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Chapitre CLI


Je me mets à la recherche d'Oudard – La maison du coin de la rue de Rohan. – Oudard chez Laffitte. – Degousée. – Le général Pajot et Dupin. – Les officiers du 53e de ligne. – Intérieur du salon de Laffitte. – Panique. – Une députation vient offrir à La Fayette le commandement de Paris. – Il accepte. – Etienne Arago et la cocarde tricolore. – Histoire de hôtel de ville depuis huit heures du matin jusqu'à trois heures et demie du soir.

Du reste, veut-on savoir où l'on en était chez M. Laffitte – dans ce même salon où, le surlendemain, devait se faire, sinon un roi de France, au moins un roi des Français –, juste au moment où les Tuileries venaient d'être prises ?
Je puis le dire, et voici comment :
En sortant des Tuileries, j'avais été pris d'une envie enragée de m'assurer si Oudard était encore, le 29 juillet au soir, du même avis que le 28 au matin, à l'endroit du dévouement de M. le duc d'Orléans à Sa Majesté Charles X.
Je me rendis donc rue Saint-Honoré, n° 216.
Place de l'Odéon, j'avais manqué d'être assommé par un Gradus ad Parnassum; en approchant de mon n° 216, je faillis être assommé par un cadavre.
Au coin de la rue de Rohan, on jetait les Suisses par les fenêtres.
Cela se passait dans la maison d'un chapelier dont la façade était criblée de balles. Un poste de Suisses avait été placé là comme garde avancée ; on avait oublié de le relever, et il avait tenu avec un courage suisse, c'est tout dire. La maison avait été emportée d'assaut ; une douzaine d'hommes y avaient été tués, et, des cadavres, on faisait ce que j'ai dit, sans prendre même la précaution de crier : « Gare là-dessous ! »
Je montai dans les bureaux du Palais-Royal. – Ce jour-là, mon fusil, qui avait causé une si grande terreur la veille, fut reçu avec des acclamations.
Je trouvai le garçon de bureau occupé à remettre un peu d'ordre dans nos établissements. Cette partie du palais avait été envahie. On avait tiré des fenêtres, ce qui ne s'était pas fait sans mettre un peu de désordre dans les papiers.
Pas d'Oudard !
Je m'enquis de lui au garçon de bureau, qui m'apprit en confidence que, selon toute probabilité, je le trouverais chez Laffitte.
J'ai déjà dit comment j'avais fait connaissance avec l'illustre banquier par le service qu'il m'avait rendu.
Je m'acheminai donc vers l'hôtel Laffitte, dans lequel j'avais la certitude de n'être pas regardé tout à fait comme un intrus.
Il me fallut plus d'une heure pour me rendre du Palais-Royal à l'hôtel Laffitte, tant les rues étaient encombrées, tant aussi l'on rencontrait sur son chemin de personnes de connaissance.
A la porte, je heurtai Oudard.
- Ah ! pardieu ! lui dis-je en riant, c'est justement vous que je cherchais !
- Moi !... Et que me voulez-vous ?
- Mais savoir si votre avis sur la situation est toujours le même...
- Je n'aurai d'avis que demain, me répondit Oudard.
Et, me faisant un geste d'adieu, il s'éloigna vivement.
Où allait-il ? Je ne le sus que trois jours plus tard : il allait à Neuilly porter ce court ultimatum au duc d'Orléans :
« Entre une couronne et un passeport, choisissez ! »
L'ultimatum était posé par M. Laffitte.
Je m'étais flatté d'une espérance illusoire quand j'avais cru pouvoir entrer chez Laffitte : cours, jardins, antichambres, salons étaient encombrés ; il y avait des curieux jusque sur les toits des maisons en face, qui plongeaient dans la cour de l'hôtel.
Mais, il faut le dire, les hommes rassemblés là n'étaient pas tous dans l'enthousiasme et l'admiration ; on racontait à l'extérieur certaines anecdotes qui se passaient à l'intérieur, et la foule grondait fort en les écoutant.
Une, entre autres, pourra donner une idée de la prudence de MM. les députés réunis chez Laffitte.
Dès le matin, Degousée, voyant l'hôtel de ville tombé aux mains du peuple, avait laissé Baude s'y installer, et avait couru chez le général Pajol pour lui offrir le commandement de la garde nationale.
Mais le général Pajol avait répondu qu'il ne pouvait pas se mettre en avant d'une façon si décisive sans avoir l'autorisation des députés.
- Et où diable y a-t-il des députés ? demanda Degousée.
- Voyez chez M. de Choiseul, avait répondu le général Pajol.
Degousée s'était rendu chez M. de Choiseul.
M. de Choiseul était aux cent coups : il venait d'apprendre à la fois qu'il était membre du gouvernement provisoire depuis la veille, et qu'il avait, dans la nuit, signé une proclamation incendiaire.
M. Dupin aîné était près du duc ; sans doute lui donnait-il une consultation sur ce cas, non prévu par la législation française.
Cette idée, émise par Degousée, de réorganiser un corps qui ne pouvait manquer de devenir un pouvoir conservateur sourit beaucoup à M. Dupin.
Il prit une plume, et écrivit ces mots :
« MM. les députés réunis à Paris autorisent M. le général Pajol à prendre le commandement des milices parisiennes. »
- Des milices parisiennes ! avait répété Degousée ; et pourquoi, s'il vous plaît, des milices parisiennes ?
- Mais parce que la garde nationale a été légalement dissoute par l'ordonnance du roi Charles X, avait répondu M. Dupin.
- Allons, ne chicanons pas sur les mots, avait repris Degousée. Signez-moi cela vite, et veuillez me dire où je trouverai vos députés réunis à Paris.
- Chez M. Laffitte, avait dit M. Dupin.
Et, sans trop de difficultés, il avait signé l'autorisation.
Les députés étaient, en effet, réunis chez Laffitte. – Plus heureux que moi, grâce sans doute au papier dont il était porteur, Degousée avait pu arriver jusqu'à la salle des délibérations.
Les députés prirent connaissance des trois lignes précitées, et, voyant la signature de M. Dupin, signèrent à leur tour ; mais ils n'eurent pas plus tôt signé, que la terreur les prit ; Degousée, qui ne perdait de temps à rien, et qui, d'ailleurs, tenait à se trouver à l'assaut du Louvre, était déjà à la porte de la rue. Un député le rejoignit au moment où il franchissait le seuil.
- Monsieur, lui dit-il, me permettez-vous de relire encore ce papier 7
- Certainement, répond Degousée sans méfiance.
Le député se retire à l'écart, déchire les signatures, et rend le papier tout plié à Degousée, qui le reprend, et qui ne s'aperçoit qu'à la porte du général Pajol de la soustraction opérée par l'adroit prestidigitateur.
Vous rappelez-vous la fable de la Fontaine Le Lièvre et les grenouilles ? Le bonhomme a tout prévu, même cette chose que l'on croyait impossible, à savoir que M. Dupin trouverait plus poltron que lui !
Voilà l'anecdote qui circulait dans les groupes.
Hâtons-nous de dire que La Fayette n'était pas encore arrivé chez Laffitte à l'heure où le fait que nous venons de raconter s'accomplissait.
Il y arrivait juste au moment où un homme du peuple, le fusil à la main et le visage noir de poudre, accourait y annoncer la prise du Louvre.
Derrière La Fayette, un sergent du 53è de ligne avait si bien fait des pieds et des mains, qu'il avait pénétré dans le salon ; là, il avait déclaré que le 53è de ligne était prêt à fraterniser avec le peuple. Les officiers demandaient seulement qu'on leur envoyât quelque personnage considérable, afin que leur passage à la cause de la révolution n'eût pas l'air d'une défection pure et simple.
On leur envoya le colonel Heymès, habillé en bourgeois, M. Jean-Baptiste Laffitte et quelques gardes nationaux que l'on venait de recruter sur le boulevard.
Comme j'arrivais, le régiment arrivait aussi. Cinq officiers entrèrent dans la salle des délibérations, j'entrai avec eux.
M. Laffitte était près de la fenêtre du jardin, qui était ouverte, mais dont les persiennes étaient fermées ; il se tenait assis dans un grand fauteuil, la jambe étendue sur un tabouret.
Il s'était foulé le pied la veille au matin.
Derrière lui était Béranger, appuyé sur le dos de son fauteuil ; à l'un de ses côtés, le général La Fayette, lui demandant des nouvelles de sa santé. Dans l'embrasure d'une seconde fenêtre, Georges La Fayette causait avec M. Laroche, neveu de M. Laffitte.
Trente ou quarante députés, s'entretenant par groupes, encombraient le reste du salon.
Tout à coup, une effroyable fusillade se fait entendre, et ce cri retentit :
- La garde royale marche sur l'hôtel !...
J'ai vu bien des mises en scène depuis celle de Paul et Virginie, à l'opéra- Comique, la première que j'aie admirée, jusqu'à celle de La Barrière de Clichy, au Cirque, une des dernières que j'aie dirigée, mais jamais je n'ai été témoin d'un pareil changement à vue !
On eût dit que chaque député était sur une trappe, et avait disparu à un coup de sifflet.
Le temps de tourner la main, il ne restait absolument dans le salon que Laffitte, toujours assis, et sur le visage duquel n'apparut pas la plus légère émotion ; Béranger, qui demeura ferme à sa place ; M. Laroche, qui se rapprocha de son oncle ; La Fayette, qui releva sa noble et vénérable tête, et fit un pas vers la porte, c'est-à-dire vers le danger ; Georges La Fayette, qui s'élança vers son père ; et les cinq officiers, qui firent de leur corps un rempart à M. Laffitte.
Tous les autres avaient disparu par les portes de dégagement ou avaient sauté par les fenêtres. M. Méchin s'était distingué parmi ces derniers.
Je voulus profiter de l'occasion qui m'était donnée de présenter mes compliments au maître de la maison ; mais le général La Fayette m'arrêta en route.
- Que diable est-ce cela ? me dit-il.
- Je n'en sais rien, général, lui répondis-je mais, à coup sûr, j'affirme que ce ne sont ni les Suisses ni les gardes royaux... Je les ai vus partir des Tuileries, et, du train dont ils allaient, ils doivent être maintenant plus près de Saint-Cloud que de l'hôtel Laffitte.
- N'importe ! tâchez donc de savoir ce qu'il en est.
Je m'avançais vers la porte, lorsqu'un officier entra.
Il apportait le mot de l'énigme.
Les soldats du 6è de ligne avaient rencontré ceux du 53è ; à l'exemple de ceux-ci, ils avaient fait cause commune avec le peuple, et, en signe de joie, ils avaient déchargé leurs fusils en l'air.
Cette explication une fois donnée, on se mit en quête des députés, et l'on finit par les retrouver, les uns de-ci, les autres de-là.
Deux seulement manquaient à l'appel.
Cependant, à force de recherches, on les découvrit cachés dans l'écurie. – Qu'on ne dise pas non, je les nommerais !
Quelques instants après, une députation fut introduite.
Autant que je puis me rappeler, Garnier-Pagès en faisait partie.
Cette députation avait pris au sérieux les placards et la proclamation de Taschereau ; elle venait prier les généraux La Fayette et Gérard d'entrer en fonctions.
Le général Gérard, qui ne faisait que d'arriver, éluda la proposition. Gérard rêvait d'être, avec M. de Mortemart, ministre de Charles X, et non d'être membre d'un gouvernement provisoire révolutionnaire.
La Fayette répondit à la députation à peu près la même chose qu'il m'avait dite la veille au soir :
- Mes amis, si vous me croyez utile à la cause de la liberté, disposez de moi.
Et il se remit aux mains de la députation.
Le cri de « Vive La Fayette ! » retentit dans les salons de Laffitte, et se prolongea dans la rue.
La Fayette, se retournant vers les députés :
- Vous le voyez, messieurs, dit-il, on m'offre de prendre le commandement de Paris, et je crois devoir accepter.
Ce n'était pas le moment d'être d'un avis contraire ; l'adhésion fut unanime.
Il n'y eut pas jusqu'à M. Bertin de Vaux qui ne s'approchât de La Fayette pour lui offrir quelques paroles de félicitation que je n'entendis pas.
J'étais déjà dans l'antichambre, dans la cour, dans la rue, criant :
- Place au général La Fayette, qui se rend à l'hôtel de ville !
L'unanimité des cris de « Vive La Fayette ! » prouva que l'homme de 1789 n'avait pas perdu, en 1830, un atome de sa popularité.
La belle chose que la liberté, et comme c'est bien la déesse immortelle et infaillible ! La Convention passe, le Directoire passe, le Consulat passe, l'Empire passe, la Restauration passe, têtes et couronnes tombent ! et l'homme que la liberté a sacré roi du peuple en 1789 se retrouve roi du peuple en 1830
La Fayette sortit, appuyé d'un côté sur Carbonnel, de l'autre, sur un député que je ne connaissais pas, et dont je demandai le nom ; c'était Audry de Puyraveau.
Tout ce qu'il y avait là d'hommes, de femmes, d'enfants, fit cortège à l'illustre vieillard, que l'on honorait et glorifiait parce que l'on comprenait qu'en lui vivait la pensée de la Révolution. Et, cependant, tout avancé qu'était cet homme, combien encore était-il distancé par les jeunes gens !
Dans la rue Neuve-Saint-Marc, à la porte du National, La Fayette aperçut Etienne Arago avec une cocarde tricolore.
- Monsieur Poque, dit-il en s'adressant à l'une des personnes qui l'accompagnaient, allez donc prier ce jeune homme d'ôter sa cocarde.
Arago s'approcha de La Fayette.
- Pardon, général, dit-il, mais je n'ai pas bien compris.
- Mon jeune ami, je vous fais prier d'ôter cette cocarde.
- Et pourquoi cela, général ?
- Parce que c'est un peu tôt... Plus tard, plus tard, nous verrons.
- Général, répondit Etienne, je porte depuis hier le ruban tricolore à la boutonnière de mon habit, et la cocarde tricolore à mon chapeau depuis ce matin... Ils y sont, ils y resteront !
- Mauvaise tête ! murmura le général.
Et il continua son chemin.
On lui avait proposé un cheval du manège Pellier, mais il avait refusé. Il en résulta qu'il fut près d'une heure et demie à aller de la rue d'Artois à l'hôtel de ville.
Il arriva vers les trois heures et demie.
Disons l'histoire de l'hôtel de ville depuis huit heures du matin, qu'il avait été définitivement pris par le peuple, jusqu'à trois heures et demie du soir, moment auquel le général La Fayette l'occupa.
Vers sept heures du matin, on s'était aperçu que l'hôtel avait été évacué par la troupe.
La nouvelle en avait été immédiatement portée au National.
Il fallait en prendre possession : Baude et Etienne Arago partirent.
A neuf heures, ils étaient installés.
A partir de ce moment, et, tout imaginaire qu'il était, le gouvernement provisoire fonctionna.
C'est qu'un homme s'était trouvé qui ne reculait pas devant cette responsabilité terrible qui faisait reculer tant de monde.
Cet homme, c'était Baude.
Il se fit secrétaire d'un gouvernement qui n'existait pas.
Il multiplia les ordres, les proclamations, les décrets. Ordres, proclamations et décrets étaient signés : Baude, secrétaire du gouvernement provisoire.
Nous avons dit qu'il était entré à l'hôtel de ville à neuf heures.
A onze heures, la caisse municipale était vérifiée ; elle contenait cinq millions.
A onze heures les syndics de la boulangerie étaient convoqués, et déclaraient, sous leur responsabilité, que Paris était approvisionné pour un mois.
Enfin, à onze heures, une commission chargée de correspondre avec l'hôtel de ville était établie dans chacun des douze arrondissements de Paris.
Cinq ou six patriotes dévoués entouraient Baude, et suffisaient à tout.
Etienne Arago était de ceux-là.
Aussitôt rendus, ordres, décrets, proclamations, étaient placés entre la baguette et le canon de son fusil, et portés par lui au National. La route qu'il suivait était la rue de la Vannerie, le marché des Innocents, la rue Montmartre.
A partir de dix heures du matin, pas un obstacle n'entrava sa route. – D'après l'ordre du maréchal Marmont, toutes les troupes se concentraient autour des Tuileries.
Au moment où Etienne portait la proclamation annonçant la déchéance des Bourbons, toujours signée : Baude, secrétaire du gouvernement provisoire, il rencontra au marché des Innocents un ancien acteur nommé Charlet, lequel précédait une foule immense encombrant toute la place.
Les deux principaux personnages de cette foule, ceux qui paraissaient la conduire ou être conduits par elle, étaient un homme en habit de capitaine et un homme en habit de général.
L'homme en habit de capitaine, c'était Evariste Dumoulin, le rédacteur du Constitutionnel dont j'ai parlé à propos de madame Valmonzey et de Christine.
L'homme en habit de général, c'était le général Dubourg.
Qu'était-ce que le général Dubourg ? Nul ne le savait. D'où sortait le général Dubourg ? De chez un fripier qui lui avait prêté, loué ou vendu son habit de général.
Les épaulettes manquaient ; c'était un accessoire assez important pour ne pas être négligé.
Charlet, l'acteur, alla prendre une paire d'épaulettes au magasin de costumes de l'opéra-Comique, et les apporta au général.
Celui-ci était au complet : il se mit en route.
- Qu'est-ce que c'est que tout ce monde ? demanda Etienne à Charlet.
- C'est le cortège du général Dubourg, qui se rend à l'hôtel de ville.
- Mais qu'est-ce que le général Dubourg ?
- Le général Dubourg ? dit Charlet. C'est le général Dubourg, quoi !
En effet, l'explication était suffisante.
La veille, à la mairie des Petits-Pères, le général Dubourg s'était présenté devant Higonnet et Degousée.
- Messieurs, avait-il demandé, avez-vous besoin d'un général ?
- D'un général ? avait répondu Degousée. Dans les moments de révolution, il suffit d'un tailleur pour en faire un ; tant qu'il y aura des tailleurs, on ne manquera pas de généraux.
Le général avait retenu le mot. Seulement, au lieu d'un tailleur, il avait pris un fripier. C'était à la fois plus économique et plus expéditif.
Et puis, à un général de fortune, il fallait bien un habit de hasard !
On a vu que le général et l'habit s'en allaient l'un portant l'autre à l'hôtel de ville.
C'est le propre des cortèges de marcher lentement ; celui-ci ne dérogeait point aux habitudes. Etienne eut le temps d'aller remettre sa dépêche au National, et, en se pressant un peu, d'être de retour à l'hôtel de ville avant que le général Dubourg y eût fait son entrée.
- Baude, dit-il, savez-vous ce qui nous arrive ?
- Non.
- Un général !
- Quel général ?
- Le général Dubourg... Connaissez-vous cela ?
- Ni d'Eve ni d'Adam !... Est-il en uniforme ?
- Oui.
- Un uniforme fera très bien ! Va pour le général Dubourg ! Nous le mettrons dans un arrière-cabinet, et nous le montrerons suivant les besoins.
Le général Dubourg entra aux cris de « Vive le général Dubourg ! »
On le conduisit dans l'arrière-cabinet désigné par Baude.
Quand il fut là :
- Que désirez-vous, général ? lui demanda-t-on.
- Un morceau de pain et un pot de chambre, répondit le général. Je meurs de faim et d'envie de pisser !
On lui donna ce qu'il réclamait.
Tandis qu'il dévorait son morceau de pain, Baude lui apporta deux proclamations à signer.
Il signa l'une sans difficulté, mais refusa de signer l'autre. Baude la prit et signa, en haussant les épaules : Baude, secrétaire du gouvernement provisoire.
Pauvre gouvernement provisoire ! il eût été curieux de voir comment il s'en fût tiré si Charles X était rentré dans Paris.
Arago était en route pour porter ces deux proclamations, lorsqu'il rencontra, vers la pointe Saint-Eustache, une nouvelle troupe qui allait attaquer le Louvre.
Il n'y put pas tenir.
- Bah ! dit-il, les proclamations attendront. Allons au plus pressé.
Et il alla au Louvre.
Le Louvre pris, il porta ses proclamations au National, et y annonça la victoire du peuple.
C'était là que le général La Fayette l'avait vu avec une cocarde tricolore, et s'était inquiété de son audace.
Lorsque Etienne sut que le général se rendait à l'hôtel de ville, il fit pour lui ce qu'il avait fait pour le général Dubourg ; c'est-à-dire que, de même qu'il avait couru à l'hôtel de ville annoncer à Baude l'arrivée du général Dubourg, il courut à l'hôtel de ville annoncer au général Dubourg l'arrivée de La Fayette.
Il faut rendre cette justice au général Dubourg, qu'il n'essaya pas même de disputer la place au nouvel arrivant, quoique celui-ci arrivât le dernier.
Il vint le recevoir sur le perron en s'inclinant avec respect et en disant :
- A tout seigneur, tout honneur !
Pendant cinq heures, il avait été maître de Paris. Pendant deux heures, son nom avait été dans toutes les bouches.
Il devait reparaître une seconde fois pour être chassé de l'hôtel de ville, une troisième fois pour manquer d'y être assassiné.
En arrivant, il avait fait amener le pavillon tricolore, et envoyé chercher un tapissier.
Le tapissier venu :
- Monsieur, lui dit le général, il me faut un drapeau.
- De quelle couleur ? demanda le tapissier.
- Noir ! répondit le général ; le noir sera la couleur de la France, jusqu'au moment où elle aura reconquis sa liberté !
Et, dix minutes après, le drapeau noir flottait sur l'hôtel de ville.

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© Société des Amis d'Alexandre Dumas
1998-2010
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