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Chapitre CLXXV


Je suis officiellement admis dans l'artillerie de la garde nationale. – Antony est mis en répétition au Théâtre-Français. – Mauvais vouloir des comédiens. – Traité entre Hugo et le directeur de la Porte-Saint-Martin. – Confidence et proposition de Firmin. – Les robes de mademoiselle Mars et le lustre neuf. – Je retire Antony du Théâtre-Français. – Je vais proposer le rôle d'Adèle à Dorval.

Après que la liberté m'eut été rendue par mon implacable geôlier et par ma belle geôlière, je rentrai chez moi, où je trouvai plusieurs lettres dont deux seulement avaient de l'importance.
L'une venait de Bixio ; il avait trois ou quatre fois frappé à ma porte, et, l'ayant trouvée obstinément close, il m'écrivait pour me dire que mon admission, proposée aux chefs de l'artillerie, avait été adoptée à une forte majorité. Il me faisait demander, en leur nom, si je tenais à entrer dans la même batterie que M. le duc d'Orléans – si tel était mon désir, on trouverait moyen de le satisfaire.
En effet, le roi avait décidé que M. le duc d'Orléans ferait partie de la première batterie de l'artillerie de la garde nationale ; il comptait sur le caractère bon et conciliant du prince pour ramener à lui un corps qui se présentait hautement comme un foyer actif d'opposition, et comme le représentant des opinions, des principes et des intérêts démocratiques, complètement sacrifiés à la bourgeoisie.
Après ma rupture avec le roi, il était impossible que je désirasse me rencontrer avec son fils. Je répondis donc à Bixio que je remerciais les chefs de l'artillerie de mon admission dans le corps, et que, excepté la première batterie ; ils pouvaient me placer où bon leur semblerait.
La seconde lettre venait du Théâtre-Français. La censure ayant momentanément disparu, Antony se trouvait hors de page ; il s'agissait de le mettre en répétition.
Je courus au Théâtre-Français. J'y trouvai mademoiselle Mars et Firmin. On sait que mademoiselle Mars avait accepté le rôle d'Adèle, et Firmin celui d'Antony ; le reste de la distribution fut fait séance tenante.
La pièce, dans les rôles secondaires surtout, était admirablement montée : Rose Dupuis jouait la comtesse de Lacy ; Menjaud, le jeune poète ; Monrose, l'abonné du Constitutionnel ; madame Hervey, madame de Camps.
Je dis que la pièce était admirablement montée quant aux rôles secondaires, non pas que je veuille le moins du monde porter atteinte au talent de mademoiselle Mars ni à celui de Firmin ; mais, si grand que soit le talent des artistes – à moins qu'on n'arrive à cette universalité de puissance dont était doué Talma – il y a des rôles qui vont plus ou moins au caractère personnel des individus.
Or, nulle femme n'était moins capable que mademoiselle Mars de comprendre le caractère tout moderne d'Adèle, avec ses nuances de résistance et de faiblesse, ses exagérations de passion et de repentir.
D'un autre côté, nul homme n'était moins capable que Firmin de reproduire la mélancolie sombre, l'ironie amère la passion ardente et la divagation philosophique du personnage d'Antony.
Mademoiselle Mars avait au plus haut degré la grâce, l'esprit, le charme, la diction, la coquetterie, mais il lui manquait la poésie, qui recouvre toutes les autres qualités de ce vague mystérieux d'où vient la séduction des femmes de Shakespeare.
Firmin avait, à un degré inférieur, les mêmes qualités que mademoiselle Mars, mais il lui manquait la fatalité qui fait les Oreste de tous les temps.
La pâleur est pour ces personnages un des premiers besoins du drame moderne : mademoiselle Mars n'osait pas, et Firmin ne pouvait pas être pâle.
Disons mieux : le Théâtre-Français lui-même était un mauvais cadre pour le tableau.
Il y a des atmosphères dans lesquelles certaines créations ne sauraient vivre.
Les répétitions d'Antony marchèrent donc concurremment avec celles de Napoléon. Mais il y avait cette différence entre les deux pièces et les deux théâtres, qu'à l'Odéon tout le monde était content de son rôle, et que, depuis le directeur jusqu'au souffleur, chacun me secondait de son mieux, tandis qu'au Théâtre-Français tout le monde était mécontent de son rôle, et, depuis le directeur jusqu'au souffleur, chacun entravait l'auteur et l'ouvrage.
On connaît mademoiselle Mars ; je l'ai montrée à une répétition d'Hernani, épluchant le rôle de dona Sol ; je regrette de m'être tant pressé, je l'eusse montrée aux répétitions d'Antony, épluchant le rôle d'Adèle.
De son côté, Firmin plumait tant qu'il pouvait celui d'Antony. Toute plume d'une nuance un peu tranchée faisait tache sur l'espèce de ton grisaille qu'on voulait donner à un ouvrage dont le cachet dominant avait d'abord été la couleur, et, à force de tirer délicatement chaque plume, le rôle tournait tout doucement à l'amoureux du Gymnase.
Au bout d'un mois de répétitions, la pièce, privée de tous ses points saillants, pouvait être réduite à trois actes, et même à un seul acte.
Un beau matin, la proposition me fut faite de supprimer le second et le quatrième acte, qui faisaient longueur.
J'avais pris un tel dégoût de l'ouvrage, que j'étais prêt à le supprimer tout entier ; j'en étais arrivé à trouver que c'était Napoléon qui était l'oeuvre d'art, et Antony qui était l'oeuvre vulgaire.
On fixa le jour de la représentation : il fallait se débarrasser de la pièce qui tenait le théâtre, et qui empêchait de passer Don Carlos, ou l'Inquisition, drame sur lequel on comptait beaucoup, mais dont, le jour de la première représentation, l'auteur désira garder l'anonymat, et pour cause.
Sur ces entrefaites, Hugo était venu me trouver. Il avait compris qu'au Théâtre-Français nous ne serions jamais pour les comédiens, pour les habitués, pour le public même, que des usurpateurs. Les stupidités qu'on nous avait prêtées sur Molière, Corneille et Racine avaient germé à l'orchestre ; et tout ce qui avait plus de cinquante ans venait, chaque soir, s'étendre voluptueusement à l'ombre de notre outrecuidance !
En conséquence, Hugo avait cherché et trouvé un théâtre qui ne fût pas un Olympe, où nos succès ne fussent point des sacrilèges, et où ceux que nous remplacerions fussent de simples mortels, et non pas des dieux.
Ce théâtre était celui de la Porte-Saint-Martin.
Il avait traité avec M. Crosnier, son directeur, pour Marion Delorme. Ainsi se réalisait la prédiction faite par Crosnier à Hugo, lorsque, le 16 juillet 1829, celui-ci lui avait dit : « Monsieur, vous arrivez trop tard, il y a deux réceptions qui priment la vôtre », et que Crosnier lui avait répondu : « Mon Dieu ! qui sait ? Malgré ces deux réceptions, il se peut que ce soit moi qui joue l'ouvrage ! »
En traitant avec Crosnier, Hugo avait, sauf ma ratification, traité en son nom et au mien.
J'avais remercié Hugo de cette fraternelle attention ; mais les deux seules pièces que je possédasse étaient en répétition, l'une à l'Odéon, l'autre au Théâtre-Français.
Il fallait donc attendre que j'eusse mis au monde une nouvelle pièce.
Je n'eus pas besoin d'attendre cela.
Plus approchait le jour de la dernière représentation d'Antony, plus je sentais de mauvais vouloir dans le théâtre.
D'un autre côté, ceux de mes amis qui avaient assisté aux répétitions s'en étaient allés en hochant la tête, et, pressés par moi de me dire leur avis, avaient avoué franchement qu'ils ne voyaient pas de pièce là-dedans.
J'étais complètement démoralisé ; plus j'avançais dans la carrière dramatique, plus je perdais cette première confiance en moi-même qui m'avait soutenu au milieu des tribulations d'Henri III. Je commençais à croire que je m'étais trompé, et qu'il n'y avait absolument rien dans Antony.
Deux choses m'arrivèrent à la fois qui eussent dû me pousser à un découragement complet, et qui, au contraire, me rendirent toute ma volonté.
Comme le jour de la première représentation était fixé au samedi suivant, et que nous étions au mardi ou au mercredi, Firmin me prit à part..
- Mon cher ami, me dit-il, je n'ai pas voulu te refuser le rôle d'Antony, d'abord parce que je jouerai tous les rôles que tu me distribueras, ensuite parce que, m'ayant donné le rôle de Saint-Mégrin, qui est un bon rôle, tu as acquis le droit de m'en donner un mauvais...
Il s'attendait à ce que je l'arrêtasse, mais, au contraire, je le laissai dire. Il continua :
- Mais, tu comprends, je représente le principal personnage, et je ne veux pas prendre sur moi la responsabilité de la chute de la pièce.
- Tu crois donc qu'elle tombera ?
- C'est ma conviction... Je ne sais pas comment il se fait que, toi qui connais si bien ton théâtre, tu aies hasardé un rôle si monotone... Antony est un rabâcheur qui, depuis le premier acte jusqu'au cinquième, répète toujours la même chose ; qui se fâche on ne sait pourquoi ; une espèce de monomane sans cesse en rage, en fureur, en hostilité contre les autres hommes.
- Ainsi, voilà l'effet que te produit Antony ?
- Oui.
- 0a ne m'étonne pas : c'est justement ce que j'ai voulu faire.
- Eh bien, n'importe... Te voilà prévenu, n'est-ce pas ?
- Oui, mais ce n'est pas le tout que de prévenir un homme qu'il va tomber, il faut encore lui donner un moyen d'éviter la chute.
- Ah ! moi, dit Firmin, tu comprends, je suis acteur, et non auteur ; je joue des pièces, mais je n'en fais pas.
- Enfin, tu as bien une idée ?
- Oui, j'en ai une... mais je n'ose pas te la dire.
- Dis toujours.
- Tu sauteras aux frises !
- Pourvu que je ne te retombe pas sur les pieds, peu t'importe !
- Eh bien !...
- Eh bien, quoi ?
- Eh bien, à ta place, je porterais la pièce à Scribe.
- Non, répondis-je, mais je la porterai à Crosnier.
Et, m'approchant du souffleur :
- Garnier, lui dis-je, voulez-vous me donner le manuscrit, mon ami ?
Le souffleur me donna le manuscrit ; Firmin, tout ébouriffé, me regardait faire.
De son côté, mademoiselle Mars attendait que je fusse libre.
- Eh bien, mon petit, me dit-elle de ce ton sec qui lui était habituel quand elle préparait à un auteur quelque chose de désagréable, avez-vous fini de causer avec Firmin ? Y en aura-t-il un peu pour les autres ?
- Oh ! Mon Dieu, madame, dit Firmin, vous n'aviez qu'à parler : on n'a pas l'habitude de vous les prendre, vos auteurs !
- Ma foi ! pour les rôles que me fait celui-là, vous pouvez bien me le prendre !
- Bon ! dis-je, cela promet !
Puis, m'avançant vers mademoiselle Mars :
- Madame, lui dis-je, je suis à vos ordres.
- Ah ! c'est bien heureux !... Vous savez une chose ?
- Non madame, je ne la sais pas ; mais, si vous voulez bien me la dire, je la saurai.
- C'est que je ne joue pas votre pièce samedi.
- Ah !... Et pourquoi, s'il vous plaît ?
- Parce que je fais faire pour quinze cents francs de robes, et que je désire qu'on les voie.
- Et pourquoi ne les verrait-on pas samedi aussi bien qu'un autre jour ?
- Parce qu'on nous avait promis un nouveau lustre pour samedi, et que l'éclaireur vient de nous remettre à trois mois. Quand il y aura un autre lustre, je jouerai votre pièce.
- Ah ! madame, lui dis-je, il n'y a qu'une chose qui mette obstacle à cette bonne volonté de votre part...
- Laquelle ?
- Dans trois mois, ma pièce sera jouée.
- Comment, elle sera jouée ?
- Oui.
- Et où cela ?
- Au théâtre de la Porte-Saint-Martin... Adieu, madame ! Au revoir, Firmin !
Et je sortis, emportant mon manuscrit.
En descendant l'escalier qui conduit du théâtre dans l'orchestre, je tournai la tête, et je vis mademoiselle Mars et Firmin qui se rapprochaient l'un de l'autre en s'interrogeant des yeux et en faisant de grands bras.
Je regrette de ne pouvoir transmettre à la postérité la conversation qui s'ensuivit.
Je courus du même pas chez Dorval ; elle demeurait alors boulevard Saint Martin, dans une maison ayant une sortie sur la rue Meslay.
Par chance, elle était toute seule.
On m'annonça ; elle fit répéter deux fois mon nom.
- Eh bien, oui, criai-je de la salle à manger, c'est moi ! Après ?... Est-ce que je suis consigné à la porte, par hasard ?
- Ah ! tu es gentil ! me dit-elle avec cet accent traînard qui avait quelquefois dans sa bouche un si grand charme ; il y a six mois qu'on ne t'a vu !
- Que veux-tu, ma chère ! dis-je en entrant et en lui jetant les bras autour du cou, j'ai fait, depuis ce temps-là, un enfant et une révolution, sans compter que j'ai manqué deux fois d'être fusillé... Eh bien, voilà comme tu embrasses les revenants, toi ?
- Je ne peux pas t'embrasser autrement, mon bon chien.
C'était le nom d'amitié, je dirai même d'amour, que Dorval m'avait donné. Et son bon chien lui a été fidèle jusqu'à la fin, pauvre Dorval !
- Et pourquoi ne peux-tu m'embrasser ? lui demandai-je.
- Je suis comme Marion Delorme : je me refais une virginité...
- Impossible ?
- Parole d'honneur ! Je redeviens sage.
- Ah ! ma chère, je parlais d'une révolution que j'avais faite : en voilà une seconde. Qui diable a fait celle-là ?
- Alfred de Vigny.
- Tu l'aimes ?
- Ne m'en parle pas, j'en suis folle !
- Et que fait-il pour te maintenir dans ces bons sentiments ?
- Il me fait de petites élévations.
- En ce cas, ma chère, reçois mes sincères compliments : d'abord, de Vigny est un poète d'un immense talent ; ensuite, c'est un vrai gentilhomme : cela vaut mieux que moi, qui suis un mulâtre.
- Tu crois ? me dit Dorval avec une de ces intonations comme elle seule savait en donner.
- A mon tour, parole d'honneur !
- Alors, ce n'est pas pour cela que tu venais ?
Je me mis à rire.
- Dame !... répondis-je.
- Non... décidément, cela ne se peut pas ; imagine-toi qu'il me traite comme une duchesse.
- Il a parfaitement raison.
- Il m'appelle son ange.
- Bravo !
- L'autre jour, j'avais un petit bouton à l'épaule, il m'a dit que c'étaient des ailes qui poussaient.
- Mais cela doit énormément t'amuser, ma chère ?
- Je crois bien ! Piccini ne m'avait pas habituée à cela.
- Et Merle ?
- Encore moins... A propos, nous nous sommes mariés, avec Merle, tu sais ?
- Tout de bon ?
- Oui, c'était un moyen de nous séparer.
- Mais il doit être l'homme le plus heureux de la terre ?
- Tu penses !... Il a son café au lait le matin, et ses pantoufles devant son lit le soir... Veux-tu lui dire bonjour ?
- Merci ! Je viens pour toi.
- Ah ! tu es bien gentil, mon grand chien... Et puis j'oubliais : il n'est pas ici, il est à la campagne.
- J'ai à t'annoncer une nouvelle.
- Laquelle ?
- C'est que j'ai retiré Antony du Théâtre-Français.
- Ah ! que tu as bien fait ! C'est comme Hugo, tu sais, il leur a repris Marion Delorme et nous l'a apportée ; c'est moi qui joue Marion.
- Eh bien, que dis-tu de la pièce ?
- Tiens, je trouve cela très beau, moi... Je ne sais pas comment je m'en tirerai, par exemple ! Dis donc, des vers ! Me vois-tu devenue tragédienne ?
- Mais il me semble que ce ne sera pas ton coup d'essai.
- Ah ! oui, dans Marino Faliero. Dieu merci, le rôle d'Helena m'a-t-il assez embêtée ! Tu m'as vue là-dedans, n'est-ce pas ?
- Oui
- J'étais bien mauvaise hein ?
- Le fait est que tu n'étais pas bonne ; mais j'espère que tu seras meilleure dans Adèle ?
- Qu'est-ce que cela, Adèle ?
- C'est la maîtresse d'Antony, ma chère.
- Tu nous apportes donc Antony ?
- Mais oui !
- Et c'est moi qui jouerai Adèle, mon bon chien ?
- Parbleu !
- Fanfare alors ! Ma foi, tant pis, je vais t'embrasser... Oh ! que tu es bête ! Quand je te dis que non !...Tiens ! qu'as-tu donc dans ta poche ?
- Le manuscrit.
- Oh ! donne, que je le regarde,
- Je vais te le lire.
- Comment, tu vas me le lire, à moi ?
- Sans doute.
- Comme cela, pour moi toute seule ?
- Certainement.
- Ah çà ! mais tu me prends donc pour une grande actrice ?
- De Vigny ne te traite que comme une duchesse ; moi, je veux te traiter comme une reine.
Elle se leva et me fit une révérence.
- La reine sera toujours votre servante, monsieur, et la preuve c'est que je vais vous donner une table, et vous offrir...quoi ? Qu'aimes-tu mieux quand tu lis ? de l'eau-de-vie, du rhum ou du kirsch ?
- J'aime mieux de l'eau.
- Eh bien, attends.
Elle entra dans sa chambre à coucher, je l'y suivis.
- Ah ! bon ! voilà que tu viens ici, toi ?
- Pourquoi pas ?
- C'est défendu.
- Même pour moi ?
- Pour tout le monde...Alexandre ! Je te donne ma parole que je vais sonner.
- Ah ! par exemple !
- Alexandre !
- Je veux en avoir le coeur net. Je parie que tu ne sonnes pas, moi.
- Alexandre !
Elle se pendit à la sonnette, et fit bruyamment résonner le timbre.
Je me jetai sur un fauteuil, et me mis à rire comme un fou.
La femme de chambre entra.
- Louise ! dit Dorval avec une parfaite dignité, un verre d'eau pour M. Dumas.
- Louise ! dans une cuvette, ajoutai-je.
- Insolent ! dit Dorval.
Elle se jeta sur moi et me battit de toute sa force.
Au moment où elle frappait avec le plus d'acharnement, on sonna du dehors.
Elle s'arrêta court.
- Ah ! dit-elle, viens vite dans le salon, mon bon chien, que l'on ne te voie pas ici.
- Si l'on ne me voyait pas du tout ?
- Comment cela ?
- Si nous remettions la lecture à ce soir ?
- Ce serait encore mieux.
- Si je m'en allais par où tu sais ?
- Oui, oui... A ce soir ! Veux-tu que je prévienne Bocage ?
- Non, je veux d'abord te lire cela, à toi.
- Comme tu voudras... Voyons, va-t'en ! Va-t'en ! oh ! qu'il est ennuyeux, ce de Vigny, d'arriver juste à ce moment-ci !
- Que veux-tu, ma pauvre amie ! Nous ne sommes pas dans ce monde pour avoir toutes nos aises... A ce soir.
- A ce soir, oui.
Elle poussa vivement la porte de la chambre à coucher ; juste au même moment, la porte du salon s'ouvrait.
- Ah ! bonjour, mon cher comte, dit-elle ; venez donc vous asseoir près de moi... Je vous attendais avec impatience...
Pendant ce temps-là, Louise levait la portière de perse, et me faisait signe de la suivre.
Je lui mis un louis dans la main. Elle me regarda avec étonnement.
- Eh bien, quoi ? lui demandai-je.
- C'est donc comme si madame n'avait pas sonné.
- Exactement.
- Est-ce qu'on ne vous reverra pas ?
- Si fait, je reviens ce soir.
- Ah ! je comprends, alors.
- Eh bien, non, tu ne comprends pas.
- C'est possible, encore ; que voulez-vous ! Depuis six mois, ici, c'est le monde renversé. Ah ! monsieur, vous que madame aime tant, que vous devriez bien lui dire qu'elle se perd !
Elle avait raison, pauvre Louise !...
Nous dirons plus tard comment elle avait raison.

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