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Chapitre CLXXXI


Les artilleurs au Louvre. – Complot bonapartiste pour nous enlever nos pièces. – Distribution de cartouches par Godefroy Cavaignac. – Les abords du Luxembourg au moment de la condamnation des ministres. – Départ des condamnés pour Vincennes. – Déroute des juges. – La Fayette et l'émeute. – Bastide et le commandant Barré Faction avec Prosper Mérimée.

Je revins au Louvre pour prendre des nouvelles, et pour en donner.
Il est impossible de se figurer l'agitation qui régnait sur ce point central de l'artillerie.
Notre premier colonel, Joubert, nous avait été enlevé, et, comme le colonel n'était pas à notre nomination, il avait été remplacé par le comte Pernetti.
Le comte Pernetti était tout entier à la cour ; or, la cour, avec juste raison, se défiait de nous, et ne cherchait qu'une occasion de nous dissoudre.
De notre côté, à chaque instant nous rencontrions des hommes que nous avions vus sur les barricades, et qui nous arrêtaient pour nous dire :
- Nous reconnaissez-vous ? Nous étions là... là... là, avec vous.
- Oui, je vous reconnais... Eh bien ?
- Eh bien, s'il fallait marcher contre le Palais-Royal comme nous avons marché contre les Tuileries, est-ce que vous nous abandonneriez ?
Et, alors, on se serrait les mains, on se regardait avec des yeux enflammés, et l'on se quittait, les artilleurs en se disant : « Le peuple marche ! » les gens du peuple en répétant : « Les artilleurs sont avec nous ! »
Tous ces bruits flottaient dans l'air, et semblaient, comme des vapeurs, s'arrêter aux plus hauts monuments.
Le Palais-Royal n'était qu'à cent cinquante pas du Louvre, et dans le Louvre se trouvaient vingt-quatre pièces d'artillerie, vingt mille coups à tirer, et, sur huit cents artilleurs, six cents républicains.
Il n'y avait pas de complot arrêté ; mais il était bien évident que, si le peuple marchait, l'artillerie marcherait avec le peuple.
Aussi M. de Montalivet, le frère du ministre, avait-il, vers une heure de l'après-midi, averti son frère qu'il y avait un coup monté pour nous enlever nos pièces.
Le général La Fayette fit aussitôt prévenir Godefroy Cavaignac, de l'avis qui lui était donné.
Or, nous voulions bien marcher avec le peuple, manoeuvrer nos pièces, courir les chances d'une seconde révolution, comme nous avions couru les chances d'une première ; mais les pièces, qui étaient en quelque sorte notre propriété, dont la responsabilité pesait sur nous, nous ne voulions pas qu'on nous les enlevât.
Ce bruit d'un coup de main sur le Louvre avait d'autant plus de consistance que, depuis deux ou trois jours, il était fort question d'un complot bonapartiste ; et, si nous étions tout disposés à nous battre pour La Fayette et la république, nous n'entendions pas risquer un cheveu pour Napoléon II.
En conséquence, Godefroy Cavaignac, prévenu, avait apporté un ballot de deux ou trois cents cartouches qu'il avait jeté sur une des tables de jeu qui étaient dans le corps de garde.
Alors, chacun avait rempli sa giberne et ses poches.
Quand j'arrivai au Louvre, le partage était fait ; mais peu m'importait ! Ma giberne était pleine depuis le jour où j'avais été convoqué pour enlever la Chambre.
Nous avions, comme on le comprend bien, pas mal de mouchards parmi nous, et je pourrais nommer deux hommes qui reçurent la croix de la Légion d'honneur pour avoir rempli dans nos rangs cet honorable office.
Une heure après la distribution, on était prévenu au Palais-Royal.
Un quart d'heure après qu'on y était prévenu, je recevais une lettre d'Oudard, qui me priait, si j'étais au Louvre, de passer à l'instant même à son bureau.
Je montrai la lettre à nos camarades en leur demandant oe qu'il fallait que je fisse.
- Parbleu ! vas-y, me répondit Cavaignac.
- Et, si l'on m'interroge ?...
- Dis la vérité... Si les bonapartistes veulent nous enlever nos pièces nous brûlerons la dernière cartouche pour les défendre ; mais, si le peuple marche contre le Luxembourg, et même contre tout autre palais nous marcherons avec lui.
- Cela me va parfaitement ; j'aime la franchise, moi !
Je me rendis au Palais-Royal.
Les bureaux étaient encombrés de monde ; on sentait le frémissement du centre allant jusqu'aux extrémités, et, à en juger par les extrémités on devait être très agité au centre.
Oudard m'interrogea ; ce n'était pas pour autre chose qu'il m'avait prié de venir.
Je répétai littéralement les paroles de Cavaignac.
Autant que je puis me le rappeler, cela se passait le 20 au soir.
Le 21, j'allai reprendre mon poste, rue de Tournon. Jamais la foule n'avait été si compacte : la rue de Tournon, la rue de Seine, la rue des Fossés- Monsieur-le-Prince, la rue Voltaire, la place de l'Odéon, la place Saint- Michel, la place de l'Ecole-de-Médecine regorgeaient de gardes nationaux en armes et de troupes de ligne. On en était arrivé à persuader les gardes nationaux qu'il y avait complot pour le pillage des boutiques, que le peuple de juillet, arrêté par la nomination du duc d'Orléans à la lieutenance générale, avait juré de prendre sa revanche ; or, les bourgeois, toujours faciles à ces sortes de bruits, étaient accourus en masse, et proféraient des menaces terribles contre les pillards des trois journées, qui n'avaient pillé, c'est vrai, ni le 27, ni le 28, ni le 29, mais qui allaient piller le 30, si la lieutenance générale n'y avait pas mis bon ordre l...
Au reste, il est juste de dire que tous ces braves gens qui attendaient là, le fusil au pied, ne s'étaient dérangés de chez eux que dans l'attente d'une condamnation capitale.
Vers deux heures, on annonça que les plaidoiries étaient terminées, que les débats étaient clos, et que l'arrêt allait être prononcé. Alors, il se fit un grand silence, comme si chacun eût craint que sa voix n'empêchât d'entendre la grande voix qui, sans doute, pareille à celle de l'ange du jugement dernier, allait proclamer le jugement suprême de la Haute Cour.
Tout à coup, des hommes se précipitent de l'intérieur du Luxembourg, et s'élancent dans la rue de Tournon en criant :
- A mort !... Condamnés à mort !
Une immense clameur leur répond, s'élevant de tous les rayons de cette étoile gigantesque dont le Luxembourg est le centre.
Puis chacun essaye de se faire jour pour aller porter, soit dans son quartier, soit dans sa maison, l'âcre primeur de cette terrible nouvelle.
Puis bientôt on s'arrête. La multitude semble refoulée ; on remonte vers le Luxembourg, comme un courant qui rebrousse chemin. Un autre bruit vient de se répandre. Est-ce vrai ou non que les ministres, au lieu d'être condamnés à mort, sont condamnés seulement à la prison perpétuelle, et que cette fausse nouvelle de la peine de mort n'avait d'autre but que de favoriser leur fuite ?
Alors, les physionomies changent. Les cris de menace commencent à se faire entendre ; les gardes nationaux frappent de la crosse de leurs fusils le pavé de la rue. Venus pour défendre les pairs, ils paraissent tout prêts, à la nouvelle de l'acquittement – tout ce qui n'est pas la mort est l'acquittement – ils paraissent tout prêts à marcher contre les pairs.
Pendant ce temps, voici ce qui se passait à l'intérieur.
On savait d'avance au Palais-Royal que la sentence portée serait celle de la réclusion perpétuelle.
M. de Montalivet, ministre de l'intérieur, avait reçu du roi la charge de faire conduire les ex-ministres sains et saufs à Vincennes.
Un coup de canon tiré au moment où ils passeraient le pont-levis du château devait annoncer au roi qu'ils étaient en sûreté.
M. de Montalivet avait choisi le général Fabvier et le colonel Lavocat pour partager avec lui ce dangereux honneur.
Au moment où il vit paraître les quatre ministres, qu'on faisait sortir de la salle ; pour que la cour, selon sa coutume, prononçât son jugement hors de leur présence :
- Messieurs, dit-il au général Fabvier et au colonel Lavocat, attention ! Nous allons faire de l'histoire. Tâchons qu'elle soit à l'honneur de la France !
Une calèche légère attendait les prisonniers au guichet du petit Luxembourg.
C'est alors que des hommes apostés par M. de Montalivet s'élancèrent par la grille d'honneur, criant, comme nous l'avons déjà dit :
- A mort !... Condamnés à mort !
Les prisonniers purent entendre l'immense clameur triomphale qui accueillit cette fausse nouvelle.
Mais déjà la voiture, enveloppée de deux cents cavaliers, était partie, se dirigeant vers les boulevards extérieurs, avec la vitesse et le bruit d'un ouragan.
MM. de Montalivet et Lavocat galopaient chacun à une portière.
Les juges s'étaient réunis dans la galerie de Rubens pour délibérer.
De là, ils voyaient, aussi loin que leurs regards pouvaient s'étendre, briller les canons et les baïonnettes des fusils, et tourbillonner le peuple.
La nuit venait rapide ; mais les habitants de chaque maison avaient placé des lampions sur leurs fenêtres, et une immense illumination, qui donnait au spectacle un caractère plus solennel encore, avait succédé au jour.
Tout à coup, les pairs entendent des cris ; ils voient, on pourrait presque dire ils sentent le mouvement terrible qui s'opère : chaque vague de cette mer, déjà écoulée ou près de s'écouler, remonte sur elle-même ; la marée, que l'on croyait à son départ, se retourne et vient, plus menaçante que jamais, battre les puissantes murailles du palais Médicis : mais les juges comprennent qu'il n'y a pas de muraille, pas de digue pas de rempart contre la colère de l'océan ; chacun d'eux trouve un prétexte, ou même n'en cherche pas pour s'esquiver. M. Pasquier devient brave par comparaison, il a honte de cette déroute.
- C'est indécent ! crie-t-il ; que l'on ferme les portes !
En même temps, on prévient La Fayette que le peuple se rue contre le palais.
- Messieurs, dit-il en se retournant vers les trois ou quatre personnes qui attendent ses ordres, voulez-vous venir voir avec moi ce qui se passe ?
Et, tandis que M. Pasquier rentre dans la salle d'audience presque déserte, et prononce, à la mourante lueur d'un lustre à moitié éteint, l'arrêt qui condamne les accusés à la prison perpétuelle et frappe le prince de Polignac de mort civile, l'homme de 1789 et de 1830 apparaît dans la rue, aussi calme, le 21 décembre, en annonçant au peuple la quasi-absolution des ministres, qu'il l'était, quarante ans auparavant, en annonçant aux pères de ceux qui l'écoutent aujourd'hui la fuite du roi à Varennes.
Un instant, on put croire que le noble vieillard avait trop présumé ou de la magnanimité de la foule ou de sa popularité : les flots de cet océan, d'abord ouverts avec respect devant lui, se rapprochèrent en grondant. une sourde menace courut dans la multitude, qui sentait sa force, et qui n'avait besoin que de faire un mouvement pour tout moudre comme du grain, pour tout briser comme du verre.
Les cris : « A mort les ministres ! A mort ! A mort ! » s'échappèrent de toutes les bouches.
La Fayette veut parler, mais les imprécations couvrent sa voix.
Enfin, il parvient à faire entendre ces paroles :
- Citoyens, je ne reconnais pas ici les combattants de juillet !
- Je crois bien ! répond une voix, comment les reconnaîtriez-vous ? Vous n'étiez pas avec eux !
Le moment était suprême. nous étions quatre ou cinq artilleurs ensemble ; M. Sarrans, qui accompagnait le général, nous fait signe d'accourir. Grâce à notre uniforme, respecté du peuple comme un drapeau d'opposition, nous arrivons jusqu'au général, qui me reconnaît et me prend le bras ; d'autres patriotes se joignent à nous, et La Fayette se trouve avoir, enfin, un entourage d'amis au milieu duquel il respire.
Mais, de tous côtés, les gardes nationaux furieux quittent leurs postes ; quelques-uns chargent leurs fusils, d'autres les jettent loin d'eux, tous crient à la trahison.
En ce moment, le bruit d'un coup de canon traverse l'air comme un écho de la foudre. C'est M. de Montalivet qui annonce au roi que les ministres sont sauvés ; mais, nous, dans notre ignorance, nous croyons reconnaître un signal qui nous est donné par nos camarades du Louvre ; nous lâchons le général, et, tirant nos poignards, nous nous précipitons vers le pont Neuf en criant : « Aux armes ! »
A nos cris, à la vue de notre uniforme, à l'aspect des lames nues, le peuple d'abord s'ouvre devant nous, puis bientôt se met à courir dans toutes les directions en criant de son côté :
« Aux armes ! »
Nous arrivons au Louvre comme les gardiens vont en fermer les grilles ; nous repoussons grilles et gardiens, nous entrons de force. Que l'on ferme les grilles derrière nous, une fois entrés, peu nous importe !
Il y avait à peu près six cents artilleurs dans le Louvre.
Je m'élançai dans le corps de garde placé à gauche en entrant par la grille de la place Saint-Germain-l'Auxerrois.
La nouvelle de l'absolution des ministres était déjà connue, et produisait son effet. On eût dit que l'on marchait sur de la lave.
Je vois l'adjudant Richy s'approcher de Bastide, et lui dire tout bas quelques mots à l'oreille.
- Ce n'est pas possible ! s'écrie Bastide.
- Voyez-y plutôt vous-même, ajoute Richy.
Bastide sort précipitamment, et presque aussitôt nous l'entendons crier :
- A moi, les artilleurs de la troisième !
Mais, avant que nous eussions eu le temps de franchir le seuil du corps de garde, lui avait enjambé les cordages du parc, et était allé droit à un groupe d'hommes qui, malgré la consigne, se trouvait dans l'enceinte réservée aux pièces.
- Hors du parc ! criait Bastide, hors du parc à l'instant même, ou je vous passe mon sabre au travers du corps, à tous, les uns après les autres !
- Capitaine Bastide, dit un des hommes à qui s'adressait cette menace, je suis le commandant Barré...
- Soyez le diable, peu importe ! La consigne est qu'on n'entre pas dans le parc : hors du parc !
- Pardon, dit Barré, mais je voudrais bien savoir qui commande ici, ou de vous ou de moi ?
- Celui qui commande ici, c'est le plus fort... Je ne vous connais pas... A moi, artilleurs !
Nous étions cinquante autour de Bastide, le poignard à la main.
Quelques-uns avaient eu le temps de prendre au râtelier leurs mousquetons tout chargés.
Barré céda.
- Que voulez-vous ? demanda-t-il.
- Prenez une pièce au hasard, et mettez-la en batterie ! nous crie Bastide.
Nous nous élançons sur la première pièce venue ; mais, au troisième tour de roue, la rondelle saute, et la roue tombe.
- Ce que je veux, dit Bastide, c'est que vous me rendiez les esses de mes pièces, que vous venez d'enlever.
- Mais, enfin...
- Les esses ! ou je vous répète que je vous passe mon sabre au travers du corps !
Barré vida un sac dans lequel il y avait déjà une dizaine d'esses.
Nous nous précipitâmes dessus, et remîmes nos pièces en état.
- C'est bien, dit Bastide. Maintenant, hors du parc !
Tout le monde sortit.
Barré courut remettre son commandement au comte Pernetti, qui le refusa.
Bastide me laissa de garde au parc avec Mérimée : la consigne était de faire feu sur quiconque approcherait du parc, et, au deuxième qui-vive, n'avancerait pas à l'ordre.
De cette heure de faction – vu la gravité de la circonstance, on avait réduit à une heure la durée des factions – date ma connaissance avec Mérimée ; nous causâmes une partie du temps qu'elle dura... de quoi ? Chose singulière dans la circonstance ! de peinture, de littérature et d'architecture.
Dix ans plus tard, ce fut Mérimée qui, se rappelant sans doute ce qu'il avait bien voulu me dire dans cette nuit-là, à savoir que j'avais l'esprit le plus dramatique qu'il connût, fit penser à M. de Rémusat, alors ministre de l'intérieur, à me demander une comédie pour le Théâtre-Français.
M. de Rémusat m'écrivit pour me demander cette pièce en y joignant un mandat de cinq mille francs de prime. Un mois après, Un mariage sous Louis XV était fait, lu et refusé au Théâtre-Français.
Je raconterai plus longuement, à sa date, l'histoire d'Un mariage sous Louis XV, frère cadet d'Antony, et qui eut presque autant de mal à se placer qu'en avait eu son aîné.
Revenons à la nuit du Louvre.

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