Mes Mémoires Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
Page précédente | Imprimer

Chapitre CLXII


Lettre de Charles X au duc d'Orléans. – Un tour de passe-passe. – Rentrée du duc de Chartres au Palais-Royal. – Bourbons et Valois. – Abdication de Charles X. – Préparatifs de l'expédition de Rambouillet. – Une idée d'Abel. – Les machinistes de l'Odéon. – Dix-neuf personnes dans un fiacre. – Distribution d'armes au Palais-Royal. – Le colonel Jacqueminot.

Cependant, sous son visage souriant, sous sa physionomie affable, le duc d'Orléans, ce matin où il s'approchait de moi, et me disait que je venais de faire mon plus beau drame, le duc d'Orléans, dis-je, cachait une grave préoccupation.
Il venait de recevoir la réponse à la lettre qu'il avait fait parvenir à Charles X par M. le duc de Mortemart.
On se rappelle cette lettre, dans laquelle il disait au vieux roi qu'il avait été amené à Paris par la force ; qu'il ne savait pas ce qu'on exigerait de lui, mais que, s'il acceptait le pouvoir, ce ne serait que dans le plus grand intérêt de La Maison.
Seulement, il ne disait pas de quelle maison.
Etait-ce dans l'intérêt de la maison d'Orléans ou de la maison de Bourbon ?
Qu'on relise la phrase, et l'on verra qu'il s'était réservé le choix.
Charles X répondit à cette lettre par une ordonnance ainsi conçue :
« Le roi, voulant mettre fin aux troubles qui existent dans la capitale et dans une autre partie de la France, comptant d'ailleurs sur le sincère attachement de son cousin le duc d'Orléans, le nomme lieutenant général du royaume.
Le roi, ayant jugé convenable de retirer les ordonnances du 25 juillet, approuve que les Chambres se réunissent le 3 août, et il veut espérer qu'elles rétabliront la tranquillité en France.
Le roi attendra à Rambouillet le retour de la personne chargée de porter à Paris cette déclaration.
Si l'on cherchait à attenter à la vie du roi et de sa famille, ou à sa liberté, il se défendrait jusqu'à la mort.
Fait à Rambouillet, le ler août 1830. »
                     Signé : Charles.

Parti de Rambouillet à six heures du matin, le courrier était arrivé à Paris à huit heures et demie.
Le duc d'Orléans avait reçu la dépêche à neuf heures moins un quart.
M. Dupin était déjà près de lui.
On sait combien M. Dupin est matinal le lendemain, et surtout le surlendemain des révolutions ; d'ailleurs, grâce à la Caricature, les souliers de l'illustre avocat, empreints sur la route de Neuilly, aller et retour, et vice versa, ont acquis une célébrité devenue proverbiale.
M. Dupin était donc près du duc d'Orléans lorsque celui-ci reçut la lettre de Charles X.
Le duc d'Orléans la lut et la lui passa. M. Dupin, on se le rappelle, était chef du conseil privé du prince.
M. Dupin lut à son tour l'ordonnance, et son avis fut qu'il fallait rompre franchement et même brutalement avec la branche aînée.
- Diable ! fit le prince, ce n'est point une lettre facile à rédiger, que celle que vous m'invitez à écrire !
- Votre Altesse veut-elle que je me charge de la rédaction ? demanda M. Dupin.
- Oui, parfaitement... Essayez... nous verrons.
M. Dupin écrivit une lettre rude comme lui.
Le duc d'Orléans la lut, l'approuva, la recopia, la signa, la mit sous enveloppe, et s'apprêta à la cacheter.
Mais, tout à coup :
- Bon ! dit-il, j'allais écrire une lettre de cette importance sans la montrer à la duchesse... Attendez-moi, monsieur Dupin, je reviens.
La lettre devait être fort brutale, car, depuis, M. Dupin lui-même a avoué qu'elle l'était. M. Dupin a en lui une rugosité native que n'a jamais pu effacer le rabot de l'éducation. Il continua de discuter avec Louis-Philippe roi comme il discutait avec le duc d'Orléans.
Un jour, dans une discussion politique, il lui échappa de dire au roi :
- Tenez, sire, je le vois bien, jamais nous ne pourrons nous entendre !
- Je le pensais comme vous, monsieur Dupin, répondit Louis-Philippe ; seulement, je n'osais pas vous le dire.
Je connais peu de mots aussi insolemment aristocratiques que celui-là.
Il avait diablement d'esprit, le roi Louis-Philippe !
Et la preuve, c'est qu'il revint tenant la même enveloppe et une lettre qui paraissait être la même.
- Pauvre duchesse ! dit-il, cela lui a fait gros coeur ; mais, ma foi, tant pis !
Et il glissa la lettre dans l'enveloppe, approcha la cire de la bougie, prépara l'empreinte, y appuya son cachet, et donna la dépêche à porter.
Seulement, la lettre qu'il envoyait à Charles X n'était point celle que venait de rédiger M. Dupin : c'en était une qu'il avait rédigée lui-même et dans laquelle il renouvelait au vieux roi les assurances de son dévouement et les témoignages de son respect.
Ce petit tour de prestidigitation n'était pas fini, que les cris du peuple, entassé dans la cour du Palais-Royal, l'appelèrent sur le balcon.
Vingt fois par jour, pendant huit jours, Louis-Philippe fut obligé de paraître sur son balcon.
Bientôt ce ne fut point assez : à peine se montrait-il, que les spectateurs entonnaient la Marseillaise ; alors, de sa voix, que j'ai déjà déclaré être aussi fausse que celle du roi Louis XV, Louis-Philippe entonnait la Marseillaise à son tour.
Bientôt ce ne fut point assez encore : il fallut que le lieutenant général après s'être montré, après avoir chanté, descendît dans la cour, et donnât aux chiffonniers et aux commissionnaires des poignées de main et des accolades.
Je l'ai vu descendre deux ou trois fois en une heure, remonter avec sa perruque à l'envers, s'essuyer le front, se laver les mains, et maudire énergiquement le métier qu'il était forcé de faire.
Ah ! monseigneur, ne saviez-vous point cela, que, de prince, on ne se fait pas roi sans être obligé de s'essuyer le front et de se laver les mains ?
Le duc de Chartres arriva à la tête de son régiment et entra au Palais-Royal juste au moment où son père se popularisait de la façon que je viens de dire.
Je n'oublierai jamais comment il se redressa sur sa selle, et quel coup et oeil il jeta sur cette scène.
Ce fut une grande joie pour la pauvre duchesse, que l'arrivée de ce fils aîné, le seul qui lui manquât alors ; elle savait le danger qu'il avait couru, et il lui en était devenu plus cher.
Lorsqu'il entra dans les appartements de son père, j'en sortais pour n'y jamais plus rentrer, qu'une dernière fois, appelé par le roi lui-même.
Ce spectacle d'un prince mendiant la couronne me soulevait le coeur. Le jeune duc me tendit la main ; je la pris et la serrai, les larmes aux yeux. Je devais être quatre ans sans serrer cette main si franche et si loyale ; je croyais, en ce moment, me séparer à toujours du duc de Chartres, et, par conséquent, toucher sa main pour la dernière fois. Je dirai en son lieu et place quelle circonstance me rapprocha de lui.
En sortant du Palais-Royal, je tombai sur une affiche..
Cette affiche annonçait hautement que les d'Orléans étaient, non pas Bourbons, mais Valois.
Je ne pouvais en croire mes yeux ; je restai un quart d'heure à lire et à relire.
A dix pas de là, je rencontrai Oudard ; je le pris par le bras, et le ramenai de force devant le placard.
- Oh ! lui dis-je, n'était-ce pas assez que Philippe-Egalité reniât son père, et faut-il que le fils renie sa race ?
Je rentrai chez moi, je l'avoue, anéanti.
Quel jour était-ce ? Je ne sais plus bien ; mais ce devait être le 2 août.
La poudre était arrivée le matin avec Bard ; je l'avais remise à deux élèves de l'Ecole polytechnique qui m'en donnèrent un reçu, et la conduisirent à la Salpêtrière.
Ce devait être le 2, car je vis passer, allant au Palais-Royal, M. de Latour- Foissac, que je connaissais de vue, l'ayant rencontré chez madame de Sériane, la soeur de M. le général de Cotlosquet.
M. de Latour-Foissac apportait au lieutenant général la réponse à sa lettre de la veille, à cette lettre substituée, vous savez, à celle de M. Dupin.
Cette réponse, c'était l'abdication de Charles X ; c'était l'abdication de M. le duc d'Angoulême ; c'était la mission donnée au duc d'Orléans de faire proclamer le duc de Bordeaux sous le nom d'Henri V.
Le lieutenant général refusa de recevoir le messager, mais il prit le message.
Que faire ?
M. Sébastiani, consulté, était pour la régence.
Béranger, consulté, était pour la royauté.
Le duc d'Orléans trancha la difficulté en disant :
- Etre régent ? J'aime mieux n'être rien... A la première douleur d'entrailles qu'éprouverait Henri V, on crierait sur les toits que je suis un empoisonneur.
A partir de ce moment, il n'y eut plus de doute pour personne que Louis Philippe ne fût roi.
L'abdication, comme la lettre de la veille, était datée de Rambouillet.
Rambouillet n'était qu'à douze lieues de Paris. Charles X y avait encore autour de lui quatorze mille hommes et trente-huit pièces de canon.
Il avait même mieux que tout cela : il avait les deux lettres du duc d'Orléans.
Charles X ne pouvait rester à Rambouillet ; il fallait, par une combinaison quelconque, forcer Charles X de quitter, non seulement Rambouillet, mais encore la France.
Cette combinaison, ce n'était pas inquiétant, on la trouverait, et peut-être même était-elle déjà trouvée.
En attendant, le 2 août, le général Hulot fut envoyé à Cherbourg, afin d'y prendre le commandement des quatre départements qui séparent Paris de la Manche ; en attendant, le même jour, M. Dumont d'Urville reçut ordre de partir pour Le Havre en toute hâte, et d'y fréter deux bâtiments de transport.
Dès la veille, à tout hasard, on avait adressé au Courrier français la protestation du duc d'Orléans contre la naissance du duc de Bordeaux. Vous connaissez cette protestation, qui, en 1820, avait fait exiler le duc d'Orléans, et qui mettait en doute la légitimité du jeune prince ? Eh bien, le Ier août, le Courrier français fut invité à lui donner une place dans un de ses plus prochains numéros.
Il ne fit pas attendre la future impatience royale ! Le matin même du 2 août, la protestation avait paru.
Peut-être avait-elle été composée par les mêmes ouvriers qui imprimaient que les d'Orléans étaient Valois et non Bourbons.
C'était donc le 2 que tout cela se passait ; car, le 3, je fus réveillé à la fois par le rappel, qui se battait avec rage dans la rue, et par Delanoue, qui faisait irruption dans ma chambre, un fusil à deux coups à la main.
Un fusil à deux coups était si peu un appendice du costume de Delanoue, que ce fusil à deux coups me frappa plus que tout le reste.
- Que diable se passe-t-il donc ? lui demandai-je.
- Il se passe, mon cher, que Charles X marche sur Paris avec vingt mille hommes et cinquante pièces de canon, et que tout Paris se soulève pour marcher, de son côté, au-devant de lui... En es-tu ?
- Pardieu ! si j'en suis ! m'écriai-je en sautant à bas du lit ; je crois bien que j'en suis !
J'appelai Joseph, ne m'apercevant pas que sa tête, tout effarée, apparaissait derrière la tête de Delanoue.
- Me voilà, monsieur, dit-il, me voilà !
- Donne-moi mon costume de chasse, et porte mon fusil à laver chez le premier armurier.
- Ne lui fais pas porter ton fusil chez un armurier, dit Delanoue, on le lui prendra en route.
- Comment, dis-je, on le lui prendra ?
- Sans doute... C'est pis que dans les trois journées !
- Alors, mon cher Joseph, lave le fusil toi-même.
- Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! dit Joseph, monsieur va donc retourner encore à Soissons ?
- Non, Joseph ; je vais, au contraire, du côté absolument opposé.
- A la bonne heure !
Je m'habillai rapidement.
Tandis que je m'habillais, Harel entra.
- Ah ! bon ! je vous trouve ! dit-il.
- Bonjour, Harel... Qu'y a-t-il, mon ami ?
- Il y a, dit Harel en tirant sa tabatière de son gousset, et en fourrant dans sa tabatière le pouce et l'index jusqu'à la première phalange, il y a que j'ai une idée de pièce...
Il respira voluptueusement sa prise, abandonnant, selon l'habitude des grands amateurs, au parquet et à l'air les trois quarts de son tabac.
- Et une bonne ! ajouta-t-il.
- Eh bien, cher ami, vous me la communiquerez à mon retour.
- Où allez-vous ?
- A Rambouillet, donc !
- Bon ! il ne vous manquait plus que cela ! Vous avez risqué de vous faire fusiller, il y a trois jours, à Soissons, et voilà que vous allez vous faire casser quelque membre à Rambouillet !
- Mais ne savez-vous pas que Charles X marche sur Paris avec vingt mille hommes et cinquante pièces de canon ?
- Je sais qu'on le dit. Mais laissez les niais croire à de pareilles nouvelles... Pauvre Charles X ! je vous réponds que, s'il marche sur une ville quelconque, c'est sur Le Havre ou sur Cherbourg.
- N'importe, mon cher ami ! Delanoue vient me chercher, et, quand ce ne serait qu'une occasion de faire une chasse à la grosse bête dans le parc de Rambouillet, je ne veux pas la manquer... Encore une fois, vous me parlerez de votre pièce à mon retour, si je reviens.
- Mets-moi donc de cette pièce-là, dit tout bas Delanoue.
- Sois tranquille, c'est dit.
Je me retournai vers Harel.
- Comment êtes-vous venu ? lui demandai-je.
- Mais en fiacre, donc.
- Bien ! nous prenons votre fiacre.
- Pour quoi faire ?
- Pour aller à Rambouillet.
- Vous me conduirez bien jusqu'à l'Odéon ?
- Soit.
- D'autant mieux, dit Delanoue, que c'est sur la place de l'Odéon qu'on se réunit.
- Ah ! vous nous prêterez votre drapeau tricolore, n'est-ce pas, Harel ?
- Quel drapeau tricolore ?
- Celui avec lequel an chante la Marseillaise depuis trois jours, à votre théâtre.
- Et moi, donc ?
- Vous ferez une annonce au public dans laquelle vous direz que c'est moi qui l'ai emporté à Rambouillet... Le public est bon enfant il se passera de drapeau un jour ou deux.
- Venez et prenez le drapeau... Vous savez bien que le théâtre tout entier est à vous.
Chaque fois qu'Harel voulait me faire faire une pièce, le théâtre tout entier était à moi.
Mon fusil se trouvait lavé, frotté, séché au soleil ; je le pris ; nous montâmes en fiacre, et partîmes pour la place de l'Odéon.
Il y avait deux ou trois mille personnes sur la place et dans les environs.
A peine eus-je mis pied à terre, en laissant Delanoue dans le fiacre que je fus entouré d'une quinzaine d'hommes m'appelant par mon nom et m'invitant à me mettre à leur tête.
C'étaient les machinistes de l'Odéon, encore tout chauds des pourboires de Christine.
J'ordonnai à l'un d'eux d'aller chercher le drapeau, et, tandis que nous laissions le fiacre sous la garde des autres, à qui j'envoyai sept ou huit bouteilles de vin pour leur faire prendre patience, nous allâmes déjeuner chez Risbeck.
Lorsque nous sortîmes du restaurant, notre troupe s'était renforcée d'un tambour.
J'ai déjà fait remarquer avec quelle rapidité le tambour croît et se multiplie en temps de révolution.
Nous montâmes dans notre fiacre, dont nous prîmes naturellement les places d'honneur ; puis chacun s'entassa comme il put, les uns dans l'intérieur avec nous, les autres sur le siège avec le cocher, les autres derrière, ceux-ci sur les brancards, ceux-là sur l'impériale.
Les malheureux chevaux se mirent en route, traînant dix-neuf personnes !
La plupart de mes hommes n'étaient armés que de piques.
Au coin de la rue du Bac et du quai, un homme qui semblait être là à poste fixe et dans ce seul but nous cria :
- Avez-vous des armes ?
- Non, répondirent la plupart de mes hommes.
- Eh bien, on en distribue au Palais-Royal.
- Au Palais-Royal ! au Palais-Royal ! crièrent mes hommes.
Le fiacre traversa la place du Carrousel, et s'achemina vers le Palais-Royal.
On commençait à pouvoir circuler en voiture ; peu à peu les barricades avaient disparu, et les pavés avaient, tant bien que mal, repris leur place.
Nous arrivâmes au Palais-Royal.
- Un instant ! dis-je ; de l'ordre, s'il vous plaît ! Je suis connu ici et, s'il y a moyen d'avoir quelque chose, je l'aurai.
Nous entrâmes dans une salle basse. Elle était encombrée.
En entrant, je heurtai un élève de l'Ecole qui sortait.
- C'est vous, Charras ?
- Oui... Venez-vous pour avoir des armes ?
- Certainement.
- En ce cas, dépêchez-vous... Je n'ai pu obtenir qu'un pistolet.
En effet, il avait un pistolet fourré dans son habit, et dont la crosse seule passait entre deux boutons.
- Vous allez là-bas aussi ?
- Parbleu !
- Nous nous reverrons, alors ?
- Probablement.
- Bonjour !
- Adieu !
Nous pénétrâmes à grand-peine jusqu'au distributeur d'armes. Heureusement, un laquais à la livrée du duc d'Orléans me reconnut, et nous fit faire place.
- Monsieur de Rumiguy, dit-il, c'est M. Dumas..
- Eh bien, qu'il vienne.
Le distributeur était M. de Rumigny lui-même. M. de Rumigny avait alors trente-cinq ans, à peu près ; il était magnifique sous son uniforme.
Il avait devant lui une grande caisse pleine de sabres et de pistolets ; les fusils avaient disparu. Tout cela venait de chez Lepage.
On donna des pistolets et des sabres à mes hommes ; puis, lorsqu'ils furent tous armés :
- Vos hommes ont-ils soif ? me demanda M. de Rumigny.
- Parbleu ! dis-je, ce sont les machinistes du théâtre de l'Odéon !
- Donnez-leur un verre de vin, alors.
Ils passèrent à une table couverte de verres et de bouteilles, et furent servis par les propres laquais de Son Altesse royale.
- Eh bien ? leur demandai-je quand ils eurent bu.
- La livrée est belle, répondirent-ils ; mais le vin n'est pas bon.
- Comment, le vin n'est pas bon ?
- Oh ! non, il ne vaut pas celui que vous nous avez envoyé sur la place de l'Odéon... Il y a à parier que ce vin-là ne vaut pas douze sous la bouteille.
- Si vous en avez de pareil ce soir, je vous déclare que je vous regarderai comme bien heureux !
- Messieurs, dit un des laquais, faites place à d'autres, s'il vous plaît. – C'est juste.
Nous sortîmes.
Paris présentait – chose incroyable après les différents spectacles qu'il avait déjà offerts – Paris présentait un spectacle nouveau : soit que les fiacres fussent payés par le gouvernement, soit qu'ils partageassent l'enthousiasme général, ils se mettaient à la disposition des combattants.
Au coin de la rue Saint-Roch, j'aperçus Charles Ledru, qui courait à toutes jambes.
Je l'appelai.
- Hé ! venez-vous avec nous ?
- Vous avez donc de la place ?
- Nous ne sommes que neuf dans l'intérieur. En se serrant un peu, on vous logera.
- Merci, j'ai un cheval qui m'attend chez Kausmann.
- Tiens, dis-je, cela me rappelle que j'en ai un aussi... Je l'oublie toujours.
Il y avait si peu de temps que je l'avais !
Je m'arrêtai devant le café de mon ami Hiraux, porte Saint-Honoré ; il régala chacun de mes hommes d'un petit verre d'eau-de-vie. La bouteille y passa.
Mais aussi le drapeau s'inclina, mes hommes chantèrent la Marseillaise, et le tambour battit un ban.
Nous avions mis près de trois quarts d'heure pour venir du Palais-Royal à la porte Saint-Honoré, tant la rue était encombrée ; les voitures marchaient à la file comme à Longchamp.
Nous nous remîmes en route, les uns prenant par le bord de l'eau les autres par la grande avenue des Champs-Elysées.
Sur la place Louis-XV, on cria : « Gare ! » C'était le général Pajol qui venait de recevoir le commandement de l'armée expéditionnaire, et qui allait, au grand galop, prendre la tête de la colonne. Il avait avec lui Charras, Charles Ledru et deux ou trois autres personnes.
Nous nous rangeâmes ; il passa, et prit le bord de l'eau.
Nous suivîmes la grande allée. Au rond-point des Champs-Elysées, nous tournâmes à gauche, pour rejoindre le quai de Billy par l'avenue Montaigne.
Au milieu de cette avenue stationnait un groupe de cavaliers. Le colonel Jacqueminot faisait le centre de ce groupe. Il était en costume de député, et avait encore les fleurs de lis d'argent au collet de son habit.
Sans doute le général Pajol venait-il de l'envoyer chercher, car il parlait vivement avec Charras.
En ce moment, Etienne Arago passa, conduisant une bande de cent hommes, à peu près.
Chaque fois qu'on se rencontrait, on hurlait : « Vive la Charte ! » Nous hurlâmes : « Vive la Charte ! »
Cela ennuya, à ce qu'il paraît, le colonel Jacqueminot, et il avait bien le droit d'être ennuyé, je le déclare ; ce n'était pas amusant de vivre au milieu de ces cris éternels.
- Oui, oui, hurlez : « Vive la Charte ! » tas de c... ! cela vous engraissera comme des rognures d'hostie !
La phrase était assez originale pour que, malgré les vingt-deux ans qui se sont écoulés depuis ce jour, je n'en aie pas oublié une syllabe.
Nous n'en criâmes que plus fort, et nous continuâmes notre route du côté de Versailles.

Chapitre précédent | Chapitre suivant

© Société des Amis d'Alexandre Dumas
1998-2010
Haut de page
Page précédente