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Chapitre CCVIII


L'esprit de Dieu, c'est la poésie. – Le Conservatoire et l'Ecole de Rome. – Emploi de mes journées à Trouville. – Madame de la Garenne. – Le Vendéen Bonnechose. – M. Beudin. – Je suis poursuivi par un poisson. – Ce qu'il en advient.

Si je ne venais pas, dans les chapitres précédents, de saturer le lecteur de littérature, je mettrais sous ses yeux un travail qui ne manquerait peut-être pas d'intérêt.
Ce serait la tradition antique de Phèdre, qui est à Euripide, par exemple, ce que le romancero espagnol est à Guilhem de Castro.
Puis je montrerais ce qu'Euripide a emprunté à la tradition ; puis, ce que, cinq cents ans plus tard, le Romain Sénèque a emprunté à Euripide ; puis, enfin, ce que, seize cents ans plus tard, le Français Racine a emprunté à Euripide et à Sénèque.
Je ferais en même temps sentir ce que le génie de chaque nation et le sentiment de chaque époque ont apporté de changement au caractère primitif du sujet.
Un dernier mot.
Chez tous les peuples, la littérature commence toujours par la poésie ; la prose ne vient que plus tard. Orphée, Homère, Hésiode ; – Hérodote, Platon, Aristote.
« Au commencement, dit la Genèse, Dieu créa le ciel et la terre.
« La terre était informe et toute nue ; les ténèbres couvraient la face de l'abîme, et l'esprit de Dieu était porté sur les eaux. »
L'esprit de Dieu, c'est la poésie, ou plutôt une première matière poétique, impersonnelle et du domaine commun ; elle flotte dans l'espace comme cette essence cosmique dont parle Humboldt, espèce de vase lumineuse, mère des mondes passés, germe des mondes à venir ; inépuisable parce qu'elle est renouvelée sans cesse, et que chacun lui rend fidèlement ce que chacun lui a emprunté.
Peu à peu, cependant, cette matière s'arrête aux grandes personnalités, comme les nuages s'arrêtent aux grands sommets, et, de même que les nuages se résolvent en sources d'eaux vives qui, en se répandant au milieu des plaines, abreuvent la soif du corps, de même cette matière cosmique se résout en poésie, en hymnes, en chants, en tragédies où s'abreuve la soif de l'esprit.
Il résulte de la comparaison précédente que c'est le génie humain qui crée, et le génie individuel qui applique.
Aussi Shakespeare disait-il, quand un critique l'accusait parfois d'avoir pris une scène, une phrase, une idée à un auteur contemporain : « C'est une fille que j'ai tirée de la mauvaise société pour la faire entrer dans la bonne ! »
Aussi Molière répondait-il plus naïvement encore quand on lui faisait le même reproche : « Je prends mon bien où je le trouve ! »
Et Shakespeare et Molière avaient raison : l'homme de génie – ai-je besoin de faire observer que je dis cela pour ces grands maîtres et non pour moi ? je sais que je ne serai quelque chose à mon tour que lorsque je serai mort ! – l'homme de génie ne vole pas, il conquiert ; il fait, de la province qu'il prend, une annexe de son empire ; il lui impose ses lois, il la peuple de ses sujets, il étend sur elle son sceptre d'or ; et nul, en voyant son beau royaume, n'ose lui dire – excepté, bien entendu, les envieux, qui ne sont les sujets de personne, et qui ne reconnaissent pas même le génie pour roi – et nul n'ose lui dire : « Cette parcelle de terre ne fait point partie de ton patrimoine. » Il y a dans l'esprit du pouvoir, et dans la protection qu'il accorde aux lettres, une idée absurde : c'est qu'il doit proscrire la littérature étrangère, et décourager la littérature contemporaine. Dans un pays comme la France, qui est le cerveau de l'Europe, et dont la langue se parle dans le monde entier, grâce à cette pondération des consonnes et des voyelles qui ne rebute ni les peules du Nord ni les peuples du Midi, il devrait y avoir, non pas une littérature nationale, mais une littérature universelle. Tout ce qui a été fait de beau dans le monde entier, depuis Eschyle jusqu'à Alfieri, depuis Sakountala jusqu'à Romeo, depuis le romancero du Cid jusqu'aux Brigands de Schiller, tout cela devrait appartenir à la France, sinon par droit d'héritage, du moins par droit de conquête. Rien de ce qu'un peuple entier a admiré ne peut être sans valeur, et tout ce qui a une valeur doit trouver sa place dans cet immense écrin qu'on appelle l'intelligence française.
C'est en raison de ce faux système qu'il y a un Conservatoire et une Ecole de Rome.
A propos de la mise en scène de la Juliette de Soulié, nous avons déjà dit quelques mots de ce Conservatoire où l'on a pour but unique d'apprendre aux jeunes gens à scander Molière, et à chanter Racine et Corneille.
Complétons ici notre pensée.
De l'invariable programme adopté par le gouvernement, il résulte que tout élève du Conservatoire, après trois ans d'études, sort de la rue Bergère incapable de jouer et la littérature vivante et la littérature étrangère ; sachant le songe d'Athalie, le récit de Théramène, le monologue d'Auguste, la scène de Tartufe et d'Elmire, celle du Misanthrope et d'Oronte, celle de Gros-René et de Marinette, mais ignorant complètement qu'il existât à Athènes des gens qui s'appelaient Eschyle, Euripide, Sophocle et Aristophane, à Rome, des gens qui s'appelaient Ennius, Plaute, Térence, et Sénèque ; en Angleterre, des gens qui s'appelaient Shakespeare, Otway, Sheridan et Byron ; en Allemagne, des gens qui s'appelaient Goethe, Schiller, Iffland, Kotzebue ; en Espagne, des gens qui s'appelaient Guilhem de Castro, Tirso de Molina, Calderon et Lope de Vega ; en Italie, des gens qui s'appelaient Machiavel, Goldoni, Alfieri ; que ces hommes ont laissé, à travers vingt-quatre siècles et cinq peuples différents, une traînée lumineuse dont chaque étoile s'appelle l'Orestie, Alceste, Oedipe à Colone, Les Chevaliers, L'Aululaire, L'Eunuque, Hippolyte, Roméo et Juliette, Venise sauvée, L'Ecole du scandale, Manfred, Gtz de Berlichingen, Intrigue et Amour, Les Pupilles, Misanthropie et Repentir, Le Cid, Don Juan, Le Chien du jardinier, Le Médecin de son honneur, Le meilleur alcade c'est le roi, La Mandragore, Le Bourru bienfaisant, Philippe II ! Et remarquez que je ne cite qu'un chef-d'oeuvre par chacun de ces hommes ; – de sorte que les élèves du Conservatoire sont parfaitement gauches, déplacés, impossibles sur tout autre théâtre que celui qui joue Molière, Racine et Corneille – et encore !...
Aussi aucun des grands artistes de notre époque n'est-il sorti du Conservatoire ; ni Talma, ni Mars, ni Firmin, ni Potier, ni Vernet, ni Rachel, ni Frédérick Lemaître, ni Bocage, ni Dorval, ni Mélingue, ni Arnal, ni Numa, ni Bressant, ni Déjazet, ni Rose Chéri, ni Duprez, ni Masset, ni aucune sommité enfin.
Que dites-vous d'un moulin qui tourne, qui fait tic tac, et qui ne moud pas ?
Eh bien, le même vice existe pour l'Ecole de Rome que pour le Conservatoire. S'il y a un art capricieux, c'est la peinture : chaque peintre voit d'une couleur qui n'est pas celle de son voisin, l'un vert, l'autre jaune, l'autre bleu, l'autre rouge ; l'un a une tendance vers l'école flamande, l'autre vers l'école espagnole, l'autre vers l'école allemande. Vous croiriez qu'on enverra chaque prix selon son aptitude, étudier Rubens à Anvers, Murillo à Madrid, Cornélius à Munich ? Point ! Ils iront tous à Rome étudier Raphal ou Michel-Ange !
Aussi pas un peintre, pas un statuaire original de notre époque n'est élève de Rome : ni Delacroix, ni Rousseau, ni Diaz, ni Dupré, ni Cabat, ni Boulanger, ni Muller, ni Isabey, ni Brascassat, ni Giraud, ni Barye, ni Clésinger, ni Gavarni, ni Rosa Bonheur, ni... Je serais, ma foi ! tenté de dire : ni personne !
Mais, comme l'institution est absurde, elle persistera. Avec moitié moins d'argent dépensé, on ferait le double d'acteurs, de peintres et de statuaires ; seulement, on les ferait bons au lieu de les faire mauvais.
Nous voilà bien loin de Trouville ! Que voulez-vous ! la fantaisie a les ailes d'Icare, les chevaux d'Hippolyte : elle va tant qu'elle ne s'approche pas trop près du soleil, tant qu'elle ne se brise pas aux rochers.
Revenons à Charles VII cause première de toute cette digression.
Quoi qu'il en soit, en rentrant chez la mère Oseraie, le 7 juillet, à neuf heures du soir, j'écrivis les premiers vers de cette scène.
Le lendemain matin, les cent premiers vers du drame étaient faits, et, dans ces cent premiers vers, étaient compris les trente-six ou trente-huit qui racontent la chasse au lion de Yaqoub.
Ils doivent prendre rang parmi les rares bons vers que j'ai écrits.
Notre vie commença, dès lors, à prendre l'uniformité et la monotonie de la vie des eaux.
J'avais cru devoir me présenter chez le maire, brave et excellent homme nommé M. Guétier, lequel joua, je crois, un rôle assez actif en 1848, dans l'embarquement du roi Louis-Philippe. Il me donna toute autorisation de chasser dans les marais communaux, et j'en profitai dès le jour même.
Le soleil levant dardait sur la fenêtre de ma chambre, et, le rideau tiré, venait m'éveiller dans mon lit. J'ouvrais les yeux, j'allongeais la main sur mon crayon et je me mettais à travailler.
A dix heures, la mère Oseraie nous prévenait que nous étions servis ; à onze, je prenais mon fusil, et j'allais tuer trois ou quatre bécassines ; à deux, je me remettais au travail jusqu'à quatre ; à quatre, j'allais nager jusqu'à cinq ; à cinq heures et demie, le dîner nous attendait ; de sept heures à neuf heures, nous allions nous promener sur la plage ; à neuf heures, le travail recommençait jusqu'à onze heures ou minuit.
Charles VII avançait de cent vers par jour.
Si perdu que fût Trouville, il y venait, cependant, quelques baigneurs normands, vendéens ou bretons.
Du nombre fut une charmante femme accompagnée de son mari et de son fils ; je ne me rappelle plus d'elle que son nom et son visage : c'était une physionomie gracieuse et avenante, avec une légère teinte d'aristocratie ; on la nommait madame de La Garenne.
Dès le jour de son arrivée, et lorsqu'elle sut que j'habitais l'hôtel, elle aborda franchement la question de voisinage en m'envoyant son album. Je venais d'achever la grande scène du troisième acte entre le comte de Savoisy et Charles VII ; je la lui copiai toute chaude de mon accouchement.
Un excellent jeune homme était arrivé avec eux, cachant, sous l'air timide d'un gentilhomme campagnard, une certaine science et une profonde résolution. Il était chasseur ; cette similitude dans nos goûts nous fit rapidement compagnons, sinon amis.
C'était ce pauvre Bonnechose, qui fut tué pendant l'insurrection vendéenne de 1832.
Tandis que nous nous promenions, chassant dans les marais de Trouville, madame la duchesse de Berry obtenait du roi Charles X la permission de faire une tentative en France avec le titre de régente, quittait Edimbourg, traversait la Hollande, séjournait un jour ou deux à Mayence, autant à Francfort, franchissait la Suisse, entrait dans le Piémont ; puis, enfin, s'arrêtait, sous le nom de comtesse de Sagena, à Sestri, petite ville située à douze lieues de Gênes, dans les Etats du roi Charles-Albert.
Ainsi, sans que Bonnechose s'en doutât, la mort l'ajournait à un an !
Cependant, le bruit commençait à se répandre à Paris que l'on venait de découvrir un nouveau port de mer entre Honfleur et La Délivrande.
Il en résultait que l'on voyait arriver de temps en temps un baigneur hasardeux qui demandait d'une voix timide :
- Est-ce vrai qu'il existe un village appelé Trouville, et que ce village est celui dont voici le clocher ?
Et je répondais oui, à mon grand regret ; car je pressentais l'heure où Trouville deviendrait un autre Dieppe, un autre Boulogne, un autre Ostende.
Je ne me trompais pas. Hélas ! Trouville a maintenant dix auberges ; le terrain qui se vendait cent francs l'arpent se vend aujourd'hui cinq francs le pied.
Un jour, au nombre de ces baigneurs hasardeux, de ces touristes égarés, de ces navigateurs sans boussole, arriva un homme de vingt-huit à trente ans, qui déclara s'appeler Beudin, et être banquier.
Le soir de son arrivée, je me baignais assez loin en mer, quand à dix pas de moi, sur le dos d'une vague, j'aperçus un poisson qui réalisait le rêve de Marécot dans L'Ours et le Pacha, c'est-à-dire un gros poisson, un énorme poisson, un poisson comme on n'en voit guère, un poisson comme on n'en voit pas.
Avec un peu plus d'amour-propre, je l'eusse reconnu pour un dauphin, et j'eusse cru qu'il me prenait pour un autre Arion ; mais je le reconnus simplement pour un poisson de taille gigantesque, et, je l'avoue, son voisinage m'inquiéta.
Je me mis à nager de toutes mes forces vers la terre.
Je nageais bien, à cette époque ; mais, en sa qualité de poisson, mon voisin nageait encore mieux que moi ; il en résulta que, sans faire aucun effort apparent, il me suivit, se tenant toujours à une égale distance de moi.
Deux ou trois fois, me sentant fatigué – c'était l'haleine surtout qui me manquait – j'eus l'idée de reprendre pied ; mais je craignais de m'effrayer en trouvant sous moi une trop grande profondeur.
Je continuai donc de nager jusqu'à ce que mes genoux labourassent le sable.
Les autres nageurs me regardaient avec étonnement ; mon poisson me suivait comme si je l'eusse tenu en laisse.
Arrivé à gratter, comme je l'ai dit, le sable avec mes genoux, je repris pied.
Mon poisson faisait culbutes sur culbutes, et paraissait au comble de la satisfaction.
Je me retournai et regardai avec plus d'attention, et surtout avec plus de calme. Je le reconnus pour un marsouin.
A l'instant même, je pris ma course vers la maison de la mère Oseraie. Je traversai le village tel que j'étais, c'est-à-dire avec mon caleçon de bain.
Quoique la mère Oseraie ne fût pas très impressionnable, comme elle n'avait point l'habitude de recevoir des voyageurs dans un costume si léger, elle jeta un cri.
- Ne faites pas attention, mère Oseraie, lui dis-je, je viens chercher ma carabine.
- Jésus Dieu ! dit-elle, c'est donc pour chasser dans le paradis terrestre ?
Si j'avais été moins pressé, je me fusse arrêté pour lui faire compliment sur son mot ; mais je ne pensais qu'au marsouin.
Sur l'escalier, je rencontrai madame de La Garenne ; l'escalier était fort étroit : je me rangeai pour la laisser passer.
J'eus l'idée de lui demander des nouvelles de son fils et de son mari ; mais je réfléchis que le moment était mal choisi pour entamer une conversation.
Madame de La Garenne passée, je m'élançai dans ma chambre, et je sautai sur ma carabine.
La bonne faisait le lit.
- Tiens, dit-elle, ce monsieur qui prend son fusil ! il ferait bien mieux de prendre sa redingote.
Décidément, mon costume donnait de l'esprit à tout le monde.
Je repris à fond de train le chemin de la mer.
Mon marsouin continuait de faire ses cabrioles. J'entrai dans l'eau jusqu'à la ceinture ; je me trouvais à une cinquantaine de pas de lui ; je craignis, en m'avançant davantage de l'effrayer ; d'ailleurs, j'étais à bonne portée. Je mis en joue, et je lâchai le coup. J'entendis ce bruit mat de la balle entrant dans les chairs. Le marsouin plongea et disparut. Le lendemain, les pêcheurs le retrouvèrent mort dans les rochers aux moules. La balle lui était entrée un peu au-dessous de l'oeil, et lui avait traversé la tête.

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