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Chapitre XXIX


La carrière. – Les Français mangent le haricot cuit pour les Cosaques. – Le duc de Trévise. – Il se laisse surprendre – Le bonnetier Ducoudray. – Terreurs.

A cinq ou six cents pas de la ferme de Noue, au milieu de ces plaines semées de genévriers nains, où les rochers percent de tous côtés la terre, comme les os percent la peau d'un phtisique, s'ouvre tout à coup une excavation pareille à celle qu'on rencontre à chaque pas dans la campagne de Rome. Cette excavation semble quelque antre de Cumes, quelque soupirail de l'Averne. Quand on se baisse vers son orifice, on entend – en grand, en effroyable, en gigantesque – ce bruissement qui étonne quand on approche un coquillage de son oreille ; puis, si l'oeil s'exerce un instant à percer les ténèbres, qui vont s'épaississant à mesure qu'il plonge dans les profondeurs, on aperçoit à pic, à vingt-cinq ou trente pieds au-dessous de soi, une espèce de roc qui, par une pente rapide, s'enfonce dans les entrailles de la terre.
C'est l'entrée de la carrière.
De quelle carrière ?
De la carrière par excellence sans doute, puisqu'on se contentait de l'appeler la Carrière, comme on appelait Rome la VilleUrbs.
Quand, à l'aide d'une échelle, on avait descendu ces vingt-cinq ou trente pieds, quand, du terre-plein, on s'était laissé glisser par cette pente rapide pendant cinq ou six pas, on se trouvait à l'entrée d'un immense labyrinthe, près duquel celui du Crétois Dédale n'était qu'un jardin d'enfant à enfermer dans une boîte.
Qui avait creusé ces immenses catacombes ? Quelle ville était sortie de ces profondeurs inconnues ? La chose eût été bien difficile à dire.
Sans doute, par des voies souterraines, elles communiquaient à quelque ouverture plus grande indiquant l'exploitation. Quant à l'ouverture par laquelle on pénétrait alors, c'était, comme nous l'avons dit, une simple crevasse, trop étroite pour avoir dégorgé jamais la quantité de pierres qui manquait aux flancs vides de la montagne.
C'était dans cette carrière que, pressée par la terreur, s'était réfugiée la moitié de Villers-Cotterêts.
Là, au milieu d'un carrefour de granit, sous une voûte de granit, soutenue par des piliers de granit, à un quart de lieue à peu près de l'ouverture, à une profondeur de cent ou cent cinquante pieds, s'était établi un grand campement, une espèce de village habité par cinq ou six cents personnes.
Une des premières, ma mère avait été y choisir sa place, l'avait marquée, l'avait retenue. On y avait porté des matelas, des couvertures, une table et des livres.
Nous n'avions donc plus, à la première alerte, qu'à quitter Villers-Cotterêts, et à nous réfugier dans la carrière.
Avant d'arriver à cette extrémité, ma mère voulait épuiser tous les moyens de conciliation ; et l'un de ces moyens de conciliation, celui qu'elle regardait comme le plus efficace, était son haricot de mouton et son vin du Soissonnais.
Mais l'homme propose et Dieu dispose. Après trois jours d'attente sur le feu, après trois jours d'attente dans la cave, le haricot de mouton fut mangé et le vin fut bu par des Français.
C'était le corps du maréchal Mortier, chargé de défendre, avec ce qui restait de la jeune garde et une douzaine de pièces de canon, le passage de la forêt.
Notre joie fut grande. Il était beau de voir, à la place des hideux Cosaques que nous attendions, ces beaux jeunes gens pleins d'espoir et de courage.
La jeunesse touche encore à Dieu, c'est ce qui fait qu'elle ne désespère jamais.
Il n'en était pas ainsi des vieux généraux, et surtout du duc de Trévise.
Dans tous ces hommes dont la fortune avait suivi celle de l'empereur il y avait une lassitude étrange. C'est que leur position matérielle était faite ; c'est que, devenus maréchaux, ils étaient arrivés à l'apogée de leur fortune ; tandis qu'il restait toujours quelque chose à désirer à Napoléon, ce désireux de l'impossible.
Aussi, ceux qui ne se couchaient pas morts et sanglants sur les champs de bataille s'arrêtaient-ils sur la route de sa retraite, secouant la tête à sa course éternelle et fiévreuse, et disant : « C'est bon pour cet homme de fer ; mais, pour nous, il est impossible d'aller plus loin. »
Villers-Cotterêts fut une de ces haltes où le duc de Trévise s'engourdit de fatigue. Dans la matinée, nous le vîmes passer à cheval, guidé par M. Deviolaine l'inspecteur, pour aller faire une reconnaissance dans la forêt.
Ma mère détacha la vieille cocarde tricolore qui était restée au chapeau de mon père, depuis la campagne d'Egypte, et la porta à M. Deviolaine avec une espingole.
M. Deviolaine mit la cocarde à son chapeau et l'espingole à l'arçon de sa selle.
Je vois encore le maréchal, ce vétéran de nos premières batailles, qui échappa, pendant toutes nos guerres, à la mitraille de la Prusse, de l'Angleterre, de la Russie et de l'Autriche, pour venir tomber au boulevard du Temple sous la machine infernale de Fieschi.
Il passait, le géant, tout courbé sur son cheval : on eût dit en ce moment qu'un enfant suffisait pour vaincre cet invincible.
Tant que l'Hercule couronné portait le monde à lui tout seul, cela allait bien. Mais, quand il en laissait la moindre part sur les épaules de ses lieutenants, leurs épaules pliaient.
Le soir vint ; il y eut un grand dîner chez M. Deviolaine, on m'y fit venir. Le maréchal me prit entre ses jambes, et me caressa.
Il avait connu mon père.
Je lui demandai des nouvelles de mon parrain Brune ; il était en disgrâce ou à peu près.
Le dîner fut triste, la soirée lugubre. Le maréchal se retira de bonne heure, se coucha et s'endormit.
A minuit, nous fûmes réveillés par des coups de fusil. On se battait dans le Parterre. Le maréchal s'était mal gardé ; l'ennemi venait de lui prendre son parc, et lui-même, à moitié vêtu, s'était sauvé de chez M. Deviolaine par une porte de derrière.
Le matin, l'ennemi avait disparu, emmenant nos douze pièces d'artillerie.
Le même jour, le maréchal se retira sur Compiègne, je crois, et la ville resta abandonnée.
Cette fois, l'ennemi ne devait point tarder à paraître : ma mère se remit à un second haricot de mouton.
Les journées se passaient en alarmes continuelles. Pour deux cavaliers que l'on apercevait sur la grande route, le cri « Les Cosaques ! les Cosaques ! » retentissait. Une espèce de trombe de gens courant, d'enfants criant, passait par les rues. Volets et portes se fermaient sur son passage, et la ville prenait l'aspect funèbre d'une ville morte.
Ma mère, malgré son haricot de mouton, qui bouillait incessamment sur le fourneau, et son vin du Soissonnais, qui attendait le tire-bouchon, s'effrayait comme les autres, fermait sa porte, et alors, dans quelque coin retiré, me pressait sur sa poitrine, tout émue et toute tremblante. On comprend qu'au milieu de ces transes, il n'y avait plus de classes, il n'y avait plus de collège, il n'y avait plus d'abbé Grégoire.
Je me trompe : l'abbé Grégoire, au contraire, était là plus que jamais.
L'abbé Grégoire, c'était la sérénité et, par conséquent, la consolation. Il allait de maison en maison rassurant tout le monde, expliquant que le mal vient du mal, et que, si l'on ne faisait pas de mal à ces Cosaques tant redoutés, de leur côté ils n'en feraient pas.
D'ailleurs, leur intérêt était de ne pas trop faire les méchants. Une fois à Villers-Cotterêts, ils se trouvaient au milieu d'une forêt immense, habitée par trente ou quarante gardes forestiers, qui en connaissaient les tours et les détours mieux qu'Osman ne connaissait ceux du sérail, et qui, à cent pas, étaient tous, un peu plus ou un peu moins, sûrs de mettre une balle dans un écu de six livres. C'étaient là des considérations fort appréciables, même pour des Cosaques.
En attendant, le temps passait ; on se battait à Mormant, à Montmirail, à Montereau ; on assurait même qu'à cette dernière bataille, Bonaparte, comme il l'avait dit lui-même, en se refaisant artilleur, avait sauvé Napoléon.
Soissons avait été repris par nous, le 19 février.
Il y avait cinq jours que le haricot de mouton était sur le feu. On n'attendait plus les Cosaques, de quelque temps, du moins. Nous mangeâmes le haricot de mouton. On avait des nouvelles assez rassurantes. On parlait d'un armistice conclu avec l'empereur d'Autriche, par l'intermédiaire du prince de Lichtenstein. Napoléon était rentré à Troyes le 24, et avait destitué le préfet ; des conférences, enfin, avaient eu lieu à Lusigny pour une suspension d'armes.
Mais bientôt, la flamme se rallume à je ne sais quelle étincelle, et l'on apprend, coup sur coup, les combats de Bar-sur-Aube, de Meaux, et la reddition de La Fère.
L'ennemi se rapprochait de nous.
Ma mère se remit à un troisième haricot de mouton.
Tout à coup, au milieu d'une matinée brumeuse de février, le cri « Les Cosaques ! » retentit. On entend le galop de plusieurs chevaux, et nous voyons déboucher, par la rue de Soissons, une quinzaine de cavaliers à longue barbe, à longue lance, qui semblent bien plutôt des fuyards éperdus que des vainqueurs menaçants.
Devant eux fenêtres et portes se ferment. Leurs chevaux, lancés au galop, parcourent la rue de Largny dans toute sa longueur ; puis ils reviennent sur leurs pas, toujours galopant, se rengouffrent dans la rue de Soissons, d'où ils sont sortis, et disparaissent comme une bruyante et hideuse vision.
A peine ont-ils disparu, qu'on entend un coup de feu.
A ce bruit, ma mère tressaille ; mais la poudre fait sur moi son effet ordinaire ; je glisse entre ses mains, je lui échappe ; je cours, malgré ses cris, à l'entrée de la rue de Soissons.
Sur le seuil d'une porte ouverte, une femme se tord les bras.
C'est la femme d'un marchand bonnetier, nommé Ducoudray.
A ses cris, à ses gestes de désespoir, au fur et à mesure que les portes se rouvrent, les voisins accourent et s'amassent sur la porte.
Je suis arrivé l'un des premiers, et j'ai reconnu la cause de ces cris et de ce désespoir.
A l'approche des Cosaques, le bonnetier a refermé, par crainte, sa porte, qu'après leur premier passage il avait ouverte par curiosité ; en passant, l'un des cavaliers a lâché dans la porte fermée, comme il eût fait dans une cible, un coup de pistolet. La balle a traversé la porte, a frappé M. Ducoudray à la gorge, et lui a brisé la colonne vertébrale.
Il était couché à terre, la tête reposant sur les genoux de sa fille, perdant des flots de sang par sa blessure, qui avait déchiré l'artère, et il ne respirait déjà plus.
La mort avait été instantanée.
De là les cris, de là le désespoir de la femme.
Quant aux Cosaques, ils avaient disparu comme ils avaient apparu, et, sans cette trace sanglante qu'ils avaient laissée de leur passage, la ville aurait pu croire qu'elle venait de faire un mauvais rêve.
Moitié par crainte, moitié pour me faire le porteur de cette importante nouvelle, je repris tout courant le chemin de la maison. Au coin de la rue, je rencontrai ma mère ; elle connaissait déjà la catastrophe.
Cette fois, ni le haricot de mouton, ni le vin du Soissonnais, ne lui parurent un sûr bouclier contre le danger qui menaçait. Elle voyait les Cosaques passant devant notre porte, au lieu de passer devant la porte de M. Ducoudray ; elle voyait le coup de pistolet tiré dans cette porte, et, à la suite de ce coup de pistolet, moi, étendu, sanglant, expiré.
Nous avions une espèce de femme de ménage, qu'on appelait la Reine. Ma mère laissa à la Reine son troisième haricot de mouton et son vin du Soissonnais, la chargea de veiller sur la maison, me prit par la main, et, d'une course presque folle, m'entraîna vers la carrière.
En sortant de la ville, nous nous retournâmes et nous aperçûmes notre troupe de Cosaques montant au galop une longue montagne, qu'on appelle la montagne de Dampleux.
C'était une petite troupe égarée qui s'égarait de plus en plus.
J'ai entendu dire, depuis, que, de ces douze ou quinze hommes, pas un n'était sorti de la forêt.
Nous courions toujours, ma mère et moi, comme courent des gens qui portent l'alarme avec eux ; la panique fut grande : nous annoncions, non seulement la présence des Cosaques, mais encore l'assassinat qu'ils avaient commis dix minutes auparavant.
Tout ce qui était hors de la carrière y rentra à l'instant ; derrière le dernier qui descendit, on retira l'échelle, et, de vingt-quatre heures, nul de la colonie n'eut le courage de se rapprocher de l'ouverture.
Peu à peu cette première terreur se calma ; on se hasarda de mettre le nez au jour. Les plus braves gagnèrent la surface de la terre. On s'informa. On apprit que les Cosaques avaient complètement disparu, et que, sauf le malheur arrivé vingt-quatre heures auparavant, la ville était tranquille.
Ma mère se décida alors à accepter l'offre que lui avait faite madame Picot ; c'était de venir avec moi passer la journée à la ferme, et de ne rentrer à la carrière que le soir, pour y coucher.
S'il naissait quelque incident nouveau, on était à l'instant même prévenu par quelqu'un des nombreux journaliers que M. Picot occupait sur le territoire, et qui, dételant un cheval d'une charrue ou d'une herse, accourait à toute bride à la ferme, et donnait l'alarme.
Cinq ou six jours s'écoulèrent ainsi, pendant lesquels on apprit successivement les combats de Lizy, de Saint-Julien, de Bar-sur-Seine.
Enfin, un jour, nous entendîmes le canon, comme je l'ai dit, de la cour de la ferme. On se battait à Neuilly-Saint-Front.
La nuit qui suivit le combat, je m'endormis la tête pleine de bruit sans doute, et je rêvai que les Cosaques descendaient dans la carrière.
Le matin venu, je communiquai ce rêve à ma mère, à laquelle il fit une telle peur, qu'elle décida que nous partirions le lendemain. Où irions-nous ? Elle n'en savait absolument rien. Seulement, il lui semblait qu'en changeant de place elle conjurerait le danger.

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