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Chapitre CXCIX


Première représentation d'Antony. – La pièce, les acteurs, le public. Antony au Palais-Royal. – Variante au dénouement.

L'époque était mal choisie pour la littérature : tous les esprits tournaient à la politique, et l'on voyait l'émeute voler dans l'air, comme, pendant les chaudes soirées d'été, les martinets aux cris aigus et les chauves-souris aux ailes de crêpe.
Ma pièce était aussi bien montée qu'elle pouvait l'être ; mais, à part la dépense de talent qu'allaient faire les acteurs, M. Crosnier n'avait fait aucune dépense : pas un tapis neuf, pas une décoration nouvelle, pas même un salon retouché. L'ouvrage pouvait tomber sans remords : il n'avait coûté au directeur que le temps perdu en répétitions.
La toile se leva.
Madame Dorval, en robe de gaze, en toilette de ville, en femme du monde enfin, c'était une nouveauté au théâtre où l'on venait de la voir dans Les Deux Forçats et dans Trente Ans ; aussi ses premières scènes eurent-elles un médiocre succès ; sa voix rauque, ses épaules voûtées son geste, si familier que dans les scènes sans passion il devenait vulgaire, tout cela ne prévenait en faveur ni de la pièce ni de l'actrice. Deux ou trois intonations d'une admirable justesse trouvèrent, cependant, grâce devant le public, mais ne l'émurent pas au point de lui arracher un seul bravo.
Bocage, de son côté, on se le rappelle, a peu de chose dans le premier acte : on l'apporte évanoui, et le seul effet qu'il ait, c'est, après avoir arraché l'appareil de sa blessure, cette phrase qu'il prononce en s'évanouissant pour la seconde fois : « Et, maintenant, je resterai, n'est-ce pas ? »
A cette phrase seulement, on commença de comprendre la pièce, et de sentir ce que pouvait renfermer de drame intime un ouvrage dont le premier acte se terminait ainsi.
La toile tomba au milieu des applaudissements.
J'avais recommandé de faire les entractes courts. Je passai au théâtre pour presser moi-même artistes, régisseurs et machinistes. Au bout de cinq minutes, avant que l'émotion eût eu le temps de se calmer, la toile se leva de nouveau.
Le second acte était tout entier à Bocage. Il s'en empara avec vigueur, mais sans égoïsme, laissant à Dorval tout ce qu'elle avait le droit d'y prendre, et s'élevant à une très grande hauteur dans sa scène de misanthropie amère et de menace amoureuse, scène qui, au reste – à part celle des enfants trouvés – tient à peu près tout l'acte.
Je le répète, Bocage y fut très beau : intelligence d'esprit, noblesse de coeur, expression de visage, le type d'Antony tel que je l'avais conçu était livré au public.
Après l'acte, et tandis que la salle applaudissait encore, je montai le féliciter de grand coeur. Il était rayonnant d'enthousiasme et d'espoir, et Dorval lui disait, avec la franchise de son génie, combien elle était contente de lui. Dorval ne craignait rien : elle savait que le quatrième et le cinquième acte étaient à elle, et elle attendait tranquillement son tour.
La salle, à ma rentrée, était frémissante ; on y sentait cette atmosphère imprégnée d'émotions qui fait les grands succès. Je commençais à croire que j'avais eu raison contre tout le monde, même contre mon directeur. J'excepte Alfred de Vigny, qui m'avait prédit un succès.
On connaît le troisième acte, tout d'action, et d'action brutale. Il avait, du côté de la violence, un certain rapport avec le troisième acte d'Henri III, où le duc de Guise broie le poignet de sa femme pour la forcer de donner à Saint-Mégrin un rendez-vous de son écriture.
Heureusement, le troisième acte du Théâtre-Français, ayant réussi faisait planche à celui de la Porte-Saint-Martin.
Antony, poursuivant Adèle, arrive le premier dans une auberge de village, s'empare de tous les chevaux de poste, pour obliger Adèle à s'y arrêter, choisit, dans les deux seules chambres de l'hôtellerie, celle qui lui convient, se ménage par le balcon une entrée dans celle d'Adèle, et se retire au bruit de la voiture de celle-ci.
Adèle entre, prie, supplie pour qu'on lui trouve des chevaux : elle n'est plus qu'à quelques lieues de Strasbourg, où elle va rejoindre son mari ; les chevaux, écartés par Antony, sont introuvables : Adèle est obligée de passer la nuit dans l'hôtel. Elle prend toutes ses précautions de sûreté, précautions qui, dès qu'elle sera seule, deviendront nulles par le fait de la croisée du balcon, oubliée dans sa craintive investigation.
Madame Dorval était adorable de naïveté féminine et de terreur instinctive. Elle disait comme personne ne les eût dites, comme personne ne les dira jamais, ces deux phrases bien simples : « Mais elle ne ferme pas, cette porte ! » et : « Il n'est jamais arrivé d'accident dans votre hôtel, madame ? » Puis, l'hôtelière rentrée, elle se décidait elle-même à rentrer dans son cabinet.
A peine avait-elle disparu, qu'un carreau de la fenêtre tombait brisé en éclats, qu'un bras s'avançait, que l'espagnolette était levée, que la fenêtre s'ouvrait, et qu'Antony et Adèle apparaissaient à la fois, l'un sur le balcon de sa fenêtre, l'autre sur le seuil de son cabinet.
Adèle, à la vue d'Antony, poussait un cri. Le reste de la mise en scène était d'une naïveté effrayante. Pour empêcher que le cri ne se renouvelât, Antony jetait un mouchoir sur la bouche d'Adèle, entraînait celle-ci vers le cabinet, et, au moment où ils y entraient tous deux, la toile tombait.
Il y eut un instant de silence dans la salle. Porcher, l'homme que j'avais désigné à l'un de nos trois ou quatre prétendants à la couronne comme le plus capable de lui faire une restauration ; Porcher, qui était chargé de ma restauration, à moi, hésitait à donner le signal. Le pont de Mahomet n'est pas plus étroit que ce fil qui suspendait en ce moment Antony entre un succès et une chute.
Le succès l'emporta. Une immense clameur suivie d'applaudissements frénétiques s'élança comme une cataracte. On applaudit et l'on hurla pendant cinq minutes.
Quand j'en serai aux chutes, qu'on soit tranquille, je ne me ménagerai pas ; mais, en attendant, je demande la permission de dire la vérité.
Cette fois, le succès appartenait aux deux acteurs ; je courus au théâtre pour les embrasser.
Pas d'Adèle ! Pas d'Antony !
Je crus un instant qu'emportés par l'ardeur de la représentation, ils avaient repris la mise en scène à ces mots : Antony lui jette un mouchoir sur la bouche, et l'emporte dans sa chambre, et qu'ils continuaient la pièce.
Je me trompais : chacun d'eux changeait de costume pour le quatrième acte, et était enfermé dans sa loge.
Je leur criai toute sorte de tendresses à travers la porte.
- Etes-vous content ? me demanda Bocage.
- Enchanté !
- Bravo ! le reste regarde Dorval.
- Vous ne la laisserez pas en route ?
- Oh ! soyez tranquille !
Je courus à la porte de Dorval.
- C'est superbe, ma petite ! Splendide ! Magnifique !
- Est-ce toi, mon grand chien ?
- Oui.
- Entre donc, alors !
- Mais la porte est fermée.
- Pour tout le monde, mais pas pour toi.
Elle m'ouvrit, toute défaite, à moitié déshabillée, et se jeta dans mes bras.
- Je crois que nous en pinçons un, mon petit !
- Un quoi ?
- Tiens donc ! Un succès !
- Hum ! hum !
- Tu n'es pas content ?
- Si fait !
- Diable ! tu serais difficile ! Il me semble pourtant que nous avons passé de rudes ornières !
- C'est vrai, tout a été bien jusqu'à présent ; mais...
- Mais quoi, voyons, mon grand chien ? Oh ! que je t'aime, va ! de m'avoir donné un si beau rôle ! As-tu vu des femmes du monde, hein ?
- Non.
- Que t'ont-elles dit de moi ?
- Puisque je n'en ai pas vu.
- Tu en verras, n'est-ce pas ?
- Oh ! oui.
- Tu me répéteras ce qu'elles t'auront dit, mais bien franchement ?
- Sois tranquille.
- Tiens, voilà ma toilette de bal...Un peu soignée, j'espère ! oh ! grand chien, va ! Sais-tu combien tu me coûtes ?
- Non.
- Tu me coûtes huit cents francs !
- Viens ici.
Je lui dis tout bas quelques mots à l'oreille.
- Vraiment ? s'écria-t-elle.
- Parbleu !
- Tu feras cela ?
- Puisque je te le dis.
- Embrasse-moi.
- Non.
- Pourquoi cela ?
- Je n'embrasse jamais les gens à qui je fais un cadeau.
- Comment ?
- J'attends qu'ils m'embrassent.
Elle me sauta au cou.
- Allons ! bon courage ! lui dis-je.
- Et à toi aussi.
- Du courage ? Je vais en chercher.
- Où cela ?
- A la Bastille.
- A la Bastille ?
- Oui ; j'ai idée que le commencement du quatrième acte n'ira pas sur des roulettes.
- Et pourquoi cela ? Allons donc ! il est charmant, le quatrième acte : j'en réponds, moi.
- Oui, tu réponds de la fin, mais pas du commencement.
- Ah ! oui, il y a un feuilleton que dit Grailly... Bah ! cela passera tout de même : le public est lancé ; nous sentons cela, nous autres.
- Ah ! vous sentez cela ?
- Et puis, vois-tu, mon grand chien, il y a des gens à l'orchestre, des messieurs, des vrais ! qui me regardent comme jamais on ne m'a regardée.
- Ca ne m'étonne pas.
- Dis donc...
- Quoi ?
- Si j'allais devenir une femme à la mode ?
- II ne tient qu'à toi.
- Menteur !
- Je te jure qu'il ne tient qu'à toi.
- Oui... mais...
- Alfred, hein ?
- Justement !... Ah ! ma foi, tant pis ! on verra.
La voix du régisseur retentit.
- Madame Dorval ! Peut-on commencer ?
- Non, non, non, je suis en chemise ! Il est bon, Mossard ! Que dirait le public ?... C'est toi qui me retardes aussi... Va-t'en donc !
- Mets-moi à la porte.
- Allons, va-t'en ! va-t'en ! va-t'en !
Elle me poussa trois fois avec ses lèvres, et je me trouvai dehors. Pauvres lèvres, si vivantes, si frémissantes, si souriantes, et que j'ai vues se fermer et se refroidir pour toujours sous la main de la mort !
Je sortis ; j'avais besoin d'air. Je rencontrai Bixio dans les corridors.
- Viens avec moi, lui dis-je.
- Où diable vas-tu ?
- Je vais me promener.
- Comment ! te promener ?
- Oui.
- Au moment où l'on va lever la toile ?
- Justement ! je ne suis pas sûr du quatrième acte, et j'aime autant qu'il commence sans moi.
- Es-tu sûr de la fin ?
- Oh ! la fin, c'est autre chose... Nous reviendrons pour la fin, sois tranquille !
Nous nous élançâmes sur le boulevard.
- Ah ! fis-je en respirant.
- Qu'as-tu donc ?... Est-ce ta pièce qui te met comme cela ?
- Allons donc, ma pièce !
J'entraînai Bixio vers la Bastille. De quoi parlâmes-nous ? Je n'en sais rien. Ce que je sais, c'est que nous fîmes une demi-lieue, aller et retour, en bavardant et en riant.
Si l'on eût dit aux passants : « Vous voyez bien ce grand fou qui est là-bas ? C'est l'auteur de la pièce qu'on joue en ce moment au théâtre de la Porte Saint-Martin ! » ils eussent, à coup sûr, été bien étonnés.
Je rentrai au bon moment, à la scène de l'insulte. Le feuilleton, comme disait Dorval, c'est-à-dire l'apologie du drame moderne, la vraie préface d'Antony, avait passé sans encombre et même avait été applaudi.
J'avais une baignoire, près du théâtre ; je fis signe à Dorval que j'étais là. Elle me fit signe qu'elle me voyait.
Puis commença la scène entre Adèle et la vicomtesse, la scène qui se résume par ces mots : « Mais je ne lui ai rien fait, à cette femme ! » Puis la scène entre Adèle et Antony, où Adèle répète à trois ou quatre reprises : « C'est sa maîtresse ! »
Eh bien, je le dis après vingt-deux ans – et, pendant ces vingt-deux ans, j'ai fait bien des drames, j'ai vu représenter bien des pièces, j'ai applaudi bien des artistes – eh bien, qui n'a pas vu Dorval jouant ces deux scènes, celui-là, eût-il vu tout le reste du répertoire moderne, n'a pas une idée du point où le pathétique peut être porté.
On sait comment se termine cet acte : la vicomtesse entre ; Adèle, surprise dans les bras d'Antony, jette un cri, et disparaît. Derrière la vicomtesse entre à son tour le domestique d'Antony, qui arrive à franc étrier de Strasbourg, et qui annonce à son maître le retour du mari d'Adèle. Antony s'élance hors de scène comme un fou, comme un désespéré, en s'écriant : « Malheureux ! arriverai-je à temps ? »
Je courus au théâtre. Dorval était déjà en scène, occupée à défriser ses cheveux et à déchirer ses fleurs. Elle avait des moments de désordre passionné que personne n'avait comme elle.
Les machinistes faisaient leur changement, tandis que Dorval faisait le sien.
On applaudissait avec frénésie.
- Cent francs, criai-je aux machinistes, si la toile est levée avant que les applaudissements aient cessé !
Au bout de deux minutes, on frappait les trois coups ; la toile se levait, et les machinistes avaient gagné leurs cent francs.
Le cinquième acte commença littéralement avant que les applaudissements du quatrième se fussent apaisés.
J'eus un moment d'angoisse. Au milieu de la scène d'épouvante où les deux amants, pris dans un cercle de douleurs, se débattent sans trouver un moyen ni de vivre ni de mourir ensemble, un instant avant que Dorval s'écriât : « Mais je suis perdue, moi ! » j'avais, dans la mise en scène, fait faire à Bocage un mouvement qui préparait le fauteuil à recevoir Adèle, presque foudroyée par la nouvelle de l'arrivée de son mari. Bocage oublia de tourner le fauteuil.
Mais Dorval était tellement emportée par la passion, qu'elle ne s'inquiéta point de si peu. Au lieu de tomber sur le coussin, elle tomba sur le bras du fauteuil, et jeta son cri de désespoir avec une si poignante douleur d'âme meurtrie, déchirée, brisée, que toute la salle se leva.
Cette fois, les bravos n'étaient point pour moi ; ils étaient pour l'actrice, pour l'actrice seule, pour la merveilleuse, pour la sublime actrice !
On connaît le dénouement, dénouement si inattendu, et qui se résume dans une seule phrase, qui éclate en six mots. La porte est enfoncée par M. d'Hervey au moment où Adèle, poignardée par Antony, tombe sur un sofa. « Morte ? s'écrie le baron d'Hervey. – Oui, morte ! répond froidement Antony. Elle me résistait : je l'ai assassinée ! » Et il jette son poignard aux pieds du mari.
On poussait de tels cris de terreur, d'effroi, de douleur dans la salle, que peut-être le tiers des spectateurs à peine entendit ces mots, complément obligé de la pièce, qui, sans eux, n'offre plus qu'une simple intrigue d'adultère dénouée par un simple assassinat.
Et, cependant, l'effet fut immense. On demanda l'auteur avec des cris de rage. Bocage vint et me nomma.
Puis on redemanda Antony et Adèle, et tous deux revinrent prendre leur part d'un triomphe comme ils n'en avaient jamais eu, comme ils n'en devaient jamais ravoir.
C'est que tous deux avaient atteint les plus splendides hauteurs de l'art !
Je m'élançai hors de ma baignoire pour courir à eux, sans faire attention que les corridors étaient encombrés de spectateurs sortant des loges.
Je n'avais pas fait quatre pas, que j'étais reconnu. Alors, j'eus mon tour comme auteur.
Tout un monde de jeunes gens de mon âge – j'avais vingt-huit ans – pâle, effaré, haletant, se rua sur moi. On me tira à droite, on me tira à gauche, on m'embrassa. J'avais un habit vert boutonné du premier au dernier bouton : on en mit les basques en morceaux. J'entrai dans les coulisses comme lord Spencer rentre chez lui, avec une veste ronde ; le reste de mon habit était passé à l'état de relique.
Au théâtre, on était stupéfait. On n'avait jamais vu de succès se produisant sous une pareille forme ; jamais applaudissements n'étaient arrivés si directement du public aux acteurs – et de quel public ? du public fashionable, du public dandy, du public des premières loges, du public qui n'applaudit pas d'habitude, et qui, cette fois, s'était enroué à force de crier, avait crevé ses gants à force d'applaudir.
Crosnier était caché. Bocage était joyeux comme un enfant. Dorval était folle !
Oh ! bons et braves coeurs d'amis, qui, au milieu de leur triomphe, semblaient jouir encore plus de mon succès que du leur ! qui laissaient de côté leur talent, et qui, à grands cris, exaltaient le poète et l'oeuvre !
Je n'oublierai jamais cette soirée ; Bocage ne l'a point oubliée non plus. Il y a huit jours, nous en parlions comme si cela se fût passé la veille ; et, pour peu que l'on se souvienne encore de quelque chose là-haut, Dorval s'en souvient aussi, j'en suis sûr !
Maintenant, après nous être embrassés, que devînmes-nous ? Je n'en sais rien. Comme autour de tout ce qui est lumineux, il y a, sur le reste de la soirée et de la nuit, un brouillard que ma mémoire ne peut percer, à vingt deux ans de distance.
Au reste, une des spécialités du drame d'Antony était de retenir les spectateurs jusqu'au tomber du rideau. Comme la morale de l'ouvrage était dans ces six mots, que Bocage disait, d'ailleurs, avec une dignité parfaite : « Elle me résistait : je l'ai assassinée ! » chacun restait pour les entendre, et ne voulait partir qu'après les avoir entendus.
Il en résulta ceci.
Deux ou trois ans après la première représentation d'Antony, Antony devint la pièce de toutes les représentations à bénéfice. Si bien qu'un jour on demanda à Dorval et à Bocage la pièce pour le théâtre du Palais-Royal.
Au bénéfice de qui était la représentation ? Je ne me le rappelle plus, et cela ne fait rien à la chose.
La pièce eut son succès ordinaire, grâce au jeu des deux grands artistes ; seulement, le régisseur, mal renseigné sur le moment où il fallait crier : Au rideau ! fit tomber la toile sur le coup de poignard d'Antony ; de sorte que le public fut privé de son dénouement.
Ce n'était point son affaire : le dénouement, voilà ce qu'il voulait surtout ; aussi, au lieu de s'en aller, se prit-il à crier de toutes ses forces :
- Le dénouement ! le dénouement !
Les cris devinrent tels, que le régisseur pria les artistes de permettre qu'on relevât le rideau, afin qu'ils pussent achever la pièce.
Dorval, toujours bonne fille, reprit sur son fauteuil sa pose de femme tuée, et l'on se mit à courir après Antony.
Mais Antony était rentré dans sa loge, furieux qu'on lui eût fait manquer son effet de la fin, et, retiré sous sa tente comme Achille, comme Achille il refusa obstinément d'en sortir.
Pendant ce temps, le public applaudissait, criait, appelait : « Bocage ! Dorval !... Dorval ! Bocage ! » et menaçait de briser les banquettes.
Le régisseur leva la toile, espérant que Bocage, mis au pied du mur, serait forcé d'entrer en scène :
Bocage envoya promener le régisseur.
Cependant, Dorval attendait sur son fauteuil, le bras pendant, la tête renversée en arrière.
Le public aussi attendait. Le plus profond silence s'était fait ; mais, une minute écoulée, comme il vit que Bocage n'entrait pas en scène, il se mit à applaudir, à appeler, à crier de plus belle.
Dorval sentit que l'atmosphère tournait à la bourrasque ; elle ranima son bras inerte, redressa sa tête renversée, se leva, s'avança jusqu'à la rampe, et, au milieu du silence, ramené comme par miracle au premier mouvement qu'elle avait risqué :
- Messieurs, dit-elle, je lui résistais, il m'a assassinée !
Puis elle tira une belle révérence, et sortit de scène, saluée par un tonnerre d'applaudissements.
La toile tomba, et les spectateurs se retirèrent enchantés. Ils avaient leur dénouement, avec une variante, c'est vrai ; mais cette variante était si spirituelle, qu'il eût fallu avoir un bien mauvais caractère pour ne pas la préférer à la version originale.

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1998-2010
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