Mes Mémoires Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
Page précédente | Imprimer

Chapitre CCXXVIII


Tony Johannot.

Granville disparut. – Remontait-il au ciel sur le rayon d'une de ces étoiles dont il s'est fait le courtisan, en leur donnant des visages de femme ? Allait- il, couché dans la tombe, écouter, pendant le sommeil de la mort, pousser ces femmes à qui il avait donné des tiges ?
Oh ! cela est le grand secret que la tombe garde mystérieusement, que la mort ne peut dire à la vie, qu'Hamlet a demandé inutilement à la tête d'Yorick, au fantôme de son père, à la chanson interrompue d'Ophélia !
C'est ce que me diraient bien certainement ces deux chers et bons amis à moi, morts le même jour, c'est-à-dire le 4 août 1852 et qui s'appelaient Tony Johannot et Alfred d'Orsay, s'il leur était permis de me le dire.
Quelle sera donc l'expression assez poétiquement désolée pour rendre ce qui se passe dans le coeur, quand, le matin, au réveil, on reçoit deux lettres pareilles à celle-ci :

« Mon cher père,
Comprends-tu quelque chose de pareil à ce qui arrive ? Je me présente aujourd'hui, avec ta lettre, chez Tony Johannot, pour lui demander s'il peut se charger des vignettes d'Isaac Laquedem, et l'on me répond : "Monsieur, il vient de mourir !"
Tony Johannot mort !
Je l'avais rencontré avant-hier, et nous avions pris rendez-vous pour aujourd'hui.
Mort ! Je trouve que cette syllabe isolée ressemble au tintement du battant sur la cloche.
Elle éveille la même vibration dans le coeur.
Mort ! Tony Johannot est mort ! Si l'on meurt ainsi, on n'osera plus quitter ceux que l'on aime.
Reviens vite à Paris, ou je pars pour Bruxelles.
A toi,
                    Alex. Dumas fils »

« Mon cher Dumas
Notre bien-aimé Alfred d'Orsay est mort ce matin, à quatre heures, entre mes bras, en riant, en causant, en faisant des projets, et sans se douter qu'il allait mourir.
Un des derniers noms qu'il a prononcés est le vôtre, car un de ses derniers projets était de renouveler le bail de votre chasse, où il s'est tant amusé l'année dernière.
La cérémonie mortuaire aura lieu après-demain, à Chambourcy. Si ma lettre arrive à temps, venez ! Cela sera une consolation pour Agénor et pour ta duchesse de Grammont, de vous voir près d'eux dans un pareil moment.
          A vous de coeur,
          Cabarrus. »

Un autre jour, je vous raconterai d'Orsay tout entier, d'Orsay gentilhomme, d'Orsay fashionable, d'Orsay artiste, et surtout d'Orsay homme de coeur et je n'aurai certes pas assez d'un chapitre pour cela.
Aujourd'hui, bornons-nous à Tony Johannot, celui de ces quatre morts dont je raconte la vie avec lequel j'étais le plus lié.
Il était né en 1803 dans la petite ville d'Offenbach, comme son frère ; j'ai raconté l'histoire de ses parents et celle de sa jeunesse en racontant l'histoire d'Alfred..
A nos lecteurs il doit donc apparaître jeune homme, et dans le même cadre qu'Alfred ; c'est ainsi, du reste, que l'Artiste publia, en 1835 ou 1836, deux excellents portraits de ces jumeaux d'art et de génie.
Tony était charmant à cette époque, c'est-à-dire à l'âge de trente ou trente et un ans : teint blanc dont une femme eût envié la fraîcheur, cheveux courts et frisés, moustache noire, yeux petits mais vifs spirituels, étincelants, taille moyenne mais admirablement prise.
Comme Alfred il était silencieux ; toutefois, il n'était pas comme lui taciturne : sa mélancolie n'allait jamais jusqu'à la tristesse : ses paroles étaient rares, jamais il ne se lançait dans une longue période, mais ce qu'il disait était toujours fin d'aperçus, pétillant d'esprit.
Au reste, son talent le reflétait comme une glace, et quelqu'un qui ne l'eût point connu eût pu s'en faire une idée parfaitement exacte par ses dessins, ses vignettes, ses tableaux.
La première fois que je le vis, c'est, je m'en souviens, chez notre bon et cher Nodier. – Nodier aimait beaucoup les deux frères.
Tony apportait à Marie Nodier une charmante aquarelle que je vois encore, et représentant une femme assassinée, une Desdémone, une Vanina d'Ornano quelconque. Ce dessin était destiné à l'album de Marie.
Nous nous liâmes sans préparation, comme si nos deux coeurs se fussent cherchés depuis vingt-cinq ans ; nous étions du même âge, lui un peu plus jeune que moi.
J'ai raconté dans ces Mémoires que nous avions fait côte à côte la campagne de Rambouillet, et que nous étions revenus ensemble.
Vingt fois il avait mis son pinceau ou son crayon à ma disposition pour faire un portrait de moi ; vingt fois il avait biffé le papier, effacé le bois, gratté la toile, mécontent de son oeuvre.
J'avais beau vouloir garder le dessin, le bois ou la peinture, il secouait la tête.
J'avais beau lui dire que c'était ressemblant :
- Non, disait-il ; et personne plus que moi ne vous fera ressemblant.
- Pourquoi cela ?
- Parce que vous changez dix fois de physionomie en dix secondes. Faites donc ressemblant un homme qui ne ressemble pas à lui-même ?
Puis, pour me dédommager, il fouillait dans ses cartons, et me donnait quelque charmant dessin de Minna et Brenda, quelque charmante esquisse du Dernier des Mohicans.
Le principal mérite du caractère de Tony Johannot, le principal cachet de son talent, c'était ce don du ciel accordé particulièrement aux fleurs, aux oiseaux et aux femmes : le charme.
Aussi Tony plaisait même à ceux qui le critiquaient.
Sa couleur était peut-être un peu grise, mais elle était gaie, légère, argentée. Ses femmes se essemblaient toutes, Virginie et Brenda, Diana Vernon et Ophélie ; qu'importait ! puisqu'elles étaient toutes jeunes, belles, gracieuses, chastes ! Les filles des poètes, de quelque pays que soient les poètes, n'ont qu'un seul et même père, le génie.
Charlotte et Desdémone, Léonor et Haydée, dona Sol et Amy Robsart sont soeurs.
Or, qui peut reprocher à des soeurs d'avoir un air de famille ?
Les autres dessinateurs reprochaient à Tony d'accaparer tous les libraires, comme on m'a reproché, à moi, d'accaparer tous les journaux.
Eh bien, Tony est mort depuis dix-huit mois ; voyons, où sont donc ces vignettes qui n'attendaient qu'une vacance pour se produire ?
Où sont donc les Paul et Virginie, les Manon Lescaut, les Molière, les Cooper, les Walter Scott illustrés qui devaient faire oublier ceux du pauvre mort ? Où sont donc cette fantaisie et ce caprice qui devaient succéder au chic ? Où est donc cet art qui devait remplacer la marchandise ?
Et, quant à moi – puisque l'on m'a fait ce même reproche d'accaparement, et qu'une occasion se présente de dire un mot à cet égard, je le dirai.sans ambages – à l'heure qu'il est 15 décembre 1853, j'ai, depuis un temps plus ou moins long déjà, laissé la Presse libre, le Siècle libre, le Constitutionnel libre. Je n'ai plus qu'un roman à faire pour le Pays ; voyons, messieurs les sacrifiés, les portes sont ouvertes, les colonnes sont vides ; outre le Constitutionnel, outre le Siècle, outre la Presse, vous avez la Patrie, l'Assemblée nationale, le Moniteur, la Revue de Paris, la Revue des Deux Mondes ; faites des Reine Margot, messieurs ! Faites des Monte-Cristo, des Mousquetaires, des Capitaine Paul, des Amaury, des Comtesse de Charny, des Conscience, des Pasteur d'Ashbourn ; faites, messieurs ! Faites ! N'attendez pas que je sois mort pour cela. Je n'ai qu'un regret, c'est de ne pas pouvoir me distraire, en lisant mes livres, du travail gigantesque que je poursuis ; distrayez-moi en me faisant lire les vôtres, et ce sera en même temps, je vous assure, une bonne chose pour moi et pour vous, et peut-être encore meilleure pour vous que pour moi.
Tony faisait comme moi : il travailla d'abord six heures par jour, puis huit, puis dix, puis douze, puis quinze ; le travail est comme l'ivresse du haschich et de l'opium : il crée dans la vie réelle une vie factice, si pleine de rêves charmants et d'adorables hallucinations, que l'on finit par préférer la vie factice à la vie réelle.
Tony donc travaillait quinze heures par jour, et laissait dire.
Ce fut ainsi qu'après avoir exposé, avec son frère, cette série de tableaux- vignettes dont j'ai parlé à propos d'Alfred, il fit seul Minna et Brenda sur le bord de la mer ; la Bataille de Rosbecque ; la Mort de Julien et d'Avenel ; la Bataille de Fontenoy ; l'Enfance de Duguesclin ; l'Embarquement d'Elisabeth à Kenilworth ; Deux Jeunes Femmes près d’une fenêtre ; la Sieste ; Louis XIII forçant le passage du Méandre ; un sujet tiré d'André, de George Sand ; un sujet tiré des Evangiles ; un sujet tiré de l'Imitation de Jésus-Christ ; Le Roi Louis-Philippe offrant à la reine Victoria deux tapisseries des Gobelins au château d'Eu.
Enfin, après s'être abstenu aux expositions de 1843, de 1845 et de 1846, il envoie douze tableaux en 1848, cinq en 1850, trois en 1851 et, en 1852 une Scène de village et les Plaisirs de l'automne.
Trois ou quatre ans auparavant, les amis de Tony avaient été effrayés d'une chose qui, cependant, leur paraissait impossible, malgré la crainte des médecins.
Tony avait été menacé d'un phtisie pulmonaire.
Rien n'était plus solidement construit, il faut vous le dire, que la poitrine de Tony Johannot, et, à moins d'ambition démesurée, jamais poumons n'avaient été logés plus commodément pour accomplir leurs fonctions ; aussi les amis de Tony Johannot en furent-ils quittes pour la peur.
Tony toussa, cracha un peu de sang, suivit un régime, et se guérit. Il n'avait pas cessé de travailler. – Pour nous autres producteurs, le travail fait partie de l'hygiène. – Il venait de faire son Evangile, son Imitation de Jésus- Christ ; il interrompait un tableau à l'huile, de Ruth et Booz, pour se mettre à l'illustration des oeuvres de Victor Hugo, quand tout à coup il s'affaissa sur lui-même, et tomba sur ses genoux.
Il venait d'être frappé d'une apoplexie foudroyante !
Le 4 août 1852 il mourut.
La double nouvelle m'arriva trop tard : je ne pus ni accompagner d'Orsay au cimetière de Chambourcy, ni suivre Tony Johannot au cimetière Montmartre.
C'est là que le créateur de tant de charmantes vignettes, de tant de ravissants tableaux, dort dans le caveau où l'avaient précédé ses deux frères, Charles et Alfred.

Chapitre précédent | Chapitre suivant

© Société des Amis d'Alexandre Dumas
1998-2010
Haut de page
Page précédente