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Chapitre CLVIII


Première proclamation orléaniste. – MM. Thiers et Scheffer vont à Neuilly. – La soirée à Saint-Cloud. – Charles X révoque les ordonnances. – Députation républicaine à l'hôtel de ville. – M. de Sussy. – Audry de Puyraveau. – Proclamation républicaine. – Réponse de La Fayette au duc de Mortemart. – Charras et Mauguin.

Je crois avoir fini un des précédents chapitres en disant : « Ce récit changea les dispositions de M. Thiers, qui, au lieu de faire son article, se leva et courut chez Laffitte. »
M. Thiers était orléaniste, ainsi que M. Mignet : un dîner chez M. de Talleyrand, dans lequel Dorothée avait été charmante, avait séduit les deux publicistes ; Carrel seul s'était séparé d'eux, et était resté républicain.
Aussi, dès le matin du 30, M. Thiers et M. Mignet avaient-ils rédigé une proclamation conçue en ces termes :
« Charles X ne peut plus rentrer dans Paris, il a fait couler le sang du peuple.
« La république nous exposerait à d'affreuses divisions ; elle nous brouillerait avec l'Europe.
« Le duc d'Orléans est un prince dévoué à la cause de la Révolution.
« Le duc d'Orléans ne s'est jamais battu contre nous.
« Le duc d'Orléans était à Jemmapes.
« Le duc d'Orléans est un roi citoyen.
« Le duc d'Orléans a porté au feu les couleurs tricolores ; le duc d'Orléans peut seul les porter encore ; nous n'en voulons point d'autres.
« Le duc d'Orléans ne se prononce pas ; il attend notre voeu. Proclamons ce voeu, et il acceptera la Charte comme nous l'avons toujours entendue et voulue.
« C'est du peuple français qu'il tiendra sa couronne ! »
Cette proclamation était évidemment la réponse à la note écrite de la main d'Oudard et partie de Neuilly pour Paris à trois heures un quart du matin.
Malheureusement, la proclamation avait été huée place de la Bourse, et déchirée à tous les coins de mur où elle avait été affichée.
Le souffle révolutionnaire était encore déchaîné par les rues.
Thiers était rentré au National après avoir vu l'effet produit par sa proclamation.
La nouvelle du duc de Chartres sauvé lui était une occasion d'aller à Neuilly : toutes les portes s'ouvrent devant un messager qui vient annoncer à un père et à une mère le salut de leur enfant.
En arrivant chez Laffitte, il apprit que les négociations étaient nouées avec Neuilly.
Le duc d'Orléans correspondait directement avec M. Laffitte par l'intermédiaire d'Oudard et de Tallencourt.
Selon toute probabilité, la duchesse elle-même ignorait où en étaient les négociations.
Madame Adélaïde était, sans doute, mieux instruite des secrets du frère que la femme de ceux du mari : le duc d'Orléans avait grande confiance dans l'esprit presque viril de sa soeur.
Laffitte ne présidait plus son salon, qui était présidé par Bérard.
D'où venait cette absence de Laffitte ?
Des douleurs que lui causait sa foulure, répondait-on à ceux qui s'enquéraient.
Le fait est que Laffitte, poussé par Béranger, faisait un roi.
M. Thiers jeta les hauts cris : on l'oubliait, disait-il.
Béranger lui rit au nez, de ce sourire qui n'appartient qu'à l'auteur du Dieu des bonnes gens.
- Pourquoi diable voulez-vous qu'on n'oublie pas les absents ? lui dit-il.
Et, en effet, depuis quatre heures, M. Thiers était absent du salon de Laffitte ; quatre heures, en révolution, c'est quatre années ! En quatre heures, un monde disparaît, un monde se reforme.
M. Thiers alla trouver M. Sébastiani et se fit donner un programme. Chacun voulait apporter son moellon à l'édifice de la royauté nouvelle. Scheffer, le :peintre, artiste d'un immense mérite et homme d'une grande valeur, ami du duc d'Orléans, presque commensal de sa maison, se disposait à partir pour Neuilly, envoyé par la commission municipale. M. Thiers s'accrocha à Scheffer, et partit avec lui.
La route de Neuilly était coupée par un régiment de la garde.
- Diable ! dit Thiers, s'ils allaient nous arrêter et trouver le programme...
- Donnez-le-moi, dit Scheffer.
Et il prit le programme des mains de Thiers, le réduisit en un volume aussi mince que possible, et le glissa dans le creux de sa main gauche par l'ouverture de son gant.
On arriva sans accident à Neuilly.
Mais le duc d'Orléans, se trouvait trop rapproché des troupes royales. Il s'était retiré au Raincy, après avoir dicté la fameuse note à Oudard, et ce fut avec Le Raincy que Laffitte correspondit pendant la journée du 30.
Les deux négociateurs ne trouvèrent donc à Neuilly que la duchesse et madame Adélaïde.
Louis Blanc, admirablement renseigné sur ce point, a très exactement raconté cette scène ; nous renverrons donc à lui ceux de nos lecteurs qui désireraient la connaître dans tous ses détails.
Nous nous bornerons, quant à nous, à dire que la reine repoussa avec indignation l'offre du trône, mais que, moins dédaigneuse, et surtout moins indignée, madame Adélaïde, non seulement ne repoussa rien, mais encore promit presque tout au nom de son frère.
M. de Montesquiou fut immédiatement envoyé au Raincy.
Le moment attendu par la race des d'Orléans, depuis qu'elle existait côtoyant la royauté, était donc enfin venu. Le but de cette ambition, éveillée dès 1790 pour le duc actuel, ménagée avec tant de soin pendant les quinze ans de royauté de Louis XVIII et de Charles X pouvait être atteint ; il n'y avait plus que le bras à étendre et un mot à dire.
Mais, à cette heure décisive, le coeur faillit presque au duc d'Orléans.
Décidé à partir derrière M. de Montesquiou, il envoya celui-ci annoncer son arrivée, et partit en effet ; mais, au bout d'un quart de lieue, il revint sur ses pas.
Ce qui fit, de Louis-Philippe, le roi des Français, ce fut la crainte de perdre ses six millions de rente.
Et, cependant, au moment même où le duc d'Orléans retournait au Raincy au grand galop de ses chevaux, la Chambre se réunissait, et M. Laffitte, nommé par acclamation président – première flatterie à la puissance future – M. Laffitte posait, pour ainsi dire, les bases de la royauté de juillet.
Tandis que M. Thiers revient de Neuilly, et raconte à qui veut l'entendre le charmant accueil qu'il a reçu des princesses; tandis que le duc d'Orléans, près de manquer à sa destinée, tourne le dos à ce pouvoir qu'il a tant convoité ; tandis que M. Laffitte, poursuivant son rêve de dix ans, sert cette ambition défaillante qui, en se réalisant, doit souffler sur sa fortune et sa popularité, et les éteindre toutes deux, au lieu de les ranimer, disons, en peu de mots, ce que faisaient les royalistes d'un côté, et les républicains de l'autre.
Quand il eut cédé aux désirs de M. de Vitrolles, de M. de Sémonville et de M. d'Argout ; quand il se fut laissé arracher la promesse d'un ministère dont les trois principaux membres seraient MM. de Mortemart, Gérard et Casimir Perier ; quand il eut obtenu de M. de Mortemart que celui-ci même devînt le chef de ce nouveau cabinet, Charles X crut avoir tout fait, et se mit à jouer au whist avec M. de Duras, M. de Luxembourg et madame la duchesse de Berry.
Pendant que Charles X jouait, M. de Mortemart attendait qu'il plût au roi de lui donner des ordres pour Paris ; et M. le dauphin, qui craignait que le roi ne donnât ces ordres, après avoir positivement défendu aux sentinelles du bois de Boulogne de laisser passer qui que ce fût allant de Saint-Cloud à Paris, regardait machinalement une carte géographique.
La partie finie, le roi annonça qu'il allait se coucher.
Alors, M. de Mortemart, ne comprenant rien à ces instances du roi pour qu'il acceptât le ministère et à cette inertie depuis qu'il l'avait accepté, s'approcha de Charles X.
- Le roi n'ordonne-t-il pas que je parte ?
Le roi, qui venait de manger quelques pralines, répondit en mâchant un cure-dents :
- Pas encore, monsieur le duc, pas encore... J'attends des nouvelles de Paris.
Et il passa dans sa chambre à coucher.
M. de Mortemart était près de quitter Saint-Cloud ; un dernier sentiment de piété pour cette fortune royale qui allait sombrer le retint au palais.
Il rentra dans l'appartement qui lui avait été assigné, mais ne se coucha point.
On a vu comment MM. de Vitrolles, de Sémonville et d'Argout avaient été accueillis et par la commission municipale et par M. Laffitte.
MM. de Vitrolles et d'Argout revinrent à Saint-Cloud, afin de raconter les résultats de leur ambassade ; ils avaient perdu en route M. de Sémonville.
M. de Sémonville avait assez fait pour sa conscience en allant une première fois à Saint-Cloud ; il pensa qu'il avait, maintenant, le droit de faire quelque chose pour sa place de grand référendaire.
Il était resté à Paris.
L'avis de MM. de Vitrolles et d'Argout était qu'il n'y avait pas un instant à perdre ; et encore, en ne perdant pas un instant, était-il probable qu'on ne pouvait plus sauver la monarchie.
Ils trouvèrent M. de Mortemart debout et désespéré.
Toute la soirée, tandis que le roi faisait tranquillement sa partie de whist, et que M. le dauphin consultait machinalement sa carte géographique, lui s'était tenu sur le balcon qui regardait la capitale, bouillant d'impatience et tressaillant à chaque bruit qui venait de Paris, comme tressaille un fils pieux à chaque craquement de l'édifice paternel qui s'écroule.
Il raconta à MM. de Vitrolles et d'Argout toutes ses transes, toutes ses angoisses, tous ses désappointements.
Alors, ils voulurent l'emmener avec eux à Paris.
- Qu'y ferais-je ? répondit M. de Mortemart. Je n'ai aucun caractère officiel. Irai-je, comme un aventurier, dire : « Les ordonnances sont révoquées, et je suis ministre ! » Qui me croira ?... Un ordre, une signature, un moyen de reconnaissance, et je suis à vous.
On décida qu'on allait, séance tenante, rédiger des ordonnances nouvelles révoquant celles du 25 et que, ces ordonnances rédigées, on les ferait signer au roi.
Les ordonnances furent, en effet, rédigées séance tenante ; mais, lorsqu'il fallut les faire signer au roi, là fut l'embarras.
L'étiquette était positive : les grandes entrées pouvaient seules pénétrer dans la chambre du roi, et aucun de ces trois messieurs n'avait les grandes entrées.
Les gardes du corps refusèrent le passage.
On s'adressa au valet de chambre. Il refusa la porte.
Pourquoi pas ? Le valet de chambre ne refusait-il pas, le 6 octobre 1789, la porte du cabinet du roi Louis XVI à M. de La Fayette – qui venait sauver le roi Louis XVI et sa famille d'un égorgement général – sous prétexte que M. de La Fayette n'avait pas les grandes entrées ?
Hélas ! le roi Charles X n'avait pas même là une madame Elisabeth pour crier à ce valet de chambre imbécile : « Non, monsieur, il n'a pas les grandes entrées, mais le roi les lui donne. »
Il fallut employer la menace, déclarer au valet de chambre qu'on le rendrait responsable des malheurs qui pouvaient surgir de son refus.
Le valet de chambre, effrayé, céda, pliant sous le poids de la responsabilité.
Le roi dormait ; il fallut l'éveiller ; il fallut lui raconter Paris en révolution, Paris marchant dans la voie de la république, Paris armé et menaçant, mais pouvant être encore désarmé à cette heure ; Paris inexorable demain : il fallut tout cela pour que le roi se décidât.
La lutte dura de minuit à deux heures du matin. A deux heures et quelques minutes, le roi signa.
- Ah ! murmura-t-il en déposant la plume, le roi Jean et François 1er rendaient du moins leur épée sur un champ de bataille !
M. de Mortemart entendit cet aparté.
Il voulait rentrer, jeter les ordonnances sur le lit de ce monarque ingrat ; MM. d'Argout et de Vitrolles l'entraînèrent.
- Oh ! murmura-t-il à son tour, s'il ne s'agissait pas de sauver la tête du roi !...
On monta en calèche, et l'on partit ; mais, en arrivant au bois de Boulogne, on fut arrêté.
M. le dauphin avait, comme nous l'avons dit, donné l'ordre positif aux chefs de poste de ne laisser passer, pour Paris, aucune personne venant de Saint Cloud.
Il avait prévu ce qui arrivait.
M. de Mortemart fut obligé de tourner à pied le bois de Boulogne, et, après avoir fait un détour de trois lieues, il entra dans Paris par un mur ébréché dans un but de contrebande.
En entrant à Paris, il put voir les proclamations orléanistes affichées sur les murs.
Ces proclamations, les républicains, eux aussi, les avaient vues.
Ce fut Pierre Leroux qui lut une des premières ; elle était toute fraîche appliquée au mur ; il la décolla et l'apporta chez Joubert, au passage Dauphine.
- Si cela est ainsi, s'écria-t-on d'une voix unanime, tout est à recommencer : rallumons les réchauds, et refondons des balles !
A l'instant même, des émissaires furent chargés de rallier les républicains dispersés ; il y avait, à une heure, séance chez Lointier.
Je n'assistai point à cette réunion. On sait que je courais, pendant ce temps, de l'hôtel de ville chez Laffitte, cherchant cet introuvable gouvernement provisoire dont tout le monde a entendu parler, mais que personne n'a jamais vu.
Je venais de quitter l'hôtel de ville lorsqu'une députation républicaine y arriva ; elle aussi avait rédigé sa proclamation. M. Hubert, ancien notaire, un des hommes les plus honorables que j'aie connus, et qui vient de mourir, laissant toute sa fortune à des hospices, à des établissements de bienfaisance, et aux citoyens poursuivis pour leurs opinions démocratiques, était chargé de présenter cette adresse au général La Fayette.
La voici :
« Le peuple, hier, a reconquis ses droits sacrés au prix de son sang ; le plus précieux de ces droits est de choisir librement son gouvernement ; il faut empêcher qu'aucune proclamation ne soit faite qui désigne un chef, lorsque la forme même du gouvernement ne peut être déterminée.
« Il existe une représentation provisoire de la nation, qu'elle reste en permanence jusqu'à ce que le voeu de la majorité des Français ait pu être connu. »
On voit que tout le monde prenait au sérieux la fabuleuse et invisible trilogie La Fayette, Gérard et Choiseul.
Les membres de la députation étaient Charles Teste, Trélat, Hingray, Bastide, Guinard et Poubelle.
Hubert, le chef de la députation, la précédait, portant au bout de sa baïonnette la note qu'on vient de lire.
La députation fut admise à l'instant même ; chez le général La Fayette, nul ne faisait antichambre.
La discussion fut vive ; La Fayette ignorait toutes les menées orléanistes, et protestait avec la candeur de l'ignorance.
Les républicains, de leur côté, affirmaient avec toute la vigueur de l'instinct.
- Général, dit Hubert, par les balles qui trouent le plafond au-dessus de votre tête, nous vous adjurons de prendre la dictature !
On en était à ce point ; le général allait peut-être céder, quand on lui annonça que M. de Sussy demandait à lui parler.
Les républicains se tenaient là, inquiets, ombrageux, pleins de doute, semblant interroger du regard le général, et le sommer de redire tout haut ce qu'on venait de lui dire tout bas.
Le général comprit qu'il ne s'agissait point de biaiser à cette heure ; d'ailleurs, son âme droite, son coeur loyal répugnaient à toute dissimulation.
- Faites entrer M. de Sussy, dit-il à haute voix.
- Mais, général, c'est à vous seul que M. de Sussy désire parler.
- Faites entrer M. de Sussy, répéta le général ; je suis ici au milieu de mes amis.
M. de Sussy entra et fut forcé de dire quelle cause l'amenait.
Cela tombait bien : il venait annoncer au général La Fayette la révocation des ordonnances, la nomination du ministère Mortemart, Gérard et Casimir Périer, l'arrivée de M. de Mortemart à Paris, et, enfin, le refus que venait de faire la Chambre, qui s'occupait de la royauté du duc d'Orléans, de recevoir les nouvelles ordonnances signées par Charles X à trois heures du matin – juste au moment où le duc d'Orléans dictait à Oudard la fameuse note qui avait mis MM. Thiers et Mignet si fort en émoi.
Ainsi les choses s'expliquaient ; tous les jeux s'abattaient à la fois sur la même table : le jeu de Charles X, nommant le ministère Mortemart, Gérard et Casimir Perier ; le jeu de M. Laffitte, proposant le duc d'Orléans au suffrage de la nation ; et, enfin, le jeu des républicains, pressant La Fayette d'accepter la dictature.
On eût fait la chose exprès et l'on eût arrêté l'heure, qu'on n'eût certes pas mieux réussi.
Il s'ensuivit alors, dans la salle où venaient de se heurter des intérêts si puissants, un instant de trouble qui faillit être fatal à M. de Sussy !
Bastide l'avait pris au collet, et allait tout simplement le jeter par la fenêtre, lorsque Trélat le retint.
Je reviendrai plus d'une fois sur Bastide, et je dirai quel homme plein de franchise, de courage et de loyauté c'était et c'est encore.
Comme tous les mouvements extrêmes, celui-ci amena sa réaction.
Cette réaction eut pour résultat de laisser M. de Sussy sortir tranquillement, sous la conduite du général Lobau, lequel ouvrit la porte en accourant au bruit infernal qui se faisait dans le cabinet de La Fayette.
Les républicains se retrouvèrent seuls avec le général.
Ils renouvelaient leurs instances auprès de lui, quand on vint les avertir que M. de Sussy, introduit dans le sein de la commission municipale, y exposait au moment même les nouvelles propositions de Charles X, auxquelles la commission municipale ne paraissait nullement hostile.
Il ne s'agissait plus de discuter avec La Fayette et d'écouter ses théories sur le gouvernement constitutionnel en France et le gouvernement républicain aux Etats-Unis, la question de vie ou de mort se débattait à la commission municipale.
Il s'agissait de courir à la commission municipale.
On y courut.
La porte était fermée.
On frappa.
Personne ne répondit.
Deux ou trois coups de crosse de fusil ébranlèrent violemment la porte, qui s'ouvrit enfin, et qui, en s'ouvrant, montra M. de Sussy exposant ses raisons aux membres de la commission municipale, lesquels paraissaient les écouter avec la plus grande faveur.
Cette apparition de six ou huit hommes armés et connus pour la vigueur de leur caractère jeta l'épouvante au milieu de l'assemblée ; on se leva, on s'éparpilla, on voulut avoir l'air de ne rien faire de décisif.
Pendant ce temps, Hubert sentit qu'on lui glissait un papier dans la main.
Il se retourna et reconnut M. Audry de Puyraveau, le seul véritable patriote de la commission.
- Prenez cette proclamation, lui dit vivement celui-ci ; elle a failli être signée, il y a une heure, par la commission municipale... L'arrivée de M. de Sussy a tout remis en question... Montez sur une borne, lisez la proclamation, répandez-la, imposez-la... Ils signeront si vous leur faites peur.
A la bonne heure ! cette façon d'agir rentrait dans la politique des vainqueurs du Louvre. Tous descendirent rapidement les degrés de l'hôtel de ville ; Hubert monta sur une borne, appela le peuple à lui, et, entouré de ses compagnons, il lut à haute voix la proclamation suivante comme émanée de la commission municipale.
Ecoutez bien, car c'est la seule manifestation républicaine sérieuse qui ait été faite en 1830.
Ecoutez bien, car elle va vous dire où en étaient, à cette époque, les esprits les plus avancés.
Ecoutez bien, car elle vous apprendra quels étaient les voeux de ces hommes qu'on a persécutés pendant dix-huit ans, sous prétexte qu'ils voulaient bouleverser la société.
Après avoir lu cette proclamation – qu'il est bon de comparer à celle de MM. Thiers et Mignet – relisez la Déclaration des droits de l'homme de 1789, et vous verrez que les républicains de 1830 étaient en arrière de cette Déclaration.
« La France est libre.
« Elle veut une constitution.
« Elle n'accorde au gouvernement provisoire que le droit de la consulter.
« En attendant qu'elle ait exprimé sa volonté par de nouvelles élections, respect aux principes suivants :
« Plus de royauté.
« Le gouvernement exercé par les seuls mandataires élus de la nation.
« Le pouvoir exécutif confié à un président temporaire.
« Le concours médiat et immédiat de tous les citoyens à l'élection des députés.
« La liberté des cultes.
« Plus de culte de l'Etat.
« Les emplois de l'armée de terre et de l'armée de mer garantis contre toute destitution arbitraire.
« Etablissement des gardes nationales sur tous les points de la France ; la défense de la constitution leur est confiée.
« Ces principes, pour lesquels nous venons de risquer notre vie, nous les soutiendrons, s'il le faut, par l'insurrection légale. »
Pendant que Hubert lisait cette proclamation sur la place de l'Hôtel-de-Ville, M. de Sussy entrait dans le cabinet de La Fayette, et malgré toutes ses instances, quoiqu'il fit valoir les titres de parenté qui unissaient les La Fayette aux Mortemart, il ne pouvait tirer du général que la lettre suivante :
« Monsieur le duc,
J'ai reçu la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire, avec tous les sentiments que votre caractère personnel m'inspire depuis longtemps. M. de Sussy vous rendra compte de la visite qu'il a bien voulu me faire. J'ai rempli vos intentions en lisant ce que vous m'adressiez à beaucoup de personnes qui m'entouraient. J'ai engagé M. de Sussy à passer à la commission, alors peu nombreuse, qui se trouvait à l'hôtel de ville ; enfin, je remettrai au général Gérard les papiers dont il m'a chargé ; mais les devoirs qui me retiennent ici rendent impossible pour moi d'aller vous chercher. Si vous veniez à l'Hôtel-de-Ville, j'aurais l'honneur de vous recevoir, mais sans utilité pour l'objet de cette conversation, puisque vos communications ont été faites à mes collègues. »
De ce côté, du moins, M. de Mortemart pouvait voir qu'il n'avait aucune espérance à conserver.
Sur ces entrefaites, Saint-Quentin, révolté en même temps que Paris, envoyait une députation au général La Fayette et demandait deux élèves de l'Ecole polytechnique pour commander sa garde nationale.
La députation ajoutait qu'il n'y avait qu'une tentative à risquer sur La Fère, et que, sans aucun doute, on enlèverait le 4e régiment d'artillerie en garnison dans cette ville, et commandé par le colonel Husson.
Les élèves de l'Ecole n'étaient pas rares à l'hôtel de ville, et tous étaient si braves, qu'il n'y avait pas de choix à faire entre eux. Le général La Fayette envoya Odilon Barrot chercher les deux premiers venus.
Odilon Barrot ramena Charras et Lothon.
Charras avait toujours ses cent cinquante ou deux cents hommes campés dans un coin de l'hôtel de ville, et formant un corps à part.
Les deux jeunes gens furent introduits près du général La Fayette ; celui-ci leur expliqua ce dont il était question, et les invita à aller demander au gouvernement provisoire les pouvoirs qui leur étaient nécessaires.
Charras et Lothon se mirent alors à la recherche de ce fameux gouvernement provisoire que j'avais déjà cherché inutilement, et sans doute firent-ils le même sillage que moi, puisqu'ils arrivèrent à cette même grande salle ornée de cette même grande table couverte de ces mêmes bouteilles de vin et de bière – bouteilles vides bien entendu – et habitée par ce même plumitif qui continuait à écrire avec acharnement... Quoi ? Personne n'en a jamais rien su.
Mais, de gouvernement provisoire, pas plus que sur la main.
Odilon Barrot se mit lui-même à la recherche : le gouvernement provisoire resta aussi inconnu que le passage du pôle Nord.
On s'adjoignit Mauguin.
Mauguin n'en put découvrir davantage.
Ce qu'il y avait de curieux, c'est que ceux-là mêmes qui étaient le plus au courant de la chose semblaient croire à l'existence fantastique de ce gouvernement provisoire.
Lassés de ces recherches inutiles, les deux élèves, toujours accompagnés d'Odilon Barrot et de Mauguin, revinrent dans la salle à la grande table, aux bouteilles vides et au plumitif.
On se regarda un instant dans le blanc des yeux.
- Mais, enfin, dit Charras, je ne puis cependant pas aller enlever un régiment sans avoir au moins une lettre pour les officiers.
- Je vais vous l'écrire, dit bravement Mauguin.
- Je vous remercie de tout mon coeur, dit Charras. Mais pour des soldats, vous ne serez jamais, quelque mérite et quelque courage que vous ayez, que M. l'avocat Mauguin... J'aimerais mieux une lettre du général La Fayette.
- Eh bien, reprit Mauguin, je vais rédiger cette lettre, et vous la lui ferez signer.
- Bon !
Mauguin prit la plume du scribe solitaire, qui interrompit un instant ses écritures enragées, se leva et alla explorer, les unes après les autres, les vingt-cinq ou trente bouteilles dont la table était encombrée. L'exploration fut inutile ! - On eût dit qu'il cherchait le gouvernement provisoire.
Cependant, Mauguin écrivait.
A mesure qu'il écrivait, Charras lisait par-dessus son épaule, et, tout en lisant, il secouait la tête.
- Qu'y a-t-il ? lui demanda Odilon Barrot.
- Oh ! dit Charras assez bas pour ne pas être entendu de Mauguin, il y a que ce n'est pas comme cela qu'on écrit à des militaires... ta ta ta ta ta !...
Sans doute que Mauguin faisait, en même temps et à part lui, la même observation car, tout à coup, il jeta la plume en s'écriant :
- Le diable m'emporte si je sais que leur dire, moi !
- Eh ! mon Dieu, reprit Odilon Barrot, laissons ces messieurs écrire leur lettre, et contentons-nous de la signer... Ils s'y entendent mieux que nous.
Et l'on passa la plume à Charras.
En un instant la proclamation fut troussée.
Charras en écrivait la dernière ligne lorsque entra le général Lobau ; sans doute, lui aussi cherchait le gouvernement provisoire.
- Ah ! pardieu ! dit Charras, voilà bien notre affaire ! puisque nous avons un vrai général sous la main, faisons-lui signer notre proclamation.
On s'adresse au général Lobau, on lui explique la situation, on lui lit la lettre ; mais le général Lobau tourne la tête.
- Oh ! dit-il, non ! je ne suis pas assez fou pour signer cela.
Et il sortit.
- Hein ? fit Charras.
- Cela ne m'étonne pas, dit Mauguin. Tout à l'heure, ils ont refusé de mettre leur signature à un ordre d'aller enlever les poudres de Soissons.
C'était mon ordre.
- Alors, il recule ? dit Charras.
- Sans doute.
- Mais, sacrebleu ! en révolution, s'écria Charras, l'homme qui recule trahit !... Je vais le faire fusiller.
Odilon Barrot et Mauguin bondirent.
- Le faire fusiller ! y pensez-vous ?... Faire fusiller le général Lobau, un des membres du gouvernement provisoire !... Et par qui le ferez-vous fusiller ?
- Oh ! que cela ne vous inquiète pas ! dit Charras.
Et, entraînant Mauguin vers la fenêtre :
- Voyez-vous, dit-il en lui montrant ses cent cinquante hommes, voyez- vous ces gaillards qui sont là-bas autour d'un drapeau tricolore ? Eh bien, ils ont pris avec moi la caserne de Babylone ; ils ne connaissent que moi, ils n'obéissent qu'à moi, et, si le Père éternel trahissait la cause de la liberté – ce qu'il est incapable de faire – et que je leur dise de fusiller le Père éternel, ils le fusilleraient !
Mauguin baissa la tête. Il s'effrayait de ce qu'on eût pu faire avec de pareils hommes.
C'étaient ces hommes, c'est-à-dire les républicains, comme il les appelait, qui avaient donné tant de mal au pauvre Hippolyte Bonnelier.
Une heure après, Charras et Lothon partaient pour La Fère munis d'une lettre signée Mauguin, et d'une proclamation de La Fayette ; cette proclamation ne différait guère de la mienne, laquelle, ainsi qu'on l'a vu, m'avait peu servi, étant restée, pendant tout le temps de mon séjour à Soissons, entre les mains de M. Missa.

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