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Chapitre CXLVI


Matinée du 28 – Joubert – Charles Teste. – La Petite-Jacobinière. Le pharmacien Robinet. – Les armes du Sergent Mathieu. – Pillage d'une boutique d'armurier. – Les deux gendarmes. – Les trois gardes royaux. – Un grand jeune homme blond. – Les terreurs d'Oudard.

Je fus réveillé, comme le 26, par Achille Comte.
- Eh bien ? lui demandai-je en me frottant les yeux.
- Oh ! cela marche !... dit-il ; le quartier des écoles est en pleine insurrection... Seulement les étudiants sont furieux.
- Contre qui ?
- Mais contre les grands meneurs, Laffitte, Casimir-Perier, La Fayette... Ils se sont présentés hier chez ces messieurs : les uns leur ont dit de se tenir tranquilles, les autres ne les ont pas même reçus... Et, tenez, Barthélemy et Méry vous donneront des détails là-dessus. Ils y étaient avec leurs poches pleines de poudre qu'ils avaient achetée chez un épicier.
Je m'habillai ; je pris une voiture pour aller embrasser ma mère, qui était toujours aussi calme que si rien d'extraordinaire ne se fût passé dans Paris. J'avais donné des ordres pour qu'elle restât dans cette ignorance, et ces ordres avaient été ponctuellement exécutés.
En quittant ma mère, je me fis conduire chez Godefroy Cavaignac, qui demeurait rue de Sèvres.
Il était déjà sorti ; je le trouverais, me dit-on, ou à la librairie de Joubert, passage Dauphine, ou place de la Bourse, chez Charles Teste, à la Petite Jacobinière.
Joubert, qui a été, depuis, aide de camp de La Fayette, et lieutenant-colonel, je crois, était un ancien carbonaro, ami de Carrel condamné à mort, comme celui-ci, après l'affaire de Béfort, il s'était évadé des prisons de Perpignan, avec l'aide d'une religieuse et le concours de deux de ses amis, Fabre et Corbière.
Quant à Charles Teste, que nous avons tous connu, il avait, lui aussi, établi, sur la place de la Bourse, une librairie que l'on appelait, à cause des opinions de ceux qui la fréquentaient, du nom expressif de Petite-Jacobinière.
Charles Teste était un des hommes les plus dignes, un des caractères les plus nobles qu'on pût rencontrer. Pauvre, il était brouillé avec ses frères riches. Pendant tout le règne de Louis-Philippe, il ne voulut rien être, et vécut Dieu sait comment et de quoi ! Le jour où son frère fut condamné par la cour des pairs, il se mit à sa disposition, devint son soutien, son appui, son consolateur. Puis, après la révolution de 1848, tous ses anciens amis arrivés au pouvoir, il refusa de nouveau les places qui lui étaient offertes, et ne demanda d'autre faveur que la translation de son frère, de la prison où il était, dans une maison de santé.
Charles Teste est mort, il y a, je crois, dix-huit mois ou deux ans. Le jour où il rendit le dernier soupir, la France perdit un de ses grands citoyens.
Je me fis conduire passage Dauphine.
Cavaignac y avait apparu, mais il était parti avec Bastide ; on les croyait tous deux à la Petite-Jacobinière.
Je renvoyai mon cabriolet. j'avais une visite à faire rue de l'Université, n° 7. Là, je n'avais pas pu établir un cordon sanitaire comme chez ma mère ; là, on savait tout. Je promis de regarder les choses en amateur, de ne me mêler de rien, et moyennant cette promesse, on me laissa sortir.
Il y avait un grand rassemblement rue de Beaune, chez un pharmacien nommé Robinet ; le rassemblement se composait d'électeurs et de gardes nationaux du 10e et du 11e arrondissement.
On ne demandait pas mieux que de marcher, mais personne n'avait d'armes.
- Pas d'armes ? dit Etienne Arago en entrant. Si vous n'avez pas d'armes, il y en a chez les armuriers !
On connaissait, au National et à la Petite-Jacobinière, la réunion qui avait lieu chez Robinet, et on y avait député Arago.
Depuis le matin, il n'avait pas perdu son temps.
« Pas d'armes ! » était le cri général à la Petite-Jacobinière, comme partout, on disait : « Pas d'armes ! »
Le théâtre du Vaudeville venait de jouer Le Sergent Mathieu ; il y avait, par conséquent, dans le magasin d'accessoires, une vingtaine de fusils, de sabres et de gibernes.
Gauja et Etienne coururent au Vaudeville, mirent fusils, sabres et gibernes dans de grandes mannes d'osier qu'ils recouvrirent de toiles, recrutèrent commissionnaires et machinistes, et suivirent le cortège avec chacun un habit d'officier de la garde impériale sous leur redingote.
La place du Palais-Royal était encombrée de troupes. Un capitaine sortit des rangs.
- Que portez-vous là ? demanda-t-il aux commissionnaires.
- Un déjeuner de noces de chez Parly, capitaine, répondit Arago.
Le capitaine se mit à rire : la pointe des sabres et la pointe des baïonnettes passaient à travers les cloisons d'osier. Il tourna le dos, et rentra dans les rangs.
Fusils, sabres et gibernes arrivèrent à bon port à la Petite-Jacobinière, où ils furent distribués.
C'était à la suite de cette distribution qu'Etienne avait été envoyé chez Robinet.
A ces mots : « Si vous n'avez pas d'armes, il y en a chez les armuriers ! » chacun sortit.
Etienne courut chez le plus proche ; il était avec Gauja et un nommé Lallemand.
Cet armurier le plus proche demeurait rue de l'Université. Après avoir indiqué à Etienne sa boutique, située à gauche de la rue de Beaune, je tournai à droite pour aller prendre mon fusil.
Etienne et Lallemand se précipitèrent dans la boutique de l'armurier au moment où celui-ci essayait de fermer sa porte. Plus heureux avec l'armurier que, la veille, ne l'avait été avec lui le commissaire de police, Etienne parvint à entrer dans la boutique.
- Mon ami, dit-il, ne vous effrayez pas... Nous ne venons point prendre vos armes ; nous venons les acheter.
Il prit cinq ou six fusils, en garda un pour lui, un pour Gauja, un pour Lallemand, et distribua les autres. Puis il vida ses poches, dans lesquelles il y avait trois cent vingt francs, et, pour le surplus de la fourniture, donna un bon sur son frère François, de l'observatoire, qui paya religieusement.
Lallemand endossa le billet.
Ce Lallemand était un garçon fort instruit et fort spirituel, que nous appelions le Docteur, parce qu'il parlait toujours latin.
Je donne cette explication afin qu'on ne le confonde pas avec le professeur Lallemand.
On prit tout de suite, chez le même armurier, de la poudre et des balles ; on n'allait pas, comme on le verra, tarder à en avoir besoin.
J'étais remonté chez moi ; j'avais appelé mon domestique Joseph ; je m'étais fait donner mon costume de chasse complet. C'était, pour l'exercice auquel nous allions nous livrer, le costume le plus commode et qui surtout devait le moins attirer les yeux.
J'étais à moitié de ma toilette quand j'entendis une grande rumeur dans la rue du Bac ; je me mis à la fenêtre : C'étaient Etienne Arago et Gauja qui appelaient la population aux armes.
On se souvient que je demeurais au-dessus du café Desmares. Mais ce que j'ai oublié de dire, c'est que trois de mes fenêtres donnaient sur la rue du Bac.
En ce moment, du côté du pont, à l'entrée de la rue, parurent deux gendarmes. Que venaient-ils faire là ? Quel hasard les y conduisait ? Nous n'en sûmes rien.
En les apercevant, la foule qui encombrait la rue poussa de grands cris.
Les gendarmes parurent se consulter ; mais, s'ils avaient hésité un instant, leur hésitation ne fut pas longue. Ils mirent la bride aux dents, tirèrent d'une main leur sabre, et de l'autre un pistolet.
La foule était sans armes ; elle rentra dans les allées, dans les boutiques ouvertes, ou s'esquiva par la rue de Lille.
Arago et Gauja s'embusquèrent aux deux coins de cette rue ; l'un d'eux, je ne sais lequel, cria à l'autre :
- Allons ! il est temps de commencer !
Au même moment, les deux gendarmes fondirent sur eux au grand galop.
Les deux coups de feu d'Etienne et de Gauja partirent en même temps.
Tous deux avaient visé le même homme ; celui qu'ils avaient visé tomba percé de deux balles.
L'autre gendarme rebroussa chemin. Le cheval qui avait perdu son cavalier continua sa course, et s'enfonça dans la rue du Bac.
On se précipita vers le gendarme gisant à terre ; il était mourant. On lui prit son sabre, son pistolet et sa giberne, et on le porta à la Charité.
Lorsqu'ils virent entrer un gendarme blessé dans la salle, et qu'ils apprirent qu'il avait été blessé en chargeant sur le peuple, les malades voulaient l'achever.
L'esprit de révolution était entré jusque dans les hôpitaux !
J'avais passé ma veste, pris mon fusil, ma carnassière, ma poire à poudre ; j'avais bourré mes poches de balles, et j'étais descendu.
Arago et Gauja avaient disparu tous les deux.
On me connaissait dans le quartier, on se groupa autour de moi.
- Que faut-il faire ? me demanda-t-on.
- Des barricades ! répondis-je.
- Où cela ?
- Une de chaque côté de la rue de l'Université ; l'autre en travers de la rue du Bac.
On m'apporta une pince ; je me mis à la besogne, et commençai à dépaver la rue. Tout le monde réclamait des armes.
Pendant ce temps, le tambour battait dans le jardin des Tuileries. Trois soldats de la garde royale apparurent en haut de la rue du Bac, du côté de la rue Saint-Thomas-d'Aquin.
- Tenez, dis-je à ceux qui m'entouraient, vous demandez des armes ? on ne peut être servi plus à point ; voilà trois fusils qui vous arrivent ; seulement, il faut les prendre...
- Oh ! si ce n'est que cela ! dirent-ils.
Et ils se précipitèrent vers les soldats.
Ceux-ci s'arrêtèrent.
J'étais seul armé.
- Mes amis, criai-je aux soldats, donnez vos fusils, et il ne vous sera fait aucun mal.
Ils se consultèrent un instant, puis donnèrent leurs fusils.
Je les tenais en joue, prêt à tuer le premier qui eût fait une démonstration hostile.
On prit les fusils. ils n'étaient point chargés : de là était venue, sans doute, la facilité des pauvres diables à les rendre.
On poussa de grands cris de triomphe ; le combat commençait par une victoire : un gendarme tué, trois gardes royaux prisonniers. Il est vrai que, ne sachant que faire de nos trois prisonniers, nous leur rendîmes la liberté à l'instant même.
Nous nous remîmes aux barricades.
Une petite troupe d'étudiants arrivait par le haut de la rue de l'Université ; à sa tête marchait un grand jeune homme blond, vêtu d'une redingote vert pomme.
Le grand jeune homme blond seul avait un fusil de munition.
On fraternisa, et l'on se réunit pour travailler aux barricades. Le voisinage de la caserne des gardes du corps, qui était située quai d'Orsay, faisait craindre une attaque.
Il était impossible que la sentinelle n'eût pas entendu les deux coups de feu, n'eût pas vu fuir le gendarme, et n'eût pas donné l'alarme.
J'étais fatigué de retourner des pavés. je cédai ma pince au grand jeune homme blond. Il se mit à piquer les entre-deux à son tour ; mais la pince était lourde, elle lui échappa des mains, et vint me frapper à la jambe.
- Ah ! monsieur, s'écria-t-il, je vous demande bien pardon, car je dois vous avoir fait grand mal !
C'était vrai ; mais il y a des moments où la douleur n'existe pas.
- Ne faites pas attention, lui dis-je, c'est sur l'os.
Il releva la tête.
- Est-ce que vous auriez de l'esprit par hasard ? me demanda-t-il.
- Parbleu ! répondis-je, belle demande ! c'est mon état d'en avoir.
- En ce cas, faites-moi le plaisir de me dire votre nom.
- Alexandre Dumas.
- Ah ! monsieur !... Il me tendit la main. Moi, je m'appelle Bixio... Profession étudiant en médecine. Si je suis tué, voici ma carte, ayez la bonté de me faire reporter chez moi ; si vous êtes blessé, je mets ma science à votre disposition.
- Monsieur, j'espère que votre carte et votre science seront inutiles ; mais n'importe ! je prends l'une et j'accepte l'autre. N'oubliez pas plus mon nom, s'il vous plaît, que je n'oublierai le vôtre.
Nous nous donnâmes une poignée de main. Notre amitié date de là.
Les barricades achevées, nous en confiâmes la garde à ceux qui nous avaient aidés à les faire.
- Maintenant, dis-je à Bixio, où allez-vous ?
- Je vais du côté du Gros-Caillou.
- En ce cas, je vous accompagne jusqu'à la Chambre... Je veux aller voir ce qui se passe au National.
- Comment ! me dit Bixio, vous allez comme cela par les rues avec votre fusil ?
- Mais, lui répondis-je, vous y allez bien, vous, ce me semble ?
- Oui, de ce côté-ci de la Seine.
- Bah ! je suis en chasseur, et non en combattant.
- Seulement, la chasse n'est pas ouverte.
- Eh bien, je l'ouvre, voilà tout.
Cependant, comme on le voit, je ne me hasardais pas à traverser les Tuileries avec mon accoutrement : je faisais le tour par la place de la Révolution. Je la traversai sans obstacle, et suivis toute la rue Saint-Honoré. Les barricades de la rue de l'Echelle et de la rue des Pyramides étaient dispersées.
Comme j'arrivais à la rue de Richelieu, j'aperçus un régiment à la hauteur de la place Louvois. De l'autre côté du Palais-Royal apparaissait une épaisse ligne de troupes. Sur la place du Palais-Royal stationnait un escadron de lanciers.
A moins de revenir sur mes pas, je n'avais donc le passage libre d'aucun côté.
Je me trouvais presque en face de mon ancien bureau, du n° 216. J'entrai et je montai au premier étage.
J'y trouvai Oudard.
Il me regarda, hésitant à me reconnaître.
- Comment, me dit-il, c'est vous ?...
- Sans doute, c'est moi.
- Que venez-vous faire ici aujourd'hui ?
- Je viens voir si je ne rencontrerai pas le duc d'Orléans.
- Et que lui voulez-vous ?
Je me mis à rire.
- Je veux l'appeler Votre Majesté, répondis-je.
Oudard jeta un véritable cri de détresse.
- Malheureux ! dit-il, comment pouvez-vous tenir de pareils propos ?... Si l'on vous entendait !
- Oui, mais on ne m'entend pas... le duc d'Orléans surtout.
- Pourquoi le duc d'Orléans surtout ?
- Parce que je présume qu'il est à Neuilly.
- Le duc d' Orléans est à sa place ! répondit majestueusement Oudard.
- Mon cher Oudard, comme je suis moins savant que vous en fait d'étiquette, permettez-moi de vous demander où est cette place.
- Mais près du roi, je suppose.
- Alors, dis-je, j'en fais mon compliment à Son Altesse.
En ce moment, les tambours battaient au coin de la rue de Richelieu, tournant par la rue Saint-Honoré, et s'avançant vers le Palais-Royal.
Derrière les tambours, venait un général au milieu de son état-major. On pouvait le voir à travers les ouvertures des persiennes.
Il me prit envie de rendre Oudard malade de peur.
- Dites donc, Oudard, fis-je, il m'est avis que, si je décrochais ce général qui passe, cela avancerait beaucoup les affaires de M. le duc d'Orléans..., qui est près du roi.
Et je mis le général en joue.
Oudard devint pâle comme un mort, et se jeta sur mon fusil, qui n'était pas même armé. Je lui montrai en riant le chien abaissé sur la cheminée.
- Oh ! me dit-il, vous allez partir d'ici, n'est-ce pas ?
- Vous attendrez bien que les soldats aient défilé... Je ne peux pas raisonnablement attaquer, à moi tout seul, deux ou trois mille hommes.
Oudard s'assit. Je déposai mon fusil dans un coin, et j'ouvris la fenêtre toute grande.
- Mais que faites-vous encore ? me dit-il.
- Je regarde passer les militaires... cela m'amuse.
Et je regardai passer les militaires depuis le premier jusqu'au dernier.
Ils allaient à l'hôtel de ville, où l'on commençait à se battre chaudement. Le général qui les commandait et que j'avais mis en joue, à la grande terreur d' Oudard, était le général de Wall.
Derrière les derniers rangs, je sortis, mon fusil sur l'épaule, et, aussi tranquillement que si j'allais faire une ouverture dans la plaine Saint-Denis, je remontai la rue de Richelieu.

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