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Chapitre CCIX


Pourquoi M. Reudin venait à Trouville. – Comment je le connaissais sous un autre nom. – Prologue d'un drame. – Ce qu'il restait à trouver. – Part et trois. – Je termine Charles VII – Départ de Trouville. – De quelle façon j'apprends la première représentation de « Marion Delorme ».

Le soir de cette aventure, le nouveau baigneur s'approcha de moi, et me fit compliment sur mon adresse. C'était une manière d'engager la conversation.
Nous allâmes nous asseoir sur la falaise, et nous causâmes.
Après quelques mots échangés :
- Pardieu ! me dit-il, il y a une chose dont vous ne vous doutez pas.
- Laquelle ? lui demandai-je.
- C'est que je suis venu ici à peu près pour vous.
- Comment cela, pour moi ?
- Vous ne me connaissez pas sous mon nom de Beudin ?
- Non, je l'avoue.
- Mais vous me connaissez peut-être sous celui de Dinaux ?
- Bon ! le collaborateur de Victor Ducange !
- Justement.
- Le même qui a fait avec lui Trente Ans, ou la Vie d'un joueur ?
- C'est moi... plutôt c'est nous.
- Comment, c'est vous ?
- Oui nous sommes deux : Goubaux et moi.
- Ah ! mais je connais Goubaux ; c'est un homme d'infiniment de mérite.
- Merci !
- Pardon... On ne peut pas être fort au fusil et dans la conversation. Au fusil, je ne vous eusse pas manqué.
- Vous ne m'avez pas manqué non plus ; du premier coup, vous m'avez dit que Goubaux était un homme d'esprit, et que j'étais, moi, un imbécile !
- Avouez que vous n'en avez rien cru ?
- Ma foi ! non.
Nous nous mîmes à rire.
- Eh bien, repris-je, comme vous ne me cherchiez sans doute pas pour recevoir le compliment que je viens de vous faire, dites-moi pour quoi c'était.
- C'était pour vous parler d'une pièce que Goubaux et moi, nous ne nous sentons pas la force de mener à bien, et qui, dans vos mains, deviendrait – plus le style – le pendant du Joueur.
Je m'inclinai en signe de remerciement.
- Non, parole d'honneur ! continua Beudin, je suis sûr que l'idée vous plaira.
- Avez-vous quelque chose de fait, ou est-ce encore à l'état de vapeur ?
- Nous avons le prologue, qui est déjà assez palpable... Mais, quant au reste, il faut que vous nous aidiez à le trouver.
- L'avez-vous là, le prologue ?
- Non, rien n'est écrit encore ; mais je puis vous le raconter.
- J'écoute.
- La scène se passe dans le Northumberland, vers 1775. Un vieux médecin que nous appellerons, si vous voulez, le docteur Grey, et sa femme, se quittent, la femme pour aller se coucher, le mari pour travailler une partie de la nuit. A peine la femme a-t-elle refermé la porte de sa chambre, qu'une voiture s'arrête sous les fenêtres du docteur ; c'est un homme qui s'enquiert d'un médecin. Le docteur Grey décline sa qualité ; le voyageur lui demande l'hospitalité pour quelqu'un qui ne peut aller plus loin. Le docteur ouvre sa porte, et un homme masqué, portant une femme dans ses bras, entre en scène en recommandant au postillon de dételer, et de cacher les chevaux et la voiture.
- Bravo ! l'entrée est bonne !... Voyons l'homme masqué ; voyons la femme malade.
- La femme est tout près d'accoucher ; son amant l'enlève ; ils allaient s'embarquer à Shields, quand les douleurs de l'enfantement ont pris la fugitive ; il est important de cacher ses traces ; son père, qui est tout- puissant comme ambassadeur d'Espagne à Londres, s'est mis à sa poursuite. Le docteur pourvoit au plus pressé : il indique une chambre à l'homme masqué, qui y transporte la patiente ; puis il fait descendre sa femme pour l'aider dans les soins qu'il va donner à la malade. En ce moment, on entend le bruit d'une chaise qui passe au galop. Des cris de la femme appellent le docteur auprès d'elle ; l'homme masqué revient en scène, n'ayant pas le courage de voir souffrir sa maîtresse. Au bout d'un instant, le docteur accourt retrouver son hôte : la femme inconnue vient d'accoucher d'un garçon, la mère et l'enfant se portent bien.
Le narrateur s'interrompit.
- Croyez-vous, me demanda-t-il, que cette scène soit possible au théâtre ?
- Pourquoi pas ? Elle l'était bien du temps de Térence.
- Comment, du temps de Térence ?
- Oui :

Pamphila.
          Miseram me ! differor doloribus !
          uno Lucina, fer opem ! serva me, obsecro !

Regio.
                                                  Hem !
          Numnam illa, quoeso, parturit ?...

Pamphila.
          Oh ! malheureuse ! je succombe à mes douleurs !... Junon Lucine, à mon aide ! sauve-moi, je t'en supplie !

Regio.
          Hein ! est-ce qu'elle accoucherait ? je vous le demande !

- Il y a cela dans Térence ?
- Parfaitement.
- Alors, nous sommes sauvés !
- Je crois bien ! c'est du pur classique, comme Amphitryon et L 'Avare.
- Je continue, alors.
- Et je t'écoute.
- Au moment où l'homme masqué s'élance dans la chambre de l'accouchée, on frappe violemment à la porte du docteur Grey. « Qui va là ? - Au nom de la loi, ouvrez ! » C'est le père, un constable et deux hommes de la police. Le docteur est obligé d'avouer qu'il a donné asile aux deux fugitifs ; le père déclare qu'à l'instant même il va emmener sa fille. Le docteur s'y oppose au nom de l'humanité ; le père insiste ; le docteur lui apprend alors l'état dans lequel se trouve la malade. Fureur du père, qui ignorait complètement la situation. A cet instant, l'homme masqué sort tout joyeux de la chambre, et reconnaît avec effroi le père de celle qu'il a enlevée ; celui-ci lui saute à la gorge, et réclame son arrestation. Le bruit de la lutte arrive jusqu'à l'accouchée, qui vient, à moitié évanouie, tomber aux genoux de son père ; elle déclare qu'elle suivra son amant partout, même en prison ; qu'il est son époux devant les hommes. Le père requiert de nouveau et plus énergiquement l'assistance du constable, et prend sa fille dans ses bras pour l'emporter. L'homme masqué s'approche à son tour, et... et l'acte pourrait finir ainsi ; tenez, j'ai crayonné la dernière scène... Supposons que l'homme masqué ait pris le nom de Robertson, que le père s'appelle Da Sylva, et la jeune femme Caroline :
« Robertson, appuyant la main sur l'épaule de Da Sylva. – Laissez là cette jeune femme.
« Caroline. – Oh ! mon père !... mon Robertson !...
« Da Sylva.. – Ton Robertson !... Eh bien, venez tous, et que tout le monde connaisse ton Robertson !... A bas ce masque Il arrache le masque de Robertson. Regarde, c'est....
« Robertson. – Silence ! au nom de votre fille, et pour votre fille ! »
- Vous comprenez, continua Beudin : il remet promptement son masque, si promptement, que personne, excepté le public, auquel il fait face, n'a eu le temps de voir son visage...
- Eh bien, après ?
- Après ? « Tu as raison, dit Da Sylva, qu'elle seule te connaisse... Cet homme... – Eh bien ? demande Caroline avec anxiété. – Cet homme, dit Da Sylva en se penchant à l'oreille de sa fille, cet homme, c'est le bourreau !... » Caroline jette un cri, et tombe. Le prologue finit là.
- Attendez donc, lui dis-je, mais je connais quelque chose de pareil à cela... Oui... non... si ! dans les Chroniques de la Canongate !
- Oui, c'est, en effet, le roman de Walter Scott qui nous a donné l'idée de notre pièce.
- Eh bien, mais après ? Il n'y a pas de drame dans la suite du roman.
- Non... Aussi, nous nous en séparerons complètement à partir de ce moment-là.
- Bon ! et, en nous en séparant, où allons-nous ?
- Nous sommes à vingt-six ans de distance. Le théâtre représente le même cabinet ; seulement, tout a vieilli de vingt-six ans, personnages, meubles, tentures. L'homme dont le public a vu le visage, et que Da Sylva a dénoncé tout bas à sa fille comme le bourreau, fait une partie d'échecs avec le docteur Grey ; mistress Grey travaille ; Richard, l'enfant du prologue, écrit debout ; Jenny, la fille du docteur, le regarde écrire.
- Tiens, c'est joli, cette idée de tout un monde vieilli de vingt-six ans. Après ?
- Ah ! dame ! après, dit Beudin, c'est tout !
- Comment, c'est tout ?
- Oui... pardieu ! vous comprenez bien que, si la pièce était faite, nous n'aurions pas besoin de vous !
- C'est juste... Mais, enfin, vous avez quelque idée sur le reste de la pièce ?
- Oui... Richard a grandi sous l'oeil de son père. Richard est ambitieux, Richard veut arriver à la Chambre des communes. L'influence du docteur Grey peut le servir : il fait semblant d'aimer sa fille... Nous aurons le spectacle des élections en Angleterre, qui sera une chose curieuse.
- Et puis ?
- Et puis ce que vous trouverez.
- Mais, dites donc, il y a à peu près tout à trouver !
- Oui, à peu près... Mais cela ne vous embarrasse pas !
- Ah ! c'est que, dans ce moment-ci, je fais mon drame de Charles VII, et que je ne peux pas m'occuper d'autre chose.
- Oh ! le feu n'est pas à la maison ! D'ailleurs, Goubaux cherche de son côté, tandis que je cherche du mien... L'idée vous plaît-elle ?
- Oui.
- Eh bien, à votre retour à Paris, nous nous réunissons ou chez vous, ou chez moi, ou chez Goubaux, et nous arrêtons notre plan.
- Cela va... mais à une condition.
- Laquelle ?
- C'est que vous vous nommerez, et que je resterai derrière le rideau.
- Pourquoi cela ?
- Mais, d'abord, parce que l'idée n'est pas de moi, et, ensuite, parce que je suis résolu à me faire nommer toujours seul.
- Alors, c'est nous qui ne nous nommerons pas.
- Non, par exemple ! cela, c'est impossible.
- Eh bien, soit ! quand nous en serons là, nous déciderons la chose... Vous prendrez moitié ?
- Pourquoi moitié, puisque nous serons trois ?
- Mais parce que nous vous laisserons le soin de l'exécution.
- J'exécuterai la pièce, si vous voulez ; mais je ne prendrai que le tiers.
- Nous débattrons tout cela à Paris.
- Parfaitement ! mais n'oubliez pas que je fais mes réserves.
- Ainsi, aujourd'hui 24 juillet, à cinq heures du soir, il est convenu que nous faisons ensemble, vous, Goubaux et moi, Richard Darlington.
- Aujourd'hui, 24 juillet, jour de ma naissance, il est convenu, à cinq heures du soir, que Goubaux, vous et moi, nous faisons Richard Darlington.
- C'est aujourd'hui le jour de votre naissance ?
- Depuis quatre heures du matin, j'ai vingt-neuf ans.
- Bravo ! cela nous portera bonheur !
- Je vous le souhaite !
- Et quand serez-vous à Paris ?
- Vers le 15 août.
- A merveille !
- Maintenant, jetez-moi sur le papier le plan du prologue.
- Pourquoi maintenant ?
- Parce que je viendrai au rendez-vous avec le prologue fait... Ce qui est fait n'est plus à faire.
- Bon ! vous aurez votre plan demain.
- Oh ! que je l'aie au moment de mon départ, c'est tout ce qu'il faut : si je l'avais demain, je le ferais après-demain, et cela jetterait du trouble dans le drame que je fais.
- Soit ; je vais le tenir prêt.
- Ah ! à présent, une grâce...
- Laquelle ?
- Ne parlons plus de Richard Darlington : j'y penserai assez sans en parler, soyez tranquille.
- N'en parlons plus.
Et, en effet, à partir de ce moment-là, il ne fut pas plus question entre nous de Richard Darlington, je ne dirai pas que s'il n'eût jamais existé, mais que s'il n'eût jamais dû exister.
En revanche, Charles VII alla son train.
Le 10 août, j'écrivais les quatre derniers vers :

                                        Vous qui, nés sur la terre,
          Portez, comme des chiens, la chaîne héréditaire
          Demeurez en hurlant près du sépulcre ouvert...
          Pour Yaqoub, il est libre, et retourne au désert !

L'ouvrage fini, je le relus. C'était, comme je l'ai dit, un pastiche plutôt qu'un véritable drame ; mais il y avait un progrès immense dans le style entre Christine et Charles VII.
Il est vrai que Christine était bien supérieure à Charles VII comme imagination et comme sentiment dramatique.
Rien ne me retenait plus à Trouville ; Beudin m'avait précédé de quelques jours à Paris. Nous prîmes congé de M. et madame de la Garenne ; nous réglâmes nos comptes avec la mère Oseraie, et nous partîmes pour Paris.
Bonnechose vint nous reconduire jusqu'à Honfleur. Il ne pouvait pas nous quitter, pauvre garçon ! on eût dit qu'il devinait que nous ne devions jamais nous revoir.
Le même soir, nous montâmes dans la diligence de Rouen.
Le lendemain, au point du jour, les voyageurs descendirent pour gravir une côte ; je crus reconnaître, parmi nos compagnons de route, un rédacteur du Journal des Débats.
Je m'approchai de lui comme il s'approchait de moi. La conversation s'engagea.
- Eh bien, dit-il, vous savez ?
- Quoi ?
- Marion Delorme a été jouée.
- Ah ! vraiment ?... Et moi qui me pressais surtout pour assister à la première représentation !
- Vous ne la verrez pas... et vous n'y perdrez pas grand-chose.
C'était tout simple que le rédacteur d'un journal tout dévoué à Hugo, comme l'était le Journal des Débats, parlât ainsi du grand poète.
- Comment, je n'y perdrai pas grand-chose ? Est-ce que la pièce n'a pas réussi ?
- Oh ! si fait ! mais froid, froid, froid... et pas d'argent.
Mon compagnon me disait cela avec la profonde satisfaction du critique se vengeant de l'auteur, de l'eunuque mettant le pied sur la gorge du sultan.
- Froid ? Pas d'argent ? répétai-je.
- Et puis mal joué !
- Mal joué, par Bocage et par Dorval ? Allons donc !
- Si l'auteur avait eu le sens commun, il eût retiré sa pièce, ou il l'eût fait jouer après la révolution de juillet, toute chaude encore du refus de MM. de Polignac et de La Bourdonnaie.
- Mais, enfin, comme poésie ?...
- Faible ! bien plus faible qu'Hernani !
- Ah ! par exemple, m'écriai-je, faible de poésie, une pièce où il y a des vers comme ceux-ci...
Et je lui citai presque entièrement la scène entre Didier et Marion Delorme au premier acte.
- Comment, vous savez cela par coeur, vous ?
- Je crois bien, que je sais cela par coeur !
- Et pourquoi diable le savez-vous ?
- Mais je sais à peu près tout Marion Delorme.
- Ah ! c'est curieux ! dit-il.
- Non, ce n'est pas curieux. Je trouve tout simplement Marion Delorme une des plus belles choses qu'il y ait au monde. J'ai eu le manuscrit à ma disposition : je l'ai lu et relu. Ces vers que je viens de vous dire sont restés dans ma mémoire, et je vous les donne comme preuve à l'appui de mon opinion.
- Et puis, continua mon critique, l'intrigue est prise au roman de De Vigny...
- Bon ! voilà que la chose commence pour Hugo ! Cette fois-ci, au moins, j'aurai été son saint Jean précurseur.
- Vous ne direz pas que Saverny et Didier ne soient pas copiés sur Cinq Mars et de Thou ?
- Comme l'homme est copié sur l'homme, pardieu !
- Et Didier, c'est votre Antony.
- C'est-à-dire qu'Antony serait plutôt Didier, attendu que Marion Delorme était faite un an avant que je songeasse à Antony.
- Ah bien, en voilà une bonne !
- Laquelle ?
- C'est que vous défendez Victor Hugo.
- Pourquoi pas ? Je l'aime et je l'admire.
- Un confrère ! dit le critique du ton d'une profonde pitié, et en haussant les épaules.
- En voiture, messieurs ! cria le conducteur.
Nous remontâmes, mon rédacteur du Journal des Débats dans son intérieur, moi dans mon coupé, et la diligence reprit ce trot monotone si favorable aux méditations.
Je méditai.
D'où venait que le public n'avait pas été de mon avis sur Marion Delorme ? Sur Marion Delorme qui m'avait fait dire à Taylor, le soir même de la lecture chez Devéria : « S'il y a chez Hugo le progrès dramatique qu'il y a dans les organisations dramatiques ordinaires, nous sommes tous flambés ! » Le premier acte de Marion est, comme argument et comme style, un des plus adroits et des plus charmants qu'il y ait au théâtre. Tous les caractères y sont posés : celui de Marion, celui de Didier, celui de Saverny. Les six derniers vers laissent pressentir toute la pièce, y compris la conversion de la courtisane.
Marion reste un instant rêveuse, puis elle appelle.

Marion.
          Dame Rose
Montrant la fenêtre.
                    Fermez...

Dame Rose, à part.
                              On dirait qu'elle pleure !
Haut.
          Il est temps de dormir, madame.

Marion.
                              Oui, c'est votre heure,
          A vous autres...
Défaisant ses cheveux.
                    Venez m'accommoder.

Dame Rose, la déshabillant.
                                                  Eh bien
          Madame, le monsieur de ce soir est-il bien ?...
          Riche ?...

Marion.
                    Non.

Dame Rose.
                              Galant ?

Marion.
                              Non, Rose : il ne m'a pas même
          Baisé la main !

Dame Rose.
                    Alors ? qu'en faites-vous ?

Marion, pensive.
                                                  Je l'aime !...

Le second acte est étincelant d'esprit et de poésie. Le caractère si original de Langely, qui se développera au quatrième acte, s'y pose aussi carrément que possible.
Pour faire comprendre ce que vaut ce second acte, il faudrait le citer vers par vers. Toute la pièce, du reste, n'a peut-être qu'un défaut : son éblouissante poésie aveugle les acteurs ; il faudrait des artistes de premier ordre pour jouer les plus petits rôles. Il y a un M. de Bouchavannes qui dit quatre vers, je crois ; les deux premiers sur Corneille :

          Famille de robins, de petits avocats,
          Qui se sont fait des sous en rognant des ducats !

et les deux autres sur Richelieu :

          Meure le Richelieu, qui déchire et qui flatte !
          L'homme à la main sanglante, à la robe écarlate !

Faites donc dire ces quatre vers-là par un figurant, vous serez un bien grand maître ! ou faites-les dire par un artiste, vous serez un bien fin directeur !
Puis toute la discussion sur Corneille et sur Garnier, que j'ai imitée dans Christine, est d'un à-propos excellent.
Il était de bonne guerre, en effet, au moment où l'on nous accusait de détruire le bon goût, soutenu par M. Etienne, par M. Viennet et par M. Onésime Leroy, de remettre sous les yeux du public l'opinion que l'on avait de Corneille, lorsque M. le cardinal de Richelieu faisait censurer Le Cid par l'Académie, la même qui nous censurait à notre tour ! - Quand je dis la même, c'est la même par succession, et non par filiation : les académiciens ne se reproduisent pas ; on sait que c'est à peine s'ils produisent.
Enfin, ce deuxième acte est admirablement résumé par ce vers de Langely :

          0à ! qui dirait qu'ici c'est moi qui suis le fou ?

Puis vient le troisième acte, si plein de fantaisie, où Laffemas, l'homme noir de Richelieu, fait le pendant de l'Eminence grise. Où Didier et Marion viennent demander l'hospitalité au marquis de Nangis, perdus au milieu d'une troupe de bateleurs ; où Didier apprend de Saverny que Marie et Marion ne font qu'une même femme, et où, le coeur brisé par une des plus grandes douleurs qui puissent ensanglanter la poitrine d'un homme, il se livre de lui-même au lieutenant criminel.
Le quatrième acte est un chef-d'oeuvre. On a dit que ce quatrième acte ne tenait pas plus à la pièce qu'un tiroir à une commode – soit ! mais, dans ce tiroir, l'auteur a serré le véritable trésor de la pièce : le caractère de Louis XIII, le roi ennuyé, triste, maladif, faible, cruel, superstitieux, qui n'a que son bouffon pour le distraire, et qui ne parle avec son bouffon que d'échafauds, de têtes coupées, de tombeaux, n'osant se plaindre qu'à lui de la dépendance où le tient le terrible cardinal.
Dans un moment de dépit, l'entendez-vous dire à Langely :

          Crois-tu, si je voulais, que je serais le maître ?

Et Langely, toujours fidèle, répond par ce vers devenu proverbe :

          Montaigne dit : « Que sais-je ? » et Rabelais « Peut-être ! »

Enfin, il brise un instant sa chaîne, prend la plume ; et, prêt à signer la grâce de Didier et de Saverny, à son fou, qui lui dit :

          Toute grâce est un poids qu'un roi du coeur s'enlève !

il répond :

          Tu dis vrai : j'ai toujours souffert, les jours de Grève !
          Nangis avait raison, un mort jamais ne sert,
          Et Montfaucon peuplé rend le Louvre désert.
          C'est une trahison que de venir, en face,
          Au fils du roi Henri nier son droit de grâce !
          Que fais-je ainsi, déchu, détrôné, désarmé,
          Comme dans un sépulcre en cet homme enfermé ?
          Sa robe est mon linceul, et mes peuples me pleurent...
          Non ! non ! je ne veux pas que ces deux enfants meurent !
          Vivre est un don du ciel trop visible et trop beau !
          Dieu, qui sait où l'on va, peut ouvrir un tombeau.
          Un roi, non... Je les rends tous deux à leur famille ;
          Ils vivront... Ce vieillard et cette jeune fille
          Me béniront ! C'est dit.
Il signe.
                              J'ai signé, moi, le roi !
          Le cardinal sera furieux ; mais, ma foi !
          Tant pis ! cela fera plaisir à Bellegarde.

Et Langely dit à demi-voix :

          On peut bien, une fois, être roi, par mégarde !

Quel chef-d'oeuvre que cet acte ! Et quand on pense que, lorsque M. Crosnier était pressé, et qu'il avait besoin de changer son spectacle, il supprimait cet acte, qui, au dire de la critique, faisait longueur !...
Au cinquième acte, la grâce est révoquée. Les jeunes gens doivent mourir. On les amène un instant respirer l'air dans la cour du cachot. Didier s'entretient avec le spectre de la mort, visible pour lui seul ; Saverny dort son dernier sommeil. En se prostituant à Laffemas, Marion a obtenu que le juge lui laisserait sauver son amant, et elle entre en disant, toute brûlée des morsures du juge :

          Sa lèvre est un fer rouge, et m'a toute marquée !

Supposez que mademoiselle Mars, qui n'a pas voulu dire :

          Vous êtes, mon lion, superbe et généreux !

eût eu un pareil vers à dire, et voyez la lutte entre elle et l'auteur. Mais Dorval trouvait cela tout simple, elle, et elle disait ce vers avec une expression admirable.
Quant à Bocage, il était véritablement superbe de haine, d'orgueil et de dédain, lorsque, n'y pouvant plus tenir, et laissant échapper le secret qui, jusque-là, comme le renard du jeune Spartiate, lui rongeait les entrailles, il s'écriait :

          Marie... ou Marion ?
                    - Didier, soyez clément !
- Madame, on n'entre pas ici facilement ;
Les bastilles d'Etat sont nuit et jour gardées ;
Les portes sont de fer, les murs ont vingt coudées !
Pour que devant vos pas la prison s'ouvre ainsi,
A qui vous êtes-vous prostituée ici ?
- Didier, qui vous a dit ?
                    - Personne... Je devine !
- Didier, j'en jure ici par la bonté divine,
C'était pour vous sauver, vous arracher d'ici
Pour fléchir les bourreaux, pour vous sauver...
                                                  - Merci !
Ah ! qu'on soit jusque-là sans pudeur et sans âme,
C'est véritablement une honte, madame !
Où donc est le marchand d'opprobre et de mépris
Qui se fait acheter ma tête à de tels prix ?
Où donc est le geôlier, le juge ? où donc est l'homme ?
Que je le broie ici ! que je l'écrase comme
Ceci !
Il brise le portrait de Marion.
          Le juge ! Allez, messieurs, faites des lois,
Et jugez ! Que m'importe, à moi, que le faux poids
Qui fait toujours pencher votre balance infâme
Soit la tête d'un homme ou l'honneur d'une femme !

Je défie qu'on me trouve quelque chose de plus énergique et de plus douloureux dans aucune langue qui ait été écrite depuis le jour où la bouche de l'homme a proféré son premier cri, jeté sa première plainte.
Enfin, Didier pardonne à Marion d'être Marion, et un instant, la courtisane rachetée redevient amante. C'est alors qu'elle disait ces deux vers charmants, supprimés à la représentation, et même, je crois, dans la pièce imprimée :

          De l'autre Marion rien en moi n'est resté,
          Ton amour m'a refait une virginité !

Puis le bourreau entre, puis les deux jeunes gens marchent à l'échafaud, puis la muraille tombe, puis Richelieu passe par la brèche dans sa litière, et Marion Delorme, couchée à terre, à moitié évanouie, reconnaissant le bourreau de Didier, se relève en criant avec un geste de menace et de désespoir :

          Regardez tous ! voici l'homme rouge qui passe !

Il y a vingt-deux ans que je méditais ainsi dans le coupé de ma diligence, en repassant dans ma mémoire toute la pièce de Marion Delorme. Après vingt- deux ans, je viens de la relire pour écrire ce chapitre ; rien n'a changé dans mon appréciation, et je trouve aujourd'hui le drame plus beau peut-être que je ne le trouvais alors.
Maintenant, d'où vient que son succès fut inférieur à celui d'Hernani et à celui de Lucrèce Borgia ?
Voilà de ces mystères que n'éclairciraient ni la sibylle de Cumes ni la pythonisse de Delphes – ni l'âme de la terre, qui parle aux spirites,
Eh bien, je le dis hautement, il y a une chose dont je suis heureux aujourd'hui comme je l'étais alors : c'est qu'en relisant ce beau drame, dont j'achèterais chaque acte, si cela était possible, par une année de ma vie, je n'ai éprouvé pour mon cher Victor qu'une admiration plus grande, qu'une amitié plus vive, et pas un atome d'envie.
Seulement, je répète, à mon bureau de Bruxelles, ce que je disais dans ma diligence de Rouen : « Ah ! si je faisais de pareils vers, sachant faire une pièce comme je la sais faire !... »
J'arrivai à Paris sans avoir pensé à autre chose que Marion Delorme. J'en avais complètement oublié Charles VII.
Le soir même de mon arrivée, j'allai embrasser Bocage et Dorval. Ils me promirent de jouer pour moi, et j'allai prendre ma place dans la salle.
Ce que j'avais prévu était ce qui nuisait à la pièce ; à part Bocage, qui jouait Didier, Dorval, Marion, et Chéri, Saverny, toute la pièce était abandonnée. Il en résultait que cette poésie merveilleuse s'éteignait comme, sous une haleine, s'éteint le brillant d'un miroir.
Je sortis du théâtre le coeur navré.

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