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Chapitre CCXXXIX


Les papiers du général Dermoncourt. – Protestation de Charles X contre l'usurpation du duc d'Orléans. – Le plus gros des hommes politiques. – Tentative de restauration projetée par madame la duchesse de Berry. – Le Carlo-Alberto. – Comment j'écris sur des notes authentiques. – Débarquement de Madame près de La Ciotat. – Echauffourée légitimiste à Marseille. – Madame part pour la Vendée. – M. de Bonnechose. – M. de Villeneuve. – M. de Lorge.

Maintenant que nous avons vu ce qui se passait dans l'est de la France, voyons ce qui se passait dans l'ouest. Pour bien apprécier l'incendie qui allait s'allumer à Paris, il faut jeter un coup d'oeil sur la flamme qui dévorait les provinces. Après avoir suivi des yeux les tentatives du parti républicain dans les départements du Rhône et de l'Isère, suivons celles du parti légitimiste dans les départements de la Loire-Inférieure, du Morbihan et de la Vendée.
Au reste, nous pouvons garantir l'exactitude des détails que nous allons donner : ils sont puisés dans les papiers du général Dermoncourt, cet aide de camp de mon père, dont j'ai eu si souvent occasion de parler, et, parmi ces papiers, se trouvaient un grand nombre de notes envoyées par la duchesse de Berry elle-même, et qui avaient servi à la seconde édition du livre de la Vendée et Madame, publié en 1834 par le général Dermoncourt.
On n'a point oublié que ce fut le général Dermoncourt et, par une coïncidence étrange de circonstances, ce même M. Maurice Duval dont nous venons de nous occuper à propos des troubles de Grenoble, qui, l'un commandant la force militaire, l'autre représentant l'autorité royale, prirent madame la duchesse de Berry dans sa cachette de Nantes.
Quelques mots sur la façon dont avait été préparée l'insurrection de la Vendée, et sur le point où elle en était arrivée à l'époque où nous sommes, feront le pendant de ce que nous venons de raconter des événements de Lyon et de Grenoble.
Il y a vingt ans, tout le monde a su dans ses moindres détails ce que nous allons dire ; aujourd'hui, tout le monde l'a oublié.
L'histoire passe si vite en France !
Nous avons, dans une autre partie de nos Mémoires, suivi Charles X et la famille royale jusqu'à Cherbourg. Le 24 août 1830, le vieux roi protesta, à Lulworth, contre toute usurpation des droits de sa famille et se réserva celui de pourvoir à la régence jusqu'à la majorité de son petit-fils.
Voici cette protestation, qui, à ce que je crois, n'a pas été publiée en France :

Nous, Charles, dixième du nom, par la grâce de Dieu roi de France et de Navarre...
Les malheurs qui viennent d'éclater sur la France, et le désir d'en prévenir de plus grands, nous ont déterminé le 2 du présent mois, en notre château de Rambouillet, à abdiquer la couronne, et ont, en même temps, déterminé notre fils bien-aimé à renoncer à ses droits en faveur de notre petit-fils le duc de Bordeaux.
Par une pareille disposition datée de la veille et du même lieu, et rappelée dans le second acte, nous avons provisoirement nommé lieutenant général du royaume un prince de notre sang qui, depuis, a accepté des mains de la révolte le titre usurpé de roi des Français.
Après un tel événement, nous ne saurions trop nous hâter de remplir les devoirs que nous imposent à la fois les intérêts de la France, le dépôt sacré qui nous a été transmis par nos ancêtres, et notre ferme confiance dans la justice divine.
A ces causes :
Nous protestons, en notre nom et au nom de nos sucoesseurs, contre toute usurpation des droits légitimes de notre famille à la couronne de France.
Nous révoquons et déclarons nulle la disposition ci-dessus rappelée par laquelle nous avons confié au duc d'Orléans la lieutenance générale du royaume.
Nous nous réservons de pourvoir à la régence, lorsque besoin sera, jusqu'à la majorité de notre petit-fils Henri V, appelé au trône par suite de l'acte donné à Rambouillet, le 2 du présent mois, ladite majorité fixée, par les statuts de la Couronne et les usages du royaume, au commencement de sa quatorzième année, qui aura lieu le trentième jour du mois de septembre 1833.
Dans le cas où, avant la majorité du roi Henri V, il plairait à la Providence de disposer de nous, sa mère, notre fille bien-aimée, la duchesse de Berry, serait régente du royaume.
La présente déclaration sera rendue publique et communiquée à qui de droit, lorsque les circonstances le requerront.
Fait à Lulworth, le vingt-quatrième jour du mois d'août de l'an de grâce 1830, et de notre règne le sixième.
                    Signé : Charles.

Cependant, six mois après, madame la duchesse de Berry ayant cru à la possibilité d'une troisième Vendée, et ayant fait partager cette croyance au vieux roi, celui-ci, en date d'Edimbourg, lui donna une lettre adressée aux royalistes de France, afin que, malgré sa déclaration du 24 août, ils la reconnussent régente.
Voici cette déclaration :

M.***, chef de l'autorité civile dans la province de ***, se concertera avec les principaux chefs pour rédiger et publier une proclamation en faveur d'Henri V, dans laquelle on annoncera que Madame, duchesse de Berry, sera régente du royaume pendant la minorité du roi, son fils, et qu'elle en prendra le titre à son entrée en France, car telle est notre volonté.

                    Signé : Charles.
Edimbourg, 27 janvier 1831.

Depuis son départ de France, madame la duchesse de Berry, corps faible, esprit changeant, coeur vigoureux et chevaleresque, avait rêvé de jouer le rôle de Marie-Thérèse. La Vendée était sa Hongrie, à elle, et la vaillante femme, sortie de Paris par Rambouillet, Dreux et Cherbourg, espérait y rentrer par Nantes, Tours et Orléans. Toute sa petite cour, soit par intérêt, soit par aveuglement, lui montrait la France comme prête à se soulever. Des lettres de la Vendée même ne lui laissaient aucun doute sur ce point.
M. de Sesmaisons lui-même, homme du pays, compétent, par conséquent, sur cette matière, et, en outre, pair de France, écrivait alors à Madame : « Que Votre Altesse royale vienne en Vendée, et elle verra que mon ventre, quoique européen pour sa grosseur, ne m'empêchera de sauter ni les haies ni les fossés ! »
Si madame de Stal appelait M. de Lally-Tollendal le plus gras des hommes sensibles, on pouvait appeler M. de Sesmaisons le plus gros des hommes politiques. – On racontait sur lui cette anecdote :
M. de Sesmaisons, quand il venait de Nantes à Paris par une voiture publique, avait l'habitude de retenir deux places dans la voiture, moins par égoïsme que par courtoisie ; car M. de Sesmaisons demeurait, au milieu de notre siècle, un type de la courtoisie d'une autre époque, comme il en était un de la loyauté de tous les temps.
Ayant changé de valet de chambre, et étant sur le point de partir pour Paris, il envoya son nouveau serviteur retenir ses deux places accoutumées aux Messageries royales.
Celui-ci rentra deux minutes après.
- Eh bien, lui demanda M. de Sesmaisons, ai-je mes deux places ?
- Oui, monsieur le comte ; seulement, vous en avez une dans le coupé et l'autre dans l'intérieur.
Entraînée par toutes les exhortations, et plus encore par ses propres désirs, Madame écrivait, le 14 décembre, à M. de Coislin :

« Je connais depuis longtemps, mon cher comte, le zèle et le dévouement que vous et les vôtres montrez pour la cause de mon fils. J'aime à vous répéter que, dans mainte occasion, je compte sur vous, comme vous devez compter sur ma reconnaissance.
                    Marie-Caroline.

Le 14 décembre 1831. »

Il fut donc décidé, dans la petite cour de Massa – Madame, en quittant l'Angleterre, s'était rendue en Italie, et habitait une ville du duché de Modène – il fut donc décidé, dans la petite cour de Massa, que l'esprit public, en France, était arrivé au point de maturité nécessaire à ce qu'on put opérer sur lui.
En conséquence, une lettre en chiffres, écrite à l'encre sympathique, prévint tous les chefs du midi et de l'ouest de la France de se tenir prêts.
Voici la traduction de cette lettre, dont le premier mot déchiffré, et qui trahit tous les autres, fut le mot Lyon.

Je ferais savoir à Nantes, à Angers, à Rennes et à Lyon que je suis en France ; préparez-vous pour y faire prendre les armes aussitôt que vous aurez reçu cet avis, et comptez que vous le recevrez probablement du 2 au 3 mai prochain. Si les courriers ne pouvaient passer, le bruit public vous instruirait de mon arrivée, et vous feriez prendre les armes sans retard.

En effet, le 24 avril 1832, Madame s'embarqua sur le bateau à vapeur le Carlo-Alberto, qu'elle avait frété à son compte.
La princesse fit relâche à Nice ; le 28 au soir, elle se trouvait dans les eaux de Marseille, en vue du phare du Planier, aux environs duquel elle devait s'aboucher avec ses partisans. La nuit du 29 au 30 était fixée pour le mouvement qui devait éclater à Marseille.
A partir de ce moment, nous pouvons suivre madame la duchesse de Berry pas à pas, sans crainte d'errer un instant ni sur son itinéraire, ni sur les événements qui accompagnèrent son entrée en France, et son trajet à travers les provinces méridionales.
Voici comment nous sommes sûrs de ce que nous allons raconter.
On sait ma liaison avec le général Dermoncourt ; je n'en connais pas le commencement : elle remontait à mon enfance. Dermoncourt était un des rares amis qui nous fussent restés fidèles dans la mauvaise fortune, et, dès mon arrivée à Paris, comme Lethière, cet autre ami de mon père, il étendit sa vaillante main sur moi.
Il avait commandé dans la Vendée : c'était lui qui avait reçu Madame au sortir de la cheminée où elle était cachée. Ayant à choisir entre la figure franche et ouverte du général et la figure rechignée du préfet, c'était dans ses mains et sous la sauvegarde de son honneur que la princesse s'était mise. Il m'avait souvent raconté, dans nos longues causeries, tous les événements de cette guerre. Un jour, je lui proposai de jeter tous ses souvenirs sur le papier ; il accepta.
Je revis son travail ; je lui donnai une forme possible, tout en respectant religieusement le fond, et la première édition de La Vendée et Madame parut.
Le livre fit grand bruit ; on en vendit trois mille exemplaires en moins de huit jours. Tout le monde le lut, la princesse elle-même.
Madame fut tout étonnée de trouver dans un livre où les sentiments républicains étaient hautement proclamés une impartialité et une courtoisie si complètes ; elle fit remercier le général Dermoncourt, et, comme quelques détails étaient erronés, ou manquaient d'une complète exactitude, elle fit offrir des notes au général Dermoncourt, pour le cas où il publierait une deuxième édition.
L'ingratitude du gouvernement laissait le général Dermoncourt à peu près dans la misère. Une première édition lui rapporta deux mille francs, je crois ; une deuxième édition, rapportant la même somme, était pour lui une manne tombée du ciel.
Il accepta les notes de madame la duchesse de Berry, et annonça une deuxième édition, revue, corrigée et augmentée du double, sur des notes authentiques communiquées à l'auteur depuis la publication de la première.
Par malheur, je connaissais la source de ces notes. Je craignais qu'elles ne donnassent au livre une couleur légitimiste. J'autorisai Dermoncourt à prendre dans la première édition tout ce qui lui conviendrait ; mais je refusai de mettre la main à la deuxième.
La deuxième édition parut et obtint autant de succès que la première.
Je ne m'étais pas trompé. A l'insu du général, peut-être, le drapeau tricolore avait déteint entre ses mains, et, aux regards de ceux qui n'y prêtaient qu'une attention superficielle, il pouvait passer pour un drapeau blanc, ou tout au moins blanchi.
Aujourd'hui que mon opinion est assez connue pour que je ne craigne pas d'être accusé d'autre chose que de sympathiser aux malheurs de la femme, je n'hésite pas, arrivé à cette époque de notre histoire, à utiliser ces notes, qui sont restées à ma disposition.
C'est donc un itinéraire officiel, ce sont donc des faits authentiques qui vont passer sous les yeux du lecteur.
Cette digression achevée, nous reprenons notre récit.
Le débarquement fut très pénible. Un fort bateau de pécheur se rendait depuis quelques nuits au phare du Planier ; il fut signalé, reconnu : on lui fit signe d'approcher. Il se rangea bord à bord du Carlo-Alherto.
Mais la mer était grosse ; les deux bâtiments, soulevés tour à tour et sans harmonie dans leurs mouvements, par des vagues furieuses, s'entrechoquaient, s'éloignaient, se rapprochaient, se heurtaient encore. Il fallut saisir le moment où les deux bords étaient à peu près de niveau pour s'élancer de l'un dans l'autre, au risque de faire une chute dangereuse sur les bancs humides et, par conséquent, glissants du bateau.
Enfin, le transbordement eut lieu. La princesse passa du bateau à vapeur dans le canot avec six personnes de sa suite et un pilote qui, depuis longtemps, était à la disposition de Madame, et qui connaissait tous les points de la côte, ainsi que les divers signes de ralliement qu'on devait faire indiquant que l'approche du rivage était dangereuse, ou que l'on pouvait aborder en sûreté.
Le bateau qui était venu au-devant de la princesse était un bateau de pêcheur : ses voiles imprégnées de cette eau de mer qui ne sèche jamais, l'eau croupie au fond de sa carène, le goudron dont il était radoubé, tout cela exhalait une odeur nauséabonde et repoussante. En outre, il était sans pont, sans abri contre le vent froid et pénétrant de la mer, et laissait se répandre par-dessus son bord, tantôt en poussière humide, tantôt en large pluie, la cime des lames qui se brisaient contre ses flancs.
La princesse et ses compagnons étaient mal vêtus pour une pareille situation ; joignez à cela qu'ils étaient atteints de cette insupportable indisposition que l'on appelle le mal de mer ; supposez une nuit noire, froide, sinistre, et vous aurez une idée de cette heure qui s'écoula en quittant le bateau à vapeur pour le bateau de pêche.
Enfin, on croyait être arrivé sur le point du débarquement, lorsque, en approchant de terre, on aperçoit sur le rivage un point lumineux. A mesure que l'on avance, ce point grossit et se dessine : ce qu'on avait pris d'abord pour le signal convenu se transforme en un feu allumé, et, à l'aide d'une lunette de nuit, on reconnaît huit ou dix douaniers qui se chauffent à ce feu.
Il fallait s'éloigner à la hâte, et, néanmoins, il était urgent de débarquer avant le jour. Par malheur, le point sur lequel étaient établis les douaniers était le seul abordable : partout ailleurs, la plage était presque inaccessible. On se risqua à travers les rochers, et l'on parvint à toucher terre par un miracle.
Madame avait été, pendant les trois heures qui venaient de s'écouler, d'un courage admirable. C'était une de ces organisations faibles et nerveuses qu'un souffle semble devoir courber, et qui, cependant, ne jouissent de la plénitude de leurs facultés qu'avec une tempête dans les airs et dans le coeur.
En abordant, elle jeta un cri de joie.
- Allons, dit-elle, tout est oublié : nous sommes en France !
Oui, l'on était en France, et là devait commencer le véritable danger.
Heureusement, le pilote, qui venait, avec tant d'adresse, de faire atterrir la barque sur une côte presque inabordable, connaissait aussi bien l'intérieur que le littoral ; il prit le commandement de la petite troupe, et notifia, respectueusement, mais d'un ton ferme, à la princesse et à ses compagnons qu'il fallait se mettre en route, et gagner un gîte avant que le jour parût.
Madame était attendue à trois lieues de la côte, dans une maison appartenant à un vieil officier dévoué à sa cause ; seulement, lorsqu'elle fut arrivée à cette maison, son propriétaire ne crut pas la retraite assez sûre, et il fallut gagner une autre habitation distante encore de trois quarts de lieue.
La route s'était faite à travers les rochers, par des chemins presque impraticables.
Il faisait grand jour lorsque, enfin, on arriva. La princesse était horriblement fatiguée, ainsi que ceux qui l'accompagnaient ; mais comme elle ne se plaignait pas, personne n'osait se plaindre.
La maison était un véritable asile de conspirateurs, isolée et entourée de bois et de rochers.
On exigea de Madame qu'elle se couchât ; mais elle n'y consentit que lorsqu'elle eut vu partir pour Marseille deux personnes de sa suite. Ces personnes avaient mission de prévenir M. *** de son arrivée.
M. *** était une des personnes qui avaient répondu à la princesse d'une insurrection en sa faveur, non seulement à Marseille, mais encore dans tout le Midi.
Nous désignerons par des étoiles, par des initiales ou par leur nom, selon que nous croirons devoir leur garder plus ou moins de ménagements de position, les personnes qui prirent part à l'entreprise que nous racontons.
Le soir même, un des messagers revint avec un billet : le billet était court mais significatif.
Il renfermait ce simple avis : « Marseille fera son mouvement demain. »
L'autre personne était restée pour prendre part au mouvement.
Madame était au comble de la joie. D'après ce qu'on lui avait annoncé, Marseille et le Midi n'attendaient que le moment de se soulever en sa faveur.
La nuit vint. Malgré les fatigues de la nuit, la princesse dormit peu.
La première manche de sa partie était engagée, et se jouait en ce moment même.
En effet, voici ce qui se passait.
Pendant toute la nuit, la ville avait été sillonnée par des rassemblements légitimistes portant un drapeau blanc, et criant : « Vive Henri V ! »
A trois heures du matin, une douzaine d'hommes armés s'étaient rendus à l'église Saint-Laurent, s'étaient fait donner les clefs du clocher, et, tandis que les uns sonnaient le tocsin, les autres avaient arboré le drapeau blanc ; d'autres, moins le tocsin, en avaient fait autant à la Patache.
Le drapeau tricolore avait été traîné dans le ruisseau. En même temps, l'esplanade de la Tourelle s'était couverte de monde. On attendait, disait-on, par le Carlo-Alberto, la duchesse de Berry et M. de Bourmont.
Cette nouvelle avait pour but de diriger vers la mer les regards de la police.
Enfin, un rassemblement plus considérable que les autres se porta sur le palais de justice aux cris de « Vive la ligne ! Vive Henri V ! »
Par malheur pour la fortune de Madame, le sous-lieutenant qui commandait le poste était patriote, presque républicain. Au lieu de sympathiser avec les cris et le mouvement, il sortit du poste, somma le rassemblement de se disperser, et, sur le refus de celui qui paraissait le commander, il le saisit au collet, et, après une lutte assez vive, le jeta dans le corps de garde.
A peine le chef fut-il arrêté, qu'une terreur panique s'empara des conjurés : le cri de « Sauve qui peut ! » se fit entendre ; les soldats se jetèrent parmi les fuyards, et trois nouvelles arrestations furent opérées.
A deux heures de l'après-midi, une frégate sortit du port pour donner la chasse au Carlo-Alberto, que l'on apercevait flottant à l'horizon, sans voiles ni vapeur ; mais, à la vue des dispositions hostiles que l'on prenait contre lui, le Carlo-Alberto chauffa et appareilla, se couvrit de fumée et de voiles, et disparut en courant sud est.
Ce fut un bonheur pour la duchesse de Berry : on la croyait à bord du bâtiment ; le Carlo-Alberto ayant regagné la haute mer, on fut convaincu qu'il l'avait emportée avec lui.
Elle, cependant, attendait toujours dans la petite maison. Les personnes qui restaient avec elle purent avoir une idée de son impatience lorsqu'elle vit arriver une heure, deux heures, trois heures.
Enfin, à quatre heures, deux messagers parurent, effarés, hors d'haleine, et crièrent en arrivant :
- Le mouvement a manqué ! Il faut à l'instant même quitter la France !
La duchesse se raidit contre le coup, et eut la force de sourire.
- Sortir de France ? dit-elle. C'est ce qui ne me paraît pas prouvé ; ce qui est urgent, c'est de sortir d'ici, afin de ne pas compromettre nos hôtes : on peut avoir suivi les messagers.
Au surplus, quitter la France n'était pas chose facile. Le Carlo-Alberto avait disparu ; on ne pouvait donc regagner le Piémont qu'en suivant le chemin d'Annibal. Ne valait-il pas mieux tout risquer, couper la France dans sa largeur et profiter de la conviction où était la police que la duchesse de Berry avait fui sur le Carlo-Alberto, pour aller tenter dans la Vendée un soulèvement qui venait si piteusement d'échouer à Marseille ?
Ce fut l'avis de la duchesse, et, avec cette rapidité de décision qui est une des puissances de son caractère aventureux, elle donna l'ordre de se préparer au départ.
On n'avait ni voitures, ni chevaux, ni mules ; mais la duchesse déclara qu'ayant fait un apprentissage de la marche à pied, elle se sentait assez forte pour voyager ainsi la nuit prochaine, et, s'il le fallait, les nuits suivantes.
Il ne s'agissait donc que de trouver un guide. On envoya chercher un homme sûr, et l'on se mit en route vers sept heures du soir.
La nuit arriva rapidement ; elle était sombre : à peine voyait-on où mettre le pied ; au bout de quelques heures, toute trace de sentier avait disparu.
On s'arrêta et l'on essaya de s'orienter.
On se trouvait au milieu de rochers parsemés d'oliviers rabougris ; le guide était indécis : il regardait alternativement la terre et le ciel, aussi sombres l'un que l'autre ; enfin, pressé par l'impatience de la duchesse, il avoua que l'on était perdu.
- Ma foi ! dit la duchesse, j'en suis enchantée ! Je suis si fatiguée, que j'allais demander à ne pas aller plus loin.
Et, faisant l'apprentissage de la vie du bivouac, elle s'enveloppa dans son manteau, se coucha à terre et s'endormit.
Seize ans après, la même chose arrivait à la duchesse de Montpensier, fuyant de France avec le colonel Thierry.
Madame se réveilla glacée et fort souffrante ; l'indisposition paraissait même assez grave pour donner des inquiétudes à ses compagnons de voyage.
Heureusement, pendant son sommeil, on avait cherché et trouvé une espèce de cabane qui servait de retraite aux bergers pendant les orages. On y conduisit la duchesse, qui y attendit le jour près d'un feu de bruyères et de branches sèches. Pendant ce temps, un des compagnons de Madame, M. de B...l, qui habitait le pays, s'était mis en quête d'une voiture.
Au grand jour, il revint avec un cabriolet qui ne pouvait contenir que trois personnes.
Il fallut se séparer. On se donna rendez-vous chez M. de B...l, à G***.
Madame, M. de Ménars et M. de B...l montèrent dans le cabriolet, et l'on put trouver un un excellent chemin qui n'était qu'à quatre pas de l'endroit où l'on avait passé la nuit.
A la moitié de la première étape, on délibéra où l'on coucherait.
L'embarras venait de ce que Madame avait compté s'arrêter chez un gentilhomme qui, par malheur, n'était pas chez lui. Il est vrai que son frère demeurait à peu de distance ; mais il était républicain.
- Est-ce un honnête homme ? demanda la duchesse.
- Le plus honnête homme que je connaisse ! répondit M. de B...l.
- C'est bien ! Alors, conduisez-moi chez lui.
On voulut faire à Madame quelques observations.
- Inutile, dit-elle ; il est décidé que c'est là que je m'arrête.
Deux heures après, Madame sonnait à la porte de l'ennemi politique auquel elle venait demander un asile.
Madame et ses deux compagnons de voyage sont introduits dans le salon.
- Qui annoncerai-je à Monsieur ? demanda le domestique.
- Priez-le seulement de descendre, dit la duchesse ; je me nommerai à lui.
Un instant après, le maître de la maison entre au salon ; Madame va à lui.
- Monsieur, dit-elle, vous êtes républicain, je le sais ; mais, pour une proscrite, il n'y a pas d'opinion : je suis la duchesse de Berry.
Le républicain s'inclina, mit sa maison tout entière à la disposition de la princesse, et, après y avoir passé une de ses plus tranquilles et de ses meilleures nuits, Madame repartit le lendemain pour un petit bourg où elle avait rendez-vous avec plusieurs de ses partisans, et particulièrement avec M. de Bonnechose. – C'était ce même bon et excellent jeune homme avec lequel, on s'en souvient, j'avais fait connaissance à Trouville.
Il fallut se procurer une autre voiture, car M. de Bonnechose ne devait plus quitter la princesse ; en conséquence, on acheta un char à bancs à quatre places, et on laissa le cabriolet.
C'était M. de B...l qui conduisait ; il était assis près de la princesse, sur la première banquette, protégée par un soufflet ; MM. de Ménars et de Bonnechose étaient assis, eux, sur la banquette de derrière. Dans une descente rapide, bordée d'un côté par des rochers, de l'autre par un précipice, le cheval s'emporta. Il faisait nuit ; dans une violente secousse, M. de Ménars et M. de Bonnechose virent tout à coup tomber du soufflet un objet assez volumineux. Tous deux crurent que c'était madame la duchesse de Berry, qui, par le choc, venait d'être lancée hors de la voiture. Ils se retournèrent : l'objet, ayant forme humaine, restait immobile sur le chemin. Si c'était la princesse, elle était ou tuée ou blessée grièvement. Par malheur, il n'y avait pas moyen d'arrêter la voiture ; on continua de descendre ainsi près d'un kilomètre. Enfin, le marchepied en fer, ayant été faussé, se trouva en contact avec la voie, et fit une espèce d'enrayage. M. de Bonnechose, jeune et leste, sauta à terre, et s'élança sur le devant de la voiture : il y trouva Madame, fort calme et n'ayant d'autre inquiétude qu'à l'endroit de son manteau, que le vent avait emporté.
La voiture était fort endommagée. On marcha à pied jusqu'à une forge où les réparations nécessaires lui furent faites.
Le même jour, la princesse était reçue dans la famille de M. de B...l.
C'était là qu'était fixé un premier rendez-vous. Tous ceux qui y avaient été convoqués s'y trouvaient ; ils insistèrent à leur tour pour que Madame n'allât pas plus loin, mais, au contraire, revînt sur ses pas et quittât la France.
La princesse répondit avec fermeté :
- Si je sortais de France sans aller dans la Vendée, que diraient donc ces braves populations de l'ouest qui ont donné tant de preuves de dévouement à la cause royale ? Elles ne me le pardonneraient jamais, et je mériterais plus que mes parents les reproches qui leur ont été adressés tant de fois. Puisque je leur ai promis, il y a quatre ans, de venir au milieu d'elles en cas de malheur, et que déjà je suis en France, je n'en sortirai pas sans tenir ma promesse... Nous partons ce soir ; occupons-nous de mon départ.
Les amis de la duchesse renouvelèrent leurs instances ; ils lui énumérèrent les dangers qu'elle avait à courir ; mais un pareil argument était de nature à l'exciter plutôt qu'à l'arrêter.
- Dieu et sainte Anne viendront à mon secours ! dit-elle ; j'ai passé une bonne nuit ; je suis reposée, et veux partir ce soir.
Cet ordre donné, il n'y avait plus qu'à obéir.
M. de B...l fit les préparatifs de ce départ dans le plus grand secret.
Il se procura, dans la ville voisine, une calèche de voyage qui, la nuit suivante, devait attendre à une heure donnée et à un endroit convenu ; malheureusement, elle ne contenait que trois places.
Madame choisit pour l'accompagner M. de Ménars et M. de Villeneuve, parent du marquis de B...l, et, le soir même, on se mit en route.
M. de Villeneuve, connu et vénéré dans tout le Midi, était porteur d'un passeport pour lui, sa femme et un domestique. M. de Lorge sollicita l'humble titre de valet de chambre, et, à l'heure du départ, vint offrir ses services à Madame en redingote de livrée.
Il y avait dans tout cela du Charles-Edouard à Culloden et du Louis XVI à Varennes.
Madame donna sa main à baiser à ceux qui ne pouvaient l'accompagner, leur assigna un rendez-vous dans l'ouest, et partit pour la Vendée, où nous allons la suivre.

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