Mes Mémoires Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
Page précédente | Imprimer

Chapitre CXCV


Le bouc émissaire du pouvoir. – Espérances légitimistes. – La messe expiatoire. – L'abbé Olivier. – Le curé de Saint-Germai-l'Auxerrois. – Pachel. – Où je commence à avoir tort. – Le général Jacqueminot. – Pillage de Saint-Germain-l'Auxerrois. – Le prétendu Jésuite et le préfet de police. – La chambre de l'abbé Paravey.

Pendant que nous en étions aux grands prêtres et aux dieux, à l'abbé Châtel, à celui qui fut Caillaux, et au Mapah, nous voulions entamer, tout courant, l'histoire de Saint-Simon et de ses deux disciples, Enfantin et Bazard ; mais nous commençons à craindre que nos lecteurs n'en aient assez de l'Olympe moderne, et nous nous hâtons de revenir à la politique, qui allait de pis en pis, et à la littérature, qui allait de mieux en mieux.
Toutefois que nos lecteurs se rassurent, ils ne perdront rien pour attendre : un peu plus tard, ils retrouveront le dieu à son bureau du Mont-de-Piété, et les apôtres dans leur retraite de Ménilmontant.
Retournons d'abord à nos artilleurs ; puis, par Saint-Germain-l'Auxerrois et l'archevêché, nous arriverons à Antony.
On comprend que tous nos méfaits des mois de novembre et de décembre avaient éveillé l'attention de l'autorité ; des mandats d'amener avaient été lancés, et dix-neuf citoyens appartenant pour la plupart à l'artillerie avaient été arrêtés. Ces dix-neuf citoyens étaient Trélat, Godefroy Cavaignac, Guinard, Sambuc, Francfort, Audry, Penard, Rouhier, Chaparre, Guilley, Chauvin, Pescheux d'Herbinville, Lebastard, Alexandre Garnier, Charles Garnier, Danton, Lenoble, Pointis et Gourdin.
Il en était de toutes les émeutes du règne de Louis-Philippe comme il en avait été de celles de la fin du Consulat et du commencement de l'Empire : quel que fût le parti qui eût fait l'émeute, c'était sur les républicains que l'on frappait.
C'est que, les uns après les autres, tous les gouvernements réactionnaires qui se sont succédé depuis soixante et dix ans ont bien compris qu'ils n'avaient d'ennemis sérieux, réels, incessants, que les républicains.
Cette préférence que nous donnait, au risque d'être accusé de partialité, le roi Louis-Philippe, encourageait fort les autres partis, et notamment le parti carliste. Royalistes du dedans, royalistes du dehors semblaient se renvoyer les uns aux autres ce fameux programme de 1792 : Remuez et nous entrerons ! Entrez, et nous remuerons !
Ce furent les royalistes de l'intérieur qui remuèrent les premiers, et voici à quelle occasion :
Il était resté dans l'esprit de quelques personnes que le roi Louis-Philippe n'avait accepté le pouvoir que pour le rendre un jour à Henri V.
Ce qui pouvait faire croire surtout que le roi Louis-Philippe était disposé à jouer le rôle de Monk, c'est qu'on assurait que le seul ambassadeur qu'eût voulu accepter l'empereur Nicolas était ce même M. de Mortemart à qui le duc d'Orléans avait remis, le 31 juillet, cette fameuse lettre dont j'ai donné copie ; et, comme M. de Mortemart venait de partir pour Saint-Pétersbourg avec le titre d'ambassadeur, il n'y avait plus de doute, aux yeux des royalistes, du moins, que le roi des barricades ne fût disposé à rendre la couronne à Henri V.
Ce bruit était moins absurde encore, il faut en convenir, que celui qui courut de 1799 à 1803, à savoir que Bonaparte avait fait le 18 brumaire au profit de Louis XVIII.
Chacun des deux souverains répondit par un argument à sa taille. Bonaparte fit arrêter, juger et fusiller le duc d'Enghien. Louis-Philippe laissa piller Saint-Germain-l'Auxerrois et l'archevêché.
Une occasion allait être donnée aux carlistes et aux prêtres, leurs alliés naturels, de tâter la situation que huit mois de règne philippiste et trois mois de persécutions républicaines leur avaient faite.
On approchait du 14 février, jour anniversaire de l'assassinat du duc de Berry.
Déjà, en province, de petites tentatives légitimistes avaient eu lieu. A Rodez, on avait arraché, pendant la nuit, l'arbre de la liberté ; à Collioure, on avait arboré le drapeau blanc ; à Nîmes, les verdets semblaient ressuscités, et, comme ces fantômes qui reviennent de l'autre monde pour rouer de coups leurs ennemis, ils avaient, disait-on, battu des gardes nationaux qu'on avait retrouvés presque assommés, et qui ne pouvaient donner que de vagues renseignements sur leurs assommeurs.
On en était donc là, le 12 février. La triple émanation républicaine, carliste et napoléonienne passait dans l'air comme une bouffée d'orage au milieu de laquelle s'élançaient les cris discordants d'un carnaval effréné, lorsque, tout à coup, on apprit que, le surlendemain, un service anniversaire allait être célébré à Saint-Roch, en expiation de l'assassinat de la place Louvois.
Un assassinat politique est une si odieuse chose aux yeux de tous les partis, qu'il devrait toujours être permis de dire des messes expiatoires pour les assassinés ; mais il y a des temps de fièvre où les actions les plus simples prennent les proportions gigantesques de la menace ou du mépris.
Cette messe expiatoire était à la fois, dans les circonstances où l'on se trouvait, une menace et un défi.
On se trompait seulement sur le lieu où la messe devait être dite.
Saint-Roch, autant que je puis m'en souvenir, était desservi à cette époque par l'abbé Olivier, beau et spirituel prêtre adoré de ses ouailles, qui sont à peine consolées aujourd'hui de le voir évêque d'Evreux. Je connaissais l'abbé Olivier ; il m'aimait, et j'espère qu'il m'aime encore ; je le vénérais et le vénère toujours. – Cela soit dit en passant, et pour lui donner des nouvelles d'un de ses pénitents, au cas extrêmement improbable où ces Mémoires lui tomberaient sous la main. D'ailleurs, j'aurai encore, dans deux ou trois circonstances, à parler de lui.
L'abbé Olivier était très dévoué à la reine ; mieux que personne, il avait pu apprécier la bienfaisance, la piété, l'humilité même de cette digne princesse : il était son confesseur. Je ne sais si ce fut à cause de cette intimité royale dont l'abbé Olivier était honoré, ou parce qu'il comprit la portée de l'acte qu'on demandait de lui, que la fabrique de Saint-Roch se récusa.
Il n'en fut pas de même du curé de Saint-Germain-l'Auxerrois. Il accepta.
C'était pour lui un double devoir : le curé de Saint-Germain-l'Auxerrois, âgé de près de quatre-vingts ans, était ce même prêtre qui avait accompagné Marie-Antoinette à l'échafaud.
Son vicaire, M. Paravey, chose singulière, était le prêtre qui avait béni les tombes du Louvre.
En conséquence du changement qui s'était opéré dans le programme, des hommes placés sur les marches de l'église Saint-Roch distribuaient, le 14 au matin, des billets annonçant que la cérémonie mortuaire était transportée de Saint-Roch à Saint-Germain-l'Auxerrois.
J'étais au Vaudeville, où nous répétions, je crois, la Famille improvisée, d'Henry Monnier – j'ai déjà parlé et j'aurai à parler encore bien souvent de ce vieil ami à moi, de cet éminent artiste, de ce spirituel compagnon, de ce good fellow ! comme disent les Anglais ; j'étais donc au Vaudeville, lorsque le chef de claque Pachel accourut tout effaré, racontant que des équipages armoriés faisaient queue à Saint-Germain-l'Auxerrois ; qu'on disait dans la foule que les personnes qui descendaient de ces équipages venaient assister à un service funèbre, et que ce service funèbre était dit pour le repos de l'âme du duc de Berry.
Cette nouvelle produisit sur Arago et sur moi deux effets absolument contraires : elle exaspéra Arago, et me laissa fort tranquille.
J'ai raconté comment j'avais été élevé par un prêtre, et même par un excellent prêtre ; cette éducation première, cette influence des souvenirs juvéniles a répandu, je ne dirai pas sur mes actions – Dieu me garde de me présenter à mes lecteurs comme un homme coutumier d'actes religieux ! – mais sur toutes mes croyances, sur toutes mes opinions, une teinte de religiosité si profonde, que je ne puis, à l'âge que j'ai, entrer dans une église sans y prendre de l'eau bénite, passer devant un crucifix sans faire le signe de la croix.
Je trouvai donc, pour ma part, si violent que je fusse dans mes opinions politiques à cette époque, que ce pauvre assassiné qu'on nommait le duc de Berry avait droit à une messe funèbre, que les royalistes avaient droit d'assister à cette messe et que le curé avait droit de la dire.
Ce n'était pas l'avis d'Etienne. Peut-être avait-il raison.
En conséquence, il écrivit un mot au National et au Temps, et courut sur la place.
Je le suivis d'une allure beaucoup plus tranquille. Je prévoyais que quelque chose de grave allait se passer, que les journaux royalistes crieraient au sacrilège, et que l'accusation retomberait sur le parti républicain.
Arago, avec son coeur convaincu, avec son ardeur méridionale, entra dans l'église juste au moment où un jeune homme attachait au catafalque une lithographie représentant le duc de Bordeaux.
Voilà où Arago commençait à avoir raison, et où je commençais à avoir tort.
Derrière le jeune homme vint une femme qui y déposa une couronne d'immortelles ; derrière la femme vinrent des militaires qui, à l'aide d'épingles, y suspendirent leur croix à l'effigie d'Henri IV.
Voilà où Arago avait tout à fait raison, et où j'avais tout à fait tort.
La cérémonie cessait d'être une démonstration religieuse, et devenait une provocation politique. Le peuple et les bourgeois se ruaient alors dans l'église. Les bourgeois s'irritaient, le peuple grondait.
Conservons, cependant, aux événements qui vont suivre leur vrai caractère. L'émeute de l'archevêché fut bourgeoise, et non pas populaire. Ceux qui firent cette émeute étaient les hommes qui avaient fait les émeutes Raucourt et Philippe, sous la Restauration ; les souscripteurs du Voltaire-Touquet, les acheteurs des tabatières à la Charte.
Arago sentit que le moment était bon, que cette irritation et ce grondement pouvaient devenir quelque chose.
Rien n'était organisé comme conspiration à cette époque ; mais le parti républicain était à l'affût, et s'apprêtait à profiter de toutes les occasions. Nous verrons éclater cette vérité à propos de l'enterrement de Lamarque.
Arago s'élança hors de l'église, monta sur un barreau transversal de la grille, et s'écria, en étendant la main vers les tombes de juillet, qui s'élevaient en face du portail de Saint-Germain-l'Auxerrois :
- Citoyens ! A cinquante pas des victimes de juillet, on ose célébrer un service funèbre en l'honneur d'un des membres de la famille que nous venons de chasser ! Laisserez-vous achever ce service ?
Des cris forcenés retentirent.
- Non ! non ! non ! répétèrent toutes les voix.
Et l'on se précipita dans l'église.
Les assaillants rencontrèrent sous le portail le général Jacqueminot, alors chef ou sous-chef d'état-major de la garde nationale – je ne sais plus bien, et la chose ne vaut pas la peine que je m'en informe. Il essaya de lutter contre le torrent. Le torrent était trop fort pour être arrêté par un homme ; le général le sentit, et voulut l'arrêter par une parole. Une parole, si elle est juste, courageuse ou sympathique, est la digue la plus sûre que l'on puisse opposer à ce cinquième élément qu'on appelle le peuple.
- Mes amis, s'écria le général, écoutez-moi et reconnaissez-moi... J'étais à Rambouillet ; je suis donc des vôtres.
- Vous étiez à Rambouillet ? lui cria une voix.
- Oui.
- Eh bien, vous eussiez mieux fait de rester à Paris et d'y laisser les combattants de juillet : on n'eût pas profité de leur absence pour faire un roi !
La riposte était mortelle. Le général Jacqueminot se tint pour mort, et ne donna plus signe de vie.
L'envahissement de l'église fut rapide, irrésistible, terrible. En quelques minutes, le catafalque fut brisé, le drap mortuaire déchiré en lambeaux, l'autel abattu ; tentures aux fleurs d'or, tableaux pieux, habits sacerdotaux, tout fut foulé aux pieds !
L'incrédulité se vengeait, par l'impiété, le sacrilège et le blasphème, des quinze ans pendant lesquels elle avait été forcée de couvrir son visage moqueur du masque de l'hypocrisie. On riait, on hurlait, on dansait en rond autour de toutes ces choses saintes entassées, renversées, mises en pièces.
Un des émeutiers sortit de la sacristie avec un costume complet de prêtre : il monta sur un amas de débris, et battit la mesure à la ronde infernale. On eût dit Satan revêtu, par ironie, d'habits sacerdotaux, et présidant un sabbat.
Je vis tout cela de la porte, et je me retirai fâché de l'avoir vu, la tête baissée, le coeur gros, l'esprit inquiet. Je ne pouvais me dissimuler que ces gens avaient été provoqués à faire ce qu'ils faisaient. J'étais trop philosophe pour demander au peuple de séparer l'Eglise du prêtre, la religion de ses ministres ; mais j'étais trop pieux de coeur pour rester là, et je tentai de m'en aller. Je dis je tenta, car s'en aller n'était pas chose facile : la place Saint- Germain-l'Auxerrois était encombrée. La foule s'enfonçait dans l'étroite rue des Prêtres, et débordait sur les quais.
Un point de cette foule était tumultueux, agité ; il s'y livrait une lutte, et il en sortait des cris. Un jeune homme, grand, pâle, à longs cheveux noirs, assez beau de visage, était monté sur une borne, et regardait tout ce tumulte un peu dédaigneusement peut-être.
L'un des assistants, que ce dédain blessait sans doute, se mit à crier :
- Au jésuite !
Un pareil cri dans un pareil jour, c'était le feu mis à un ballot d'étoupe. La foule se rua sur le pauvre jeune homme en criant :
- A la Seine, le jésuite ! A l'eau, le jésuite ! Aux filets de Saint-Cloud, le jésuite !
Baude était préfet de police. Je le vois encore avec ses grands cheveux noirs flottants, ses yeux noirs lançant des éclairs, sa force herculéenne. C'était la seconde fois qu'il m'apparaissait.
Il venait d'arriver avec les gardes municipaux, qu'il avait fait ranger devant le portail de l'église, et qui essayaient de fermer la grille.
Il s'élança au secours du malheureux condamné, qu'on se passait de main en main, et qui, dans sa course aérienne, se rapprochait du fleuve avec une rapidité effrayante.
Le désir d'empêcher un meurtre redoublait les forces de Baude. Il arriva au bord de la rivière en même temps que celui qui était menacé d'être jeté par dessus le parapet. Il se cramponna à lui et le tira en arrière.
Je ne vis plus rien : on m'étouffait contre les planches qui fermaient alors le jardin de l'Infante ; si délabrées qu'elles fussent, ces planches résistaient beaucoup plus que je ne l'aurais voulu.
La nécessité de travailler à ma conservation personnelle me força de détourner les yeux du quai, et de lutter pour mon propre compte.
Vigoureusement bâti, et déjà connu de beaucoup de gens qui, en me reconnaissant, combinèrent leurs efforts avec les miens, je parvins à gagner le quai, et, du quai, le pont des Arts.
On se battait toujours près du parapet. Plus tard, je sus que Baude, au prix de bon nombre de meurtrissures et de son habit mis en pièces, était parvenu à sauver le pauvre diable.
Mais, pendant que le préfet de police faisait le métier de philanthrope, il ne faisait pas son état de préfet de police, et l'émeute profitait de cette lacune dans ses fonctions municipales.
Le peuple continuait de dévaster l'église et le presbytère de Saint-Germain l'Auxerrois, et, quand Baude fut libre de sa bonne action, c'était chose faite.
La seule chambre de l'abbé Paravey, qui avait béni les tombes des martyrs de juillet, avait été respectée.
Dans ses plus grandes impiétés, la foule reconnaît toujours quelque chose de plus grand que sa colère, et, devant cette chose, elle s'arrête et s'agenouille.
Le 24 février 1848, la foule fit des Tuileries ce qu'elle avait fait, le 14 février 1831, de l'église Saint-Germain-l'Auxerrois ; mais elle s'arrêta devant l'appartement de madame la duchesse d'Orléans comme elle s'était arrêtée devant la chambre de l'abbé Paravey.

Chapitre précédent | Chapitre suivant

© Société des Amis d'Alexandre Dumas
1998-2010
Haut de page
Page précédente