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Chapitre CCII


Thermomètre des crises sociales. – Entrevue avec M. Thiers – Ce qu'il veut faire pour le Théâtre-Français. – Nos conventions. – Antony revient à la rue de Richelieu. – Le Constitutionnel. – Son premier-Paris contre le romantisme en général et contre mon drame en particulier. – La moralité du théâtre antique. – Parallèle entre le Théâtre-Français et celui de la Porte- Saint-Martin. – Première suspension d'Antony.

Le chapitre précédent finit par ces mots : « Et la suspension d'Antony. »
Laquelle suspension ? demandera peut-être le lecteur : est-ce celle que décréta M. Thiers ? est-ce celle que confirma M. Duchâtel ? est-ce celle que vient d'ordonner M. de Persigny ?
Antony, comme l'a très bien dit M. Lesur, est un monstre ; ce monstre s'est produit dans un de ces moments de dévergondage de la société qui suivent les révolutions, et où cette morale institution qu'on appelle la censure n'a pas encore eu le temps de s'établir et de fonctionner. De sorte que, toutes les fois que la société ébranlée chancelle sur sa base, on joue Antony ; mais, toutes les fois que la société est sauvée, que la bourse monte, que la morale triomphe, on supprime Antony.
J'avais profité du moment où la société avait la tête en bas et les jambes en l'air pour faire jouer Antony, et j'avais bien fait ; sans quoi, le gouvernement moral qui fut crucifié entre le procès Cubières et l'assassinat Praslin n'en eût certes pas permis la représentation.
Mais, enfin, Antony avait été joué cent trente fois ; Antony avait droit de bourgeoisie ; il avait fait son effet, produit le mal qu'il devait produire, et l'on n'avait pas de raison de s'en inquiéter, lorsque M. Thiers me fit venir un matin au ministère de l'intérieur.
C'est un homme charmant que M. Thiers ; je connais peu de conteurs plus agréables, et peu d'écouteurs aussi intelligents.
Nous nous étions vus plusieurs fois, et, d'ailleurs, nous nous connaissions, lui et moi : lui parce qu'il s'appelait Thiers, moi parce que je m'appelais Dumas.
- Mon cher poète, avez-vous remarqué une chose ? me demanda-t-il.
- Laquelle, mon cher historien ?
- C'est que le Théâtre-Français va à tous les diables !
- Vous me donnez cela comme une nouvelle ?
- Non, je vous donne cela comme un malheur.
- Peuh !...
- A votre avis, qu'y a-t-il à faire du Théâtre-Français !
- Ce qu'on fait d'un vieux bâtiment, un ponton.
- Bon ! croyez-vous donc qu'il ne puisse plus tenir la mer ?
- Oh ! si fait ! avec une carène nouvelle, des voiles neuves et un autre équipage.
- Eh bien, c'est mon avis... Il me fait l'effet du cheval que, dans sa folie, Roland traine par la bride : il a toutes les qualités du cheval ; seulement, toutes ces qualités sont paralysées par un petit malheur : il est mort !
- C'est justement cela.
- Eh bien, Hugo et vous avez eu de grands succès à la Porte-Saint-Martin. J'ai envie de faire du Théâtre-Français ce qu'on fait du Musée : l'ouvrir le dimanche pour qu'on puisse venir y étudier les auteurs rnorts, et réserver tout le reste de la semaine aux auteurs vivants, et particulièrement à Hugo et à vous.
- Eh bien, mon cher historien, voilà la première fois que j'entends un ministre de l'intérieur dire quelque chose de sensé sur une question d'art. Permettez que je voie l'heure de la journée et la date du mois ; je porterai cela en note... Bon ! 15 mars 1834, à sept heures du matin.
- Maintenant, que voulez-vous pour nous faire une comédie, une tragédie ou un drame en cinq actes au Théâtre-Français ?
- Mais je voudrais d'abord des acteurs qui jouassent le drame : madame Dorval, Bocage, Frédérick.
- Tout ne peut pas se faire à la fois. Je vous donne madame Dorval : les autres viendront après.
- Bon ! c'est déjà quelque chose... Puis on me doit une réparation à propos d'Antony : je désire que madame Dorval rentre par le rôle d'Adèle.
- Accordée... Ensuite ?
- C'est tout.
- Oh ! vous nous donnerez une pièce nouvelle.
- Dans trois mois.
- A quelles conditions ?
- Mais aux conditions de tout le monde.
- Voilà ce que je refuse : on vous donnera cinq mille francs de prime.
- Va pour cinq mille francs !
- Eh bien, je vais prévenir Jouslin de La Salle... Vous allez prévenir madame Dorval ; seulement, dites-lui d'être raisonnable.
- Oh ! soyez tranquille, pour entrer aux Français, et pour y jouer Antony, elle fera tous les sacrifices du monde... Ainsi, c'est convenu ?
- Oui.
- Récapitulons.
- Soit.
- Nous rentrons, Hugo et moi, au Théâtre-Français, par une brèche, comme la litière de M. de Richelieu ?...
- Accordé.
- Nous faisons chacun deux pièces par an ?...
- Convenu.
- Dorval est engagée ? Bocage et Frédérick le seront ?...
- C'est dit.
- Et Dorval débute par Antony ?
- Elle établira cela dans son engagement.
- A merveille !... A la première de la reprise de la pièce immorale !
- Dès aujourd'hui, je retiens ma loge, pour être sûr d'avoir de la place.
Nous nous quittâmes. Je courus chez Dorval lui annoncer cette bonne nouvelle. Elle n'était pas réengagée à la Porte-Saint-Martin ; elle se trouvait donc libre, et pouvait entrer sans retard au Théâtre-Français.
Le lendemain, elle reçut la visite de Jouslin de La Salle. Les conditions ne furent pas longues à discuter ; ainsi que je l'avais dit, pour entrer au Théâtre Français, et pour y jouer Antony, Dorval se fût engagée pour rien.
Les répétitions commencèrent aussitôt. J'avais fait mon traité avec le directeur, et il était spécifié, dans ce traité, que, par ordre du ministre, Antony était repris à la Comédie-Française, et que Dorval débutait dans ce drame.
Antony reparut sur l'affiche de la rue de Richelieu ; cette fois, il y avait cent contre un à parier qu'il serait joué, attendu qu'il paraissait par ordre ministériel.
L'affiche annonça la pièce et les débuts de Dorval pour le 28 avril 1834.
Nous comptions sans le Constitutionnel.
Le Constitutionnel avait une vieille dent contre moi ; je m'en inquiétais peu : je croyais qu'il ne pouvait plus mordre.
J'étais le premier qui, dans ce même Antony, avait osé attaquer son omnipotence.
On se rappelle, dans la mise en scène d'Antony, un gros monsieur qui, à tout ce que l'on disait, répondait invariablement : « Cependant le Constitutionnel... » sans jamais donner d'autre raison. C'était Mossard qui jouait le gros monsieur.
Ce n'était pas tout : on avait représenté aux Variétés une pièce intitulée La Tour de Babel. La scène de scandale de cette pièce était une scène de désabonnement au Constitutionnel que l'on m'avait naturellement mise sur le dos, à cause de mon inimitié bien connue pour ce journal. Je n'avais pas réclamé, et j'étais, sinon le vrai père, du moins le père putatif.
Le matin du 28 avril 1834, comme je venais de distribuer mes billets pour la représentation du soir, mon fils, qui commençait à prendre dix ans, m'arriva, un numéro du Constitutionnel à la main.
Il m'était envoyé par Goubaux, chez lequel il était en pension, et qui me criait comme d'Assas : « A vous ! c'est l'ennemi ! »
Je dépliai l'estimable journal, et je lus – en premier-Paris, s'il vous plaît – l'article suivant.
Un fait littéraire prenait ainsi l'importance d'un fait politique.

« Paris, 28 avril 1834.

« La subvention du Théâtre-Français est portée au budget de l'Etat pour deux cent mille francs. Cette somme est considérable ; mais, si l'on réfléchit à l'influence que ce théâtre peut exercer, dans l'intérêt de la société, sur le goût, sur les moeurs, sur la bonne direction de la littérature dramatique, l'allocation ne paraîtra pas exagérée. Le Théâtre-Français, enrichi de tant de chefs-d'oeuvre qui ont contribué aux progrès de notre civilisation, est, comme le Musée, un monument national qui ne doit être ni abandonné ni dégradé. De la hauteur où l'a élevé le génie de nos grands écrivains, il ne doit pas descendre à ces exhibitions grotesques et immorales qui font la honte de l'époque, alarment la pudeur publique, et portent une atteinte mortelle à la société ! Il n'y a plus de frein à la dépravation de la scène, à l'oubli de toute morale et de toute bienséance ; le viol, l'adultère, l'inceste, le crime, enfin, dans ses formes les plus dégoûtantes, voilà les éléments de la poétique de cette misérable époque dramatique qui, digne de tous les mépris, s'avise de mépriser les maîtres de l'art, prend un infernal plaisir à flétrir tous les sentiments généreux, à répandre la corruption dans le peuple, et nous expose aux dédains de l'étranger !... »

C'est bien écrit, n'est-ce pas ? Il est vrai que c'est écrit par un académicien.
Je continue.

« Ce n'est point pour encourager un système pernicieux que le trésor public est mis à contribution. La somme de deux cent mille francs n'est accordée au Théâtre-Français qu'à condition qu'il restera pur de toute souillure, que les artistes recommandables de ce théâtre, qui sont encore les meilleurs de l'Europe, ne s'aviliront pas en donnant l'appui de leur talent à ces ouvrages indignes de la scène nationale, ouvrages dont la funeste tendance devrait exciter la sollicitude du gouvernement, car il est responsable de la morale publique comme de l'exécution des lois. Eh bien, qui le croirait ? dans ce moment même, on s'occupe à faire passer les principaux acteurs de la Porte- Saint-Martin au Théâtre-Français, et d'y naturaliser les absurdes et fangeux mélodrames destinés à remplacer les chefs-d'oeuvre dramatiques qui sont une partie si importante de notre littérature. Un esprit de vertige semble planer sur ce malheureux théâtre. La représentation d'Antony est officiellement annoncée par le Moniteur pour demain lundi ; Antony, l'ouvrage le plus hardiment obscène qui ait paru dans ces temps d'obscénité ! Antony, dont la première représentation fit dire à un honnête père de famille : "Depuis longtemps, nous ne pouvions plus mener nos filles au théâtre ; à présent, nous n'y pouvons plus mener nos femmes !" Nous allons donc voir, sur le théâtre de Corneille, de Racine, de Molière et de Voltaire, nous allons voir une femme jetée dans une alcôve, un mouchoir sur la bouche. Nous allons voir, sur la scène nationale, le viol en action : le jour de cette représentation est fixé. Voilà une école de morale ouverte au public ; voilà le genre de spectacle auquel vous appelez cette jeunesse dont vous redoutez l'exaltation, et qui bientôt ne reconnaîtra plus ni règle ni frein ! Ce n'est pas sa faute ; c'est la faute du pouvoir, qui ne sollicite aucune mesure pour arrêter ce débordement d'immoralité. Il n'y a pas de pays au monde, quelque libre qu'il soit, où il soit permis d'empoisonner les sources de la morale publique. Dans les républiques anciennes, la représentation d'un ouvrage dramatique était une affaire d'Etat : on proscrivait tout ce qui pouvait altérer le caractère national, blesser la majesté des lois, et outrager la pudeur publique... »

Témoin la Lysistrata d'Aristophane, dont nous allons dire deux mots à nos lecteurs, en ayant le soin, toutefois, de traduire en latin ce qui ne saurait s'écrire en français.
          Le latin dans les mots brave l'honnêteté !
On voit que je cite Boileau, quand Boileau peut m'être utile. – Pauvre Boileau ! quelle honte pour lui d'être forcé de venir en aide à l'auteur d'Henri III et d'Antony !
Nous sommes à Athènes. – Les Athéniens sont en guerre avec les Lacédémoniens ; les femmes se plaignent de cette guerre interminable du Péloponnèse, qui empêche les maris de rester près d'elles, et de remplir leurs devoirs conjugaux.
La plus ardente dans ses plaintes est Lysistrata, femme d'un des principaux citoyens d'Athènes ; aussi a-t-elle convoqué toutes les matrones non seulement d'Athènes, mais encore de Lacédémone, d'Anagyre, de Corinthe. Elle vient leur proposer un pacte.
Laissons-la parler. Elle s'adresse à l'une des femmes convoquées par elle, et qui se rend au lieu de la réunion.

Lysistrata.
- Salut, Lampito ! Lacèdémonienne chérie, que tu es belle ! Ma douce amie, quel teint frais ! quel air de santé ! Tu étranglerais un taureau !

Lampito.
- Par Castor et Pollux, je le crois bien : je m'exerce au gymnase et je me frappe du talon dans le derrière.

Cette danse à laquelle Lampito fait allusion avec une naïveté tout à l'honneur du dialecte dorien, dont elle se sert, s'appelle cibasis.
Continuons :

Lysistrata, lui prenant la gorge.
- Que tu as une belle gorge !

Lampito.
- Vous me tâtez comme une victime.

Lysistrata.
- Et cette autre jeune fille de quel pays est-elle ?

Lampito.
b- C'est une Béotienne des plus nobles qui nous arrive.

Lysistrata.
- Ah ! oui, c'est une Béotienne ?... Elle a un joli jardin !

A propos, J'oubliais de dire – et c'est le mot jardin qui me rappelle cet oubli – que Lampito et Calonice, la Béotienne, jouent leur rôle dans le costume qu'avant son péché Eve portait dans le paradis terrestre.

Calonice.
- Et parfaitement soigné ! on en a arraché le pouliot.

Ici, le savant traducteur nous apprend que le pouliot était une plante qui venait en abondance dans la Béotie.
Puis il ajoute : Sed intelligit hortum muliebrem, undè pilos educere aut evellere solebant.
Lysistrata continue, exposant le motif de la convocation :

Lisistrata.
- Ne regrettez-vous pas que les pères de vos enfants soient retenus loin de vous par la guerre ? Car je sais que nous avons toutes nos maris absents.

Calonice.
- Le mien est en Thrace depuis cinq mois.

Lisistrata.
- Le mien est depuis sept mois à Pylos.

Lampito.
- Le mien revient à peine de l'armée, qu'il reprend son bouclier et repart.

Lisistrata.
- Sed nec moechi relicta est scintilla ! ex que enim nos prodiderunt Milesi ne olisbum quidem vidi octo digitos longum, qui nobis esset conâceum auxilium.

Pauvre Lysistrata ! on comprend bien qu'une femme, dans une pareille peine, se mette à la tête d'une conjuration.
Or, la conjuration que Lysistrata propose à ses compagnes, la voici :

Lisistrata.
- Il faut nous abstenir des hommes !... Pourquoi détournez-vous les yeux ? où allez-vous ?... Pourquoi vous mordre les lèvres, et secouer la tête ? Le ferez-vous ou ne le ferez-vous pas ?... Que décidez-vous ?

Mirrhine.
- Je ne le ferai pas ! Que la guerre continue.

Lampito.
- Ni moi non plus ! Que la guerre continue.

Lisistrata.
- O sexe dissolu ! Je ne m'étonne plus que nous fournissions des sujets de tragédie : nous ne sommes bonnes qu'à une seule chose !... O ma chère Lacédémonienne – car tu peux encore tout sauver en t'unissant à moi – je t'en prie, seconde mes projets !

Lampito.
- C'est qu'il est bien difficile pour des femmes de dormir sine mentulâ ! Il faut cependant s'y résoudre, car la paix doit passer avant tout.

Lisistrata.
- La paix, assurément ! Si nous nous tenions chez nous bien fardées, et sans autre vêtement qu'une tunique fine et transparente, incenderemus glabro cunno, arrigerent viri, et coïre cuperent !

Les femmes consentent. Il s'agit de se lier par un serment.
Voici le serment :

Lisistrata.
- Mettez toutes la main sur la coupe, et qu'une seule répète, en votre nom à toutes, ce que je vais vous dire : Aucun amant ni aucun époux...

Mirrhine.
Aucun amant ni aucun époux...

Lisistrata.
- Ne pourra m'approcher rigente nervo ! - Répète.
Mirrhine répète.

Lisistrata.
- Et, s'il emploie la violence...

Mirrhine.
- Oui, s'il emploie la violence...

Lisistrata.
- Motus non addam !

On comprend le résultat d'un pareil serment, qui est scrupuleusement tenu. Aussi vous vous rappelez la course de M. de Pourceaugnac poursuivi par les seringues ? Eh bien, cela peut vous donner une idée de la mise en scène du reste de la pièce. Les femmes jouent le rôle de M. de Pourceaugnac, et les maris celui des apothicaires.
Voilà les pièces qui, selon le rédacteur du Constitutionnel, moralisaient les sociétés antiques !

« Dans les républiques anciennes, reprend avec aplomb notre censeur, les jeux scéniques étaient destinés à exciter les passions nobles, non à provoquer les penchants vicieux de la nature humaine ; ils avaient pour but de corriger les vices par le ridicule, et, en rappelant de glorieux souvenirs, de réveiller au fond des âmes l'émulation de la vertu, l'enthousiasme de la liberté, l'amour de la patrie ! Eh bien, nous, si fiers de notre équivoque civilisation, nous n'avons pas de si hautes pensées ; tout ce que nous demandons, c'est qu'on nous laisse au moins un théâtre, un seul théâtre où nous puissions conduire nos enfants et nos femmes sans que leur imagination soit souillée, un théâtre qui soit véritablement une école de bon goût et de bonnes moeurs.
« Nous n'en appelons point à la direction actuelle des beaux-arts, une coterie romantique, ennemie jurée de notre grande littérature, y domine souverainement ; coterie qui ne reconnaît que ses adeptes et ses courtisans, et n'a de faveurs que pour eux ; l'artiste sans intrigue y est oublié. Elle veut réaliser ses absurdes théories : elle est allée chercher au boulevard le directeur, les acteurs, les pièces qui doivent déshonorer la scène française : c'est là son but ; ce sont là ses moyens. C'est à M. Thiers ; ministre de l'intérieur, que nous nous adressons. Homme de lettres distingué, admirateur des sublimes génies dont la gloire est celle de la patrie, c'est à lui, dépositaire d'un pouvoir qui doit veiller à la conservation de ce noble héritage, que nous demandons de ne pas le laisser tomber en des mains hostiles, de s'opposer à ce débordement de mauvaises moeurs qui envahit le théâtre, pervertit la jeunesse de nos écoles, et la jette dans le monde, avide de jouissances précoces, impatiente de toute espèce de joug, et bientôt fatiguée de la vie. Ce dégoût de la vie presque au sortir de l'enfance, ce phénomène effrayant, jusqu'ici sans exemple, tient en grande partie à la funeste influence de ces spectacles dangereux où se montrent les passions les plus effrénées dans toute leur nudité, et à cette nouvelle littérature où tout ce qui est digne de respect est livré au mépris. Laisser corrompre la jeunesse, ou plutôt favoriser sa corruption, c'est préparer un avenir de troubles et d'orages ; c'est compromettre la cause de la liberté, c'est vicier dans le germe nos naissantes institutions, c'est aussi le plus juste et le plus sanglant reproche qu'on puisse faire à un gouvernement... »

Pauvre Antony ! Il ne lui manque plus que d'être accusé de violer la charte de 1830 !

« Et nous dirons ici toute la vérité : ce ne sont point les feuilles républicaines qui ont prêté leur appui à ce système odieux de démoralisation ; quelque reproche qu'on puisse leur faire d'ailleurs, on est forcé d'avouer qu'elles ont repoussé avec indignation la littérature satanique et le drame immoral, qu'elles sont restées fidèles au culte de la gloire nationale. Ce sont les journaux de la Restauration, c'est cette misérable direction des beaux-arts, qui, sous les yeux du ministère, donnent au monde civilisé le plus grand scandale : celui de contribuer à la publicité et au succès de ces productions monstrueuses qui nous ramènent à la barbarie, et qui finiront, si rien ne les arrête, par nous faire rougir d'être français... »

Voyez-vous le collaborateur de M. de Jouy rougissant d'être français, parce que M. Hugo a fait Marion Delorme, et M. Dumas Antony, et obligé de regarder la Colonne pour redevenir fier de sa nationalité !

« Mais pourquoi donner une prime à la dépravation ? Pourquoi grever le budget de l'Etat d'une somme de deux cent mille francs au profit du mauvais goût et de l'immoralité ? Pourquoi ne pas, du moins, les partager entre le Théâtre-Français et la Porte-Saint-Martin ? Il y aurait justice, car les droits sont égaux ; bientôt même le premier de ces théâtres ne sera que la succursale de l'autre, et celui-ci mérite bien toutes les sympathies de MM. les directeurs des beaux-arts. Il y aurait donc une inconséquence choquante, de leur part, à le laisser dans l'oubli. »

Pour cette fois, vous avez raison, monsieur l'académicien. La subvention doit être accordée, n'est-ce pas ? au théâtre qui donne des oeuvres littéraires dont les années suivantes se souviendront, et qui resteront au répertoire. Or voyons ce que donnait, concurremment avec la Porte-Saint-Martin, le Théâtre-Français, et dites-moi, pendant cette période de quatre ans, quelles sont les pièces dont on se souvient et qui sont restées au répertoire ?
Théâtre-Français : – Charlotte Corday, – Camille Desmoulins, – Le Clerc et le Théologien, – Pierre III, – Le Prince et la Grisette, – Le Sophiste, – Guido Reni, – Le Presbytère, – Caïus Gracchus, ou le Sénat et le Peuple, – La Conspiration de Cellamare, – La Mort de Figaro, – Le Marquis de Rieux, – Les Dernières Scènes de la Fronde, – Mademoiselle de Montmorency.
Théâtre de la Porte-Saint-Martin : – Antony, – Marion Delorme, – Richard Darlington, – La Tour de Nesle, – Perrinet Leclerc, – Lucrèce Borgia, – Angèle, – Marie Tudor, – Catherine Howard.
Il est vrai que nous trouvons – sans compter Les Enfants d'Edouard et Louis XI, de Casimir Delavigne, Bertrand et Raton et La Passion secrète, de Scribe, qui viennent protester contre cette moisson d'ouvrages inconnus, oubliés, enterrés, jetés dans la fosse commune sans épitaphe sur leur tombe – il est vrai, dis-je, que nous trouvons quatre ou cinq pièces de plus qu'à la Porte-Saint-Martin ; mais cela ne prouve pas que l'on jouait les pièces du Théâtre-Français plus longtemps que celles de la Porte-Saint-Martin, surtout si l'on veut bien réfléchir que le Théâtre-Français ne joue ses pièces nouvelles que de deux jours l'un, et donne, par an, cent cinquante représentations de l'ancien répertoire !
Vous aviez donc parfaitement raison, monsieur l'académicien : c'était à la Porte-Saint-Martin, et non au Théâtre-Français, que devait être accordée la subvention, attendu que, à part deux ou trois ouvrages, c'était à la Porte Saint-Martin que se produisait la véritable littérature.
Nous reprenons, ou plutôt l'illustre publiciste reprend :

« Si la Chambre des députés ne paraissait pas si pressée de voter les lois de finances, nous pourrions espérer que, dans une matière aussi grave, qui se lie si intimement au bon ordre et à l'existence de la civilisation, il s'élèverait une voix généreuse pour protester contre un emploi si abusif de la fortune publique, pour rappeler au ministre les devoirs que lui imposent les fonctions dont il est chargé. Le député qui parlerait ainsi serait sûr d'être écouté favorablement d'une assemblée dont les membres sont, tous les jours, témoins de cette licence inouïe des théâtres, destructive de toute morale, et en connaissent parfaitement tous les dangers.
« Quant à nous, nous reviendrons sur ce sujet, qui nous semble de la plus haute importance pour le repos des familles et, en général, pour la société. Nous avons pour nous tous les hommes de goût, tous les amis véritables de nos institutions, enfin, les honnêtes gens de tous les partis !... »

Eh bien, voilà qui est poli pour les spectateurs qui ont suivi les cent trente représentations d'Antony, les quatre-vingts représentations de Marion Delorme, les quatre-vingt-dix représentations de Richard Darlington, les six cents représentations de la Tour de Nesle, les quatre-vingt-dix représentations de Perrinet Leclerc, les cent vingt représentations de Lucrèce Borgia, les cent représentations d'Angèle, les soixante et dix représentations de Marie Tudor, et les cinquante représentations de Catherine Howard !
Qu'est-ce que c'était donc que ces gens-là, si vos gens, à vous, sont les « hommes de goût », les « amis véritables des institutions », les « honnêtes gens » ? Ce sont donc des goujats, des renverseurs de gouvernement, des gens de sac et de corde ? Diable ! prenez garde ! car ces gens-là, je vous en préviens, sont en grande majorité, non seulement à Paris, mais encore dans la province !
Le moraliste du Constitutionnel termine ainsi :

« Nous sommes convaincu que les artistes mêmes du Théâtre-Français, qui voyaient avec satisfaction revenir à eux la partie éclairée du public, feront des voeux pour le succès de nos réclamations. Cela dépend de la Chambre et du ministre de l'intérieur. Des préoccupations politiques trop connues ont pu détourner son attention de la fausse et ignoble direction donnée au Théâtre- Français : il n'y aurait plus pour lui d'excuse, maintenant qu'il sait la vérité. »

                    « A. Jay. »

Peut-être aviez-vous cru, en commençant de lire cette dénonciation, qu'elle était anonyme ou signée d'une initiale, ou d'un signe maçonnique, ou de trois étoiles, plus ou moins ? Non pas ! elle est signée d'un nom d'homme, d'un nom de député, d'un nom d'académicien du nom de M. Jay.
Aussi, le même jour où l'article avait paru, M. Jouslin de La Salle, directeur du Théâtre-Français, reçut-il ce petit billet, court mais clair :

« Défense est faite au Théâtre-Français de jouer Antony ce soir. »

                     «Thiers.»

Je pris un cabriolet, et j'ordonnai au cocher de me conduire au ministère de l'intérieur.

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