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Chapitre CLV


Arrivée à Soissons. – Apprêts stratégiques. – Reconnaissance autour de la poudrière. – Hutin et Bard plantent le drapeau tricolore sur la cathédrale. – J'escalade le mur de la poudrière. – Le capitaine Mollard. – Le sergent Ragon. – Le lieutenant-colonel d'Orcourt. – Pourparlers avec eux. – Ils me promettent leur neutralité.

Après plus de vingt ans écoulés, nous hésitons presque à écrire ce qui va suivre, tant le récit nous en paraît incroyable à nous-même ; mais nous renverrons ceux qui douteraient au Moniteur du 9 août contenant le rapport officiel qu'y fit insérer le général La Fayette, afin que les intéressés pussent réclamer ou démentir s'il y avait lieu.
Personne ne réclama, personne ne démentit.
A minuit, nous frappions à grands coups à la porte de madame Hutin la mère, qui nous reçut avec des cris de joie, ne se doutant pas plus que le portier de ce que contenait le cabriolet à la Congrève qu'elle ordonnait de remiser dans sa cour.
C'était le lendemain jour de marché ; il s'agissait de confectionner un gigantesque drapeau tricolore, et de le substituer au drapeau blanc qui flottait sur la cathédrale.
Madame Hutin, sans trop savoir ce que nous faisions, ni les conséquences que la chose pouvait avoir, mit à notre disposition les rideaux rouges de sa salle à manger et les rideaux bleus de son salon.
Un drap pris dans l'armoire à linge compléta l'étendard national.
Quant au bâton, il ne fallait pas s'en inquiéter ; nous trouverions celui du drapeau blanc. Les bâtons n'ont pas d'opinion.
Chacun s'était mis à la besogne ; tout le monde cousait : madame Hutin, sa cuisinière, Hutin, Bard et moi.
A trois heures du matin, c'est-à-dire aux premières lueurs du jour, le dernier point était fait.
Voici de quelle manière la besogne était partagée :
Je commencerais par m'emparer de la poudrière, en même temps que Bard et Hutin, sous prétexte de voir le lever du soleil du haut de la tour, se feraient ouvrir les portes de la cathédrale, déchireraient le drapeau blanc et y substitueraient le drapeau tricolore.
Si le sacristain opposait de la résistance, il était convenu qu'on le jetterait du haut en bas du clocher.
Hutin avait armé Bard d'une carabine, et s'était armé lui-même d'un fusil à deux coups.
Aussitôt le drapeau placé, le sacristain enfermé dans la tour, la clef de la tour dans la poche d'Hutin, celui-ci devait m'envoyer Bard à la poudrière, située dans les ruines de l'église Saint-Jean.
Bard pouvait m'être d'autant plus utile que, dans la poudrière, logeaient trois militaires dont les longs services étaient récompensés par une position qui était presque une sinécure, et dont les blessures, recouvertes chez deux d'entre eux par le ruban de la Légion d'honneur reçu sous l'Empire, ne permettaient pas de douter de leur courage.
Ils se nommaient : l'un, le lieutenant-colonel d'Orcourt ; l'autre, le capitaine Mollard ; le troisième, le sergent Ragon.
Il était donc probable que j'aurais besoin de renfort.
Pendant que Bard viendrait me rejoindre, Hutin, porteur de la proclamation du général La Fayette, se rendrait immédiatement chez le docteur Missa.
Le docteur Missa était le chef de l'opposition libérale, et avait dit cent fois qu'il n'attendait qu'une occasion de se mettre en avant.
L'occasion était belle, et nous espérions qu'il ne la manquerait pas.
Hutin croyait pouvoir également compter sur deux de ses amis, l'un nommé Moreau, l'autre nommé Quinette.
Quinette, fils du conventionnel, est le même qui fut, depuis, député sous Louis-Philippe, et ambassadeur à Bruxelles sous la République.
On verra comment chacun d'eux répondit à l'appel fait au nom de la Révolution.
En sortant de la poudrière, je devais me rendre chez le commandant de place, M. de Liniers, et, l'ordre du général Gérard à la main, obtenir de lui, de gré ou de force, l'autorisation d'enlever la poudre.
J'étais prévenu que M. de Liniers était plus qu'un royaliste : M. de Liniers était un ultra !
A la première nouvelle de l'insurrection de Paris, il avait déclaré que, de quelque façon que les choses tournassent dans la capitale, il s'ensevelirait sous les ruines de Soissons, et que sur la plus haute pierre de ces ruines flotterait le drapeau blanc.
Il était donc à peu près certain que c'était de ce côté-là que viendrait la résistance sérieuse.
Je ne m'en préoccupai pas autrement : chaque événement de la journée devait se dérouler à son tour.
A trois heures dix minutes du matin, nous sortîmes donc de la maison de madame Hutin, qui fut admirable de courage, et qui, au lieu de retenir son fils, le poussa en avant.
Au bout de la rue, nous nous séparâmes, Hutin et Bard pour se rendre à la cathédrale, moi pour me rendre à la poudrière.
Comme il pouvait être dangereux d'entrer dans l'enceinte des ruines de Saint-Jean par la grande porte, facile à défendre, il fut convenu que je sauterais par-dessus le mur.
Bard, de son côté, devait, au contraire, se présenter à la grande porte, que j'irais lui ouvrir lorsque j'entendrais frapper trois coups également espacés.
En moins de cinq minutes, j'étais au pied de la muraille, aisée à franchir, vu son peu d'élévation et les interstices des pierres qui formaient, pour l'escalader, des échelons naturels.
Cependant, j'attendis. Je ne voulais commencer mon expédition que quand je verrais au haut de la cathédrale le drapeau tricolore substitué au drapeau blanc.
Seulement, pour me rendre compte des localités, je m'élevai doucement à la force des poignets, de manière à ce que mes yeux arrivassent au niveau du faite de la muraille.
Deux hommes, la bêche à la main, fouillaient tranquillement chacun un carré d'un petit jardin.
A leur pantalon d'uniforme et à leurs moustaches, je les reconnus pour deux des militaires qui habitaient les appartements situés en face de la poudrière.
La poudrière était dans l'un ou dans l'autre des pavillons d'entrée, peut-être dans tous les deux.
La porte de chêne, solide comme une poterne, renforcée de traverses et ornée de clous, était placée entre les deux pavillons.
Elle était fermée.
Le champ de bataille ainsi exploré d'un regard, je me laissai retomber au pied de la muraille, et je tournai les yeux du côté de la cathédrale.
Au bout d'un instant, je vis apparaître au-dessus de la galerie la tête de trois hommes, puis le drapeau blanc s'agiter d'une manière insolite et qu'on ne pouvait pas attribuer au vent, dont l'absence était patente. Enfin, le drapeau blanc s'abaissa, disparut, et bientôt se releva changé en drapeau tricolore.
Hutin et Bard avaient fini leur besogne ; c'était à mon tour de commencer la mienne.
Ce ne fut pas long. Je visitai mon fusil pour voir si les amorces tenaient ; je le mis en bandoulière, et, en m'aidant des pieds et des mains, je parvins rapidement à la crête du mur.
Les deux militaires avaient changé d'attitude : ils étaient appuyés sur leur bêche, et regardaient avec un étonnement marqué le sommet de la tour, où flottait triomphalement le drapeau tricolore.
Je sautai dans l'enceinte de la poudrière.
Au bruit que je fis en touchant la terre, les deux militaires se retournèrent à la fois.
La seconde apparition leur semblait évidemment plus extraordinaire encore que la première.
J'avais eu le temps de passer mon fusil dans ma main gauche, et d'armer mes deux coups.
Je m'avançai vers eux ; ils me regardaient venir, immobiles d'étonnement.
Je m'arrêtai à dix pas d'eux.
- Messieurs, leur dis-je, je vous demande pardon de la façon dont je m'introduis chez vous ; mais, comme vous ne me connaissez pas, vous auriez pu me refuser la porte, ce qui aurait occasionné toute sorte de retards, et je suis pressé.
- Mais, monsieur, demanda le capitaine Mollard, qui êtes-vous ?
- Je suis M. Alexandre Dumas, fils du général Alexandre Dumas, que vous avez dû connaître de nom, si vous avez servi sous la République ; et je viens, au nom du général Gérard, demander aux autorités militaires de la ville de Soissons toute la poudre qui peut se trouver dans la ville. Voici mon ordre : qu'un de vous deux, messieurs, vienne en prendre connaissance.
Et, mon fusil dans la main gauche, je tendis la main droite du côté de ces messieurs.
Le capitaine s'approcha de moi, prit l'ordre et le lut.
Pendant qu'il lisait, le sergent Ragon fit quelques pas vers la maison.
- Pardon, monsieur, lui dis-je, comme j'ignore dans quel but vous voulez rentrer chez vous, je vous prie de demeurer où vous êtes.
Le sergent s'arrêta.
Le capitaine Mollard me rendit l'ordre.
- C'est bien, monsieur, dit-il. Maintenant, que désirez-vous ?
- Ce que je désire, monsieur, c'est bien simple... Voyez ce drapeau tricolore...
Il fit un signe de tête qui signifiait qu'il l'avait parfaitement vu.
- Sa substitution au drapeau blanc, continuai-je, vous prouve que j'ai des intelligences dans la ville... La ville va se soulever.
- Après, monsieur ?
- Après, monsieur, on m'a dit que je trouverais dans les trois gardiens de la poudrière de braves patriotes qui, au lieu de s'opposer aux ordres du général Gérard, m'aideraient dans mon entreprise. Je me présente donc à vous avec confiance, vous demandant votre coopération dans l'affaire.
- Vous comprenez, monsieur, me dit le capitaine, que notre coopération est impossible.
- Eh bien, alors, votre neutralité.
- Qu'est-ce que c'est ? demanda un troisième interlocuteur paraissant sur le seuil de la porte avec un foulard noué autour de la tête, en chemise et vêtu d'un simple pantalon de toile.
- Colonel, dit le sergent en faisant un pas vers l'officier supérieur c'est un envoyé du général Gérard. Il paraît que la révolution de Paris est faite, et que le général Gérard est ministre de la guerre.
J'arrêtai l'orateur, qui continuait de s'avancer vers la maison :
- Monsieur, lui dis-je, au lieu d'aller au colonel, priez, s'il vous plaît, le colonel de venir à nous. Je serai heureux de lui présenter mes compliments, et de lui montrer l'ordre du général Gérard.
- Est-il de la main du général, monsieur ? dit le colonel.
- Il est au moins signé de lui, monsieur.
- Je vous préviens que j'ai justement fait partie de l'état-major du général, et que je connais sa signature.
- Je suis heureux de cette circonstance, colonel ; elle facilitera, je l'espère, ma négociation près de vous.
Le colonel s'avança ; je lui remis le papier, et profitai du moment qui m'était donné, tandis que les autres militaires se groupaient à lui, pour passer entre eux et la porte de la maison.
Dès lors, j'étais seul, c'est vrai, mais j'avais affaire à trois hommes désarmés.
- Eh bien, colonel ? demandai-je au bout d'un instant.
- Je n'ai rien à dire, monsieur, sinon que l'ordre est bien signé par le général Gérard.
- Il me semble, au contraire, colonel, observais-je en riant, que c'est une raison pour que vous me disiez quelque chose.
Il échangea quelques mots avec le capitaine et le sergent.
- Que demandiez-vous à ces messieurs, quand je suis arrivé ?
- Votre neutralité, colonel. Je n'ai pas la prétention de vous intimider ni de forcer votre conscience ; si votre opinion vous entraîne vers le mouvement qui s'opère, tendez-moi franchement la main, et donnez-moi votre parole de ne pas vous opposer à ma mission ; si, au contraire, vous voulez vous y opposer, vidons cela tout de suite, et faites tout ce que vous pourrez pour vous débarrasser de moi, car je vais faire tout ce que je pourrai pour me débarrasser de vous.
- Monsieur, dit le colonel après avoir de nouveau pris langue avec ses deux compagnons, nous sommes de vieux soldats qui ont assez vu le feu pour ne pas le craindre. Dans une autre circonstance, nous accepterions donc la partie que vous nous offrez ; malheureusement, ou plutôt heureusement, ce qu'on vous a dit de notre patriotisme est vrai, et, si vous aviez la main sur notre coeur, vous pourriez le voir à l'effet que nous produit l'apparition de ce drapeau tricolore que nous regrettons depuis quinze ans... Quel est l'engagement que nous devons prendre avec vous, monsieur ?
- Celui de rentrer chez vous et de n'en pas sortir que vous n'appreniez que je suis tué ou que je viens moi-même vous relever de votre parole.
- Pour moi et mes camarades, monsieur, foi de soldat !
J'allai à lui, et je lui tendis la main.
Trois mains s'avancèrent au lieu d'une. Trois mains serrèrent la mienne avec cordialité.
- Voyons, maintenant, ce n'est point cela, dit le colonel ; quand on entreprend une besogne comme celle que vous avez entreprise, il faut réussir.
- Voulez-vous m'aider de vos conseils ?
Il sourit.
- Où allez-vous de ce pas ?
- Chez le commandant de place ; M. de Liniers.
- Le connaissez-vous ?
- Pas le moins du monde.
- Hum !
- Quoi ?
- Défiez-vous !
- Mais, enfin, si j'ai l'ordre ?.....
- Eh bien ?
- Puis-je compter sur vous ?
- Oh ! alors, naturellement... La neutralité cesse, et nous devenons vos alliés.
En ce moment, on frappa à la porte trois coups également espacés.
- Qu'est-ce que cela ? demanda le colonel.
- Un de mes amis, colonel, qui venait m'apporter du secours, si j'en avais besoin.
Puis, tout haut, je criai :
- Attendez un instant, Bard, je vais vous ouvrir... Je suis avec des amis.
Puis, me retournant vers les militaires.
- Maintenant, messieurs, leur dis-je, voulez-vous rentrer chez vous ?
- C'est juste, dirent-ils.
- J'ai toujours votre parole ?
- La parole donnée une fois ne se retire plus.
Ils rentrèrent chez eux, et j'allai ouvrir à Bard.

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