo reconnut les voix du duc de Cotadilla, du colonel Montfort et de l'aide de camp de son mari.
Elle était invitée à faire ouvrir la grande porte.
La grande porte fut ouverte, et les trois officiers entrèrent.
Un trompette de hussards avait, un peu en avant de la ville, découvert un coin de prairie où il avait pensé que son cheval, pour lequel il avait les plus grands égards, trouverait un peu d'herbe fraîche ; les postes établis, il avait été mettre son cheval au piquet dans cette petite oasis. Un paysan avait remarqué et admiré cette confiance ; la nuit venue, il s'était glissé de buissons en buissons pour s'emparer du cheval ; celui-ci l'avait tranquillement laissé faire jusqu'au moment où il s'était senti détaché du piquet ; mais, alors, il s'était, d'une violente secousse, arraché à son larron, et, ruant, hennissant, bondissant, il était revenu vers le camp français.
La sentinelle avancée avait crié : « Qui vive ? » Le cheval, bien entendu, avait continué son chemin sans répondre. La sentinelle avait fait feu, et s'était repliée sur le premier poste en criant : « Aux armes ! » Le premier poste avait fait feu, et crié : « Aux armes ! » Alors, les soldats à leur tour avaient couru à leurs fusils en faisceaux et tout chargés, puis avaient fait feu, et crié : « Aux armes ! » De là l'alerte, de là la fusillade, de là l'effroyable tumulte qui avait, pendant une heure, rempli de feu, de fumée et de bruit la petite ville de Valverde. On ne songea point à dormir du reste de la nuit, que madame Hugo et les trois officiers passèrent ensemble, et, le lendemain, au point du jour, on se remit en marche.
Ce lendemain – au lieu de la scène assez effrayante de la nuit – préparait, pour le grand soleil du midi, une autre scène passablement grotesque. On était dans une grande plaine à la halte du milieu du jour. Les soldats, couverts de poussière, ruisselants de sueur, sous un soleil de trente-cinq degrés, achevaient leur repas, lorsque arriva un courrier annonçant au duc de Cotadilla que la reine, qui, de son côté, était en route avec une escorte pour rejoindre son mari, ne tarderait point à passer.
Le duc de Cotadilla remercia le courrier de l'avis, et, après s'être informé du temps où la reine devait avoir rejoint, et avoir appris qu'il pouvait compter sur une heure, à peu près, lui donna liberté de poursuivre son chemin.
Puis, s'avançant vers la portière de la voiture de madame Hugo, où, comme on sait il avait l'habitude de venir causer :
- Madame, lui dit-il, je vous invite à baisser vos stores, d'abord à cause du soleil, et ensuite à cause du spectacle que va être forcée de vous offrir l'escorte. La reine passe dans une heure ; je désire que, pour lui faire honneur, mes hommes se mettent en grande tenue ; ils sont obligés de changer de tout, depuis la cravate jusqu'aux guêtres. Dans ce changement, plus étendu encore que je ne vous le dis, il y aura des évolutions que peut braver l'oeil d'un général ou d'un colonel, mais qui seraient moins convenables pour les regards d'une femme. Vous voilà avertie, madame ; je vais faire avertir la duchesse de Villa-Hermosa et les autres dames.
Et, avec sa politesse ordinaire, le duc de Cotadilla prit congé de madame Hugo, et donna ses ordres.
Madame Hugo tira ses stores.
Les ordres du duc de Cotadilla étaient que les soldats se missent à l'instant même en grande tenue pour faire la haie sur le passage de la reine.
Aussitôt, les hommes se placèrent sur une seule ligne tenant toute la route, formèrent les faisceaux, ouvrirent les sacs, et commencèrent leur toilette.
Ils en étaient juste à l'endroit le plus délicat de cette toilette, à l'endroit précis pour lequel le duc de Cotadilla avait invité les dames à baisser les stores de leurs voitures, lorsqu'un immense nuage de poussière parut au sommet d'une montagne distante de cinq cents pas, et que les cris « La reine ! la reine ! » se firent entendre.
La reine était en avance de plus d'une demi-heure sur l'heure indiquée par le courrier.
Il y avait là de quoi troubler une tête plus forte que ne l'était celle du duc de Cotadilla ; d'ailleurs, dans aucun livre de théorie le commandement à faire en pareil cas n'était prévu. Il garda donc le silence, et, réduits à leur propre inspiration, les tambours battirent aux champs, les soldats coururent aux armes, et les chefs inférieurs crièrent :
- A vos rangs !
Il en résulta que la reine d'Espagne passa une revue telle que jamais reine ni impératrice, fût-ce Marguerite de Bourgogne ou Catherine II, n'en avait passée, et, comme elle apprit plus tard que M. de Cotadilla avait été prévenu de son arrivée, rien ne put lui ôter de l'esprit cette idée, que la nudité de ces trois mille hommes était une galanterie que lui avait faite l'illustre duc.
La reine passée, comme la grande tenue était devenue inutile, on reprit la petite tenue, on réintégra la grande dans le sac, on donna le signal du départ, et l'on se remit en route.

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