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Chapitre XLI


M. Moquet de Brassoire. – L'embuscade. – Trois lièvres me chargent. – Ce qui m'empêche d'être le roi de la chasse. – Faute d'avoir attaqué le taureau par les cornes, je manque d'être éventré par lui. – Sabine et ses petits.

Je demande pardon de la digression ; au reste, elle nous a conduits à Brassoire.
Au bruit de notre voiture, M. Moquet accourut pour nous recevoir. C'était un de ces riches fermiers à l'hospitalité antique, qui, à chaque fois qu'il y avait chez lui une de ces chasses gigantesques réunissant tous les chasseurs des environs, tuait un cochon, un veau et un mouton. D'ailleurs, homme d'esprit, d'instruction, habile à la théorie et à la pratique, et passant pour avoir les plus beaux mérinos qu'il y eût à vingt lieues à la ronde.
Un splendide souper nous attendait. Il va sans dire qu'un chasseur qui se présentait comme moi, simple conscrit, avec des états de service sur lesquels étaient portées, pour toute recommandation, six alouettes et une perdrix, fut l'objet des brocards de toute la compagnie, brocards auxquels M. Moquet, en sa qualité d'hôte, eut le bon esprit de ne point prendre part. Seulement, en nous levant de table :
- Laissez faire, me dit-il tout bas, je vous placerai aux bons endroits, et il ne tiendra pas à moi que, demain soir, ce ne soit vous qui vous moquiez d'eux.
- Soyez tranquille, répondis-je avec cette charmante confiance qui ne m'abandonnait jamais, je ferai de mon mieux.
Le lendemain, à huit heures du matin, tous les chasseurs étaient réunis, et une trentaine de paysans des environs faisaient queue à la grande porte de la ferme.
C'étaient des rabatteurs.
Les chiens hurlaient à faire pitié ; ils comprenaient, ces pauvres animaux, que, dans ces chasses-là, ils n'avaient rien à faire.
A peine en prenait-on un ou deux, choisis parmi les plus rudes jarrets de la troupe, pour les lâcher sur un lièvre blessé et menaçant de gagner la forêt.
Ceux-là avaient d'ordinaire un homme spécialement attaché à leur service, et, à part les courts moments où ils étaient lâchés, demeuraient rigoureusement en laisse.
La chasse commençait à la sortie de la ferme. M. Mocquet expliqua au chef rabatteur le plan général de la journée, se réservant de lui faire connaître, à son moment, le plan particulier de chaque battue.
Je fus placé à cent pas de la ferme, dans un ravin sablonneux ; les enfants, en jouant, avaient creusé un grand trou dans le sable. M. Mocquet m'indiqua ce trou, et m'invita à m'y blottir, m'affirmant que, si je ne bougeais pas, les lièvres viendraient m'y réchauffer les pieds.
Je n'avais pas grande confiance dans la localité. Cependant, comme M. Mocquet commandait en chef l'expédition, il n'y avait pas d'observation à faire. Je m'affaissai dans ma cachette, quitte à en sortir comme une surprise, si l'occasion se présentait.
Le rabat commença. Aux premiers cris poussés par les rabatteurs, deux ou trois lièvres se levèrent, et, après avoir balancé un moment pour savoir quel chemin suivre, ils se mirent, comme les trois Curiaces, à prendre, à distances inégales les uns des autres, la route de mon ravin.
J'avoue que, lorsque je les vis venir à moi aussi directement que s'ils se fussent, en effet, donné rendez-vous dans le trou où j'étais caché, un éblouissement me passa sur les yeux. A travers cette espèce de voile étendu entre eux et moi, je les voyais s'avancer rapidement ; et, à mesure qu'ils s'avançaient, mon coeur battait plus fort. Il faisait six degrés au-dessous de zéro, et l'eau me coulait sur le front. Enfin, celui qui faisait tête de colonne parut prendre résolument le parti de me charger, et vint droit à moi. Depuis le moment de son départ, je le tenais en joue ; j'aurais pu le laisser approcher à vingt pas, à dix pas, à cinq pas ; je n'en eus pas la force : à trente pas, à peu près, je lui lâchai mon coup en plein visage.
Le lièvre fit à l'instant même un tête à la queue des plus significatifs, et commença une série de cabrioles véritablement fantastiques.
Il était évident qu'il était touché.
Je bondis hors de mon trou comme un jaguar, en criant :
- Il y est ! il en tient ! Lâchez les chiens !... Ah ! brigand ! ah ! coquin !... Attends, attends !
Le lièvre entendait ma voix, et n'en faisait que de plus extravagants écarts.
Quant à ses deux compagnons, l'un rebroussa chemin, et força les rabatteurs ; l'autre prit son parti, et passa si près de moi, que, n'ayant plus rien dans mon fusil, je lui jetai le fusil lui-même.
Mais cette agression incidente ne m'avait pas détourné de la poursuite principale. J'étais lancé sur mon lièvre, qui continuait à se livrer à la gymnastique la plus incohérente et la plus effrénée, ne faisant pas quatre pas en droite ligne ; sautant de-ci, sautant de-là ; bondissant en avant, bondissant en arrière ; trompant tous mes calculs, comme mon père avait trompé ceux du caïman, en courant à droite et en courant à gauche ; s'échappant, quand je croyais le tenir ; gagnant dix pas sur moi, comme s'il n'avait pas la moindre égratignure ; puis, tout à coup, rebroussant chemin et venant me passer entre les jambes. On eût dit une gageure. Je ne criais plus : je hurlais. Je ramassais des pierres et je les lui jetais. Quand je me croyais à sa portée, je me laissais tomber à plat ventre, espérant le prendre entre moi et la terre, comme sous un trébuchet. J'apercevais au loin, à travers une sorte de nuage, les autres chasseurs, moitié riants, moitié furieux ; riant de l'exercice auquel je me livrais, furieux du bruit et du mouvement que j'apportais au milieu de la battue, et qui faisait rebrousser chemin à tous les lièvres. Enfin, après des efforts inouïs, j'attrapai le mien par une patte, puis par les deux, puis par le milieu du corps. Il jetait des cris de désespéré ; je le pris contre ma poitrine, comme Hercule avait fait d'Antée, et je regagnai mon trou, tout en ayant soin de recueillir, en passant, mon fusil, gisant sur le chemin déjà parcouru par moi.
De retour à mon domicile, je pus examiner mon lièvre avec attention. Cet examen m'expliqua tout : je lui avais crevé les deux yeux sans lui faire aucune autre blessure.
Je lui allongeai sur la nuque ce fameux coup, qui lui servit comme lièvre, quoique Arnal l'ait appelé le coup du lapin.
Puis je rechargeai mon fusil, le coeur tout bondissant, la main toute tremblante.
Il me sembla bien que la charge était un peu forte, mais j'étais sûr du canon, et cet excédent de quatre ou cinq lignes me donnait la chance de tuer de plus loin.
A peine étais-je replacé, que je vis un autre lièvre venant droit à moi.
J'étais guéri de la manie de le tirer en tête. D'ailleurs, celui-là promettait de me passer en plein travers, à vingt-cinq pas.
Il tint sa promesse. Je l'ajustai avec plus de calme qu'on n'eût pu m'en demander, et fis feu, convaincu que j'avais ma paire de lièvres.
L'amorce brûla, mais le coup ne partit point.
C'était un malheur ! J'essayai un de ces jurons qui allaient si bien à M. Deviolaine, mais je le lâchai à moitié : ils ne m'allaient pas du tout, à moi. Je n'ai jamais su jurer, même dans mes plus grands moments de colère.
J'épinglai mon fusil, je l'amorçai et j'attendis.
Décidément, M. Moquet ne m'avait pas trompé : un troisième lièvre venait sur les traces de ses devanciers.
Comme le dernier, il me passa en plein travers, à vingt pas ! comme le dernier, je l'ajustai, et, quand je le tins bien au bout de mon canon, j'appuyai le doigt sur la détente.
L'amorce seule brûla.
J'étais furieux. C'était à en pleurer de rage.
D'autant plus qu'un quatrième lièvre arrivait au petit trot.
Il en fut de celui-ci comme des deux autres. Il y mit toute la complaisance, et mon fusil tout l'entêtement possible.
Il passa à quinze pas de moi, et, pour la troisième fois, mon fusil brûla son amorce, mais ne partit point.
Cette fois, je pleurai véritablement. Un bon tireur, posté à ma place, aurait tué quatre lièvres ; moi, débutant, j'en eusse certainement tué deux.
C'était la fin de la battue. M. Moquet vint à moi. Placé comme je l'étais, dans un fond, les autres chasseurs n'avaient pu voir le triple accident qui m'était arrivé. Il venait s'informer, voyant tous les lièvres me passer sur le corps et n'entendant aucune détonation, il venait s'informer si j'étais mort ou endormi.
J'étais tout simplement désespéré. Je lui montrai mon fusil.
- Il a brûlé l'amorce trois fois, monsieur Moquet, lui criai-je d'une voix lamentable ; trois fois sur trois lièvres !
- Raté ou brûlé l'amorce ? demanda M. Moquet.
- Brûlé l'amorce !... Que diable peut-il y avoir à la culasse ?
M. Moquet hocha la tête ; puis, en vieux chasseur à qui rien ne manque, il sortit de son carnier un tire-bourre, l'emmancha à l'extrémité de sa baguette, tira d'abord la bourre de mon fusil, puis le plomb, puis la seconde bourre, puis la poudre ; puis, après la poudre, un demi-pouce de terre qui, lorsque j'avais jeté mon fusil après le lièvre, était entré dans le canon, et que j'avais repoussé au fond de la culasse en appuyant ma première bourre sur la poudre.
J'eusse tiré cent lièvres, que mon fusil eût raté cent fois.
Fragilité des choses humaines ! Sans ce demi-pouce de terre, j'avais deux ou trois lièvres et j'étais le roi de la battue.
Tous les lièvres m'étaient passés, excepté un seul, qui était passé à M. Dumont de Morienval, et que M. Dumont avait tué.
Mon bonheur s'était épuisé dans cette première battue. On en fit dix autres, pas un lièvre ne me passa plus à portée.
Je rentrai harassé. J'avais tué mon lièvre à cent pas de la ferme ; M. Moquet avait voulu l'y envoyer tout de suite, mais je n'avais pas voulu m'en séparer ainsi.
Je l'avais porté sur mon dos pendant huit ou dix lieues.
Il va sans dire qu'au milieu des railleries qui brodent toujours un dîner de chasseurs, une bonne part fut envoyée à mon adresse. Les évolutions auxquelles je m'étais livré ; tous les lièvres me passant, par cette intuition que mon fusil était chargé avec de la terre ; aucun lièvre ne me passant plus du moment où mon fusil se trouvait en état ; tout cela, sans compter mon visage, griffé par le lièvre dans ma lutte corps à corps avec lui, tout cela était un admirable texte à quolibets.
Mais une chose me fit oublier toutes ces railleries et tous ces quolibets, pour me plonger dans l'extase d'un ineffable bonheur.
La série de plaisanteries dont j'avais été l'objet s'était terminée par cette phrase de M. Deviolaine :
- N'importe ! je t'emmènerai jeudi à la chasse au sanglier, pour voir si tu prendras à bras-le-corps ces messieurs-là comme tu prends les lièvres.
- Bien vrai, cousin ?
- Bien vrai.
- Mais... là, parole d'honneur ?
- Parole d'honneur.
Et ma joie avait été si grande à cette promesse, que j'avais quitté la table et que j'étais allé, dans la cour, agacer un magnifique taureau qui ne songeait nullement à moi et qui, lassé de mes agaceries, m'eût éventré si je ne fusse pas rentré dans la cuisine en sautant par-dessus une de ces demi-portes à claire-voie, comme il y en a dans presque toutes les fermes.
Le taureau me suivait de si prés, qu'il passa sa tête au-dessus de la demi porte et poussa un rugissement qui fit retentir toute la maison.
Mais madame Moquet prit tranquillement, dans la cheminée, un tison tout brûlant, et alla le mettre sous le nez du taureau, lequel se retira pendant cinq ou six pas à reculons, fit quatre ou cinq bonds gigantesques et disparut dans l'étable.
Je n'avais pas l'habitude de me vanter de ces sortes de prouesses. au contraire, quand quelque chose de pareil m'arrivait, je reprenais aussi vite qu'il m'était possible ma tranquillité et rentrais dans l'endroit d'où j'étais sorti, les mains derrière le dos, comme Napoléon, et chantant Fleuve du Tage ou Partant pour la Syrie, romances fort à la mode à cette époque, d'une voix presque aussi fausse que l'était celle du grand roi Louis XV.
Malheureusement, Mas, le domestique de M. Deviolaine, m'avait vu ; de sorte que ma légèreté à sauter les barrières fut, pendant quinze jours l'objet des félicitations ironiques de Cécile, d'Augustine et de Félix.
Heureusement que Louise ne pouvait pas encore parler ; sans quoi, elle s'en fût bien certainement mêlée comme les autres.
Mas attelait la voiture de son maître ; car, forcé d'être le lendemain de très bonne heure à l'inspection, M. Deviolaine préférait revenir de nuit : il faisait, d'ailleurs, un magnifique clair de lune.
M. Moquet fit à M. Deviolaine mille instances pour qu'il restât ; mais c'était un parti pris, et M. Deviolaine insista pour qu'on se mît en route le soir même.
Il y avait chez M. Moquet une habitude que j'ai rarement retrouvée, même dans les maisons qui se piquent d'aristocratie : c'est que, les chasseurs partis, jamais une pièce de gibier ne restait à la ferme ; chacun avait, dans la caisse de sa voiture, dans sa bourriche ou dans sa carnassière, sa part de gibier faite par le maître de la maison : lui seul était toujours oublié.
En arrivant à Villers-Cotterêts, nous trouvâmes sept lièvres dans les coffres de la voiture.
Il y en avait eu trente-neuf de tués en tout.
Qu'on me permette de consigner ici une étrange preuve d'amour d'une chienne pour ses petits.
A Figaro, ce chien si spirituel qu'avait mon beau-frère lorsque je fis sa connaissance, chien qui montait la garde, qui dansait le menuet, qui saluait les gendarmes, et montrait son derrière aux gardes champêtres, avait succédé une charmante chienne braque, nommée Sabine. Elle n'avait aucun des talents de feu Figaro ; seulement, elle arrêtait et rapportait d'une façon merveilleuse.
Mon beau-frère l'avait laissée à la maison pour deux motifs : le premier, c'est qu'un chien d'arrêt est un accessoire plus gênant qu'utile en battue ; le second, c'est qu'elle était tellement pleine, qu'elle se trouvait hors de service.
Notre étonnement fut donc grand lorsque, en rentrant à la ferme à la fin de la chasse, Victor vit Sabine, qui venait tranquillement au-devant de nous : elle était parvenue à s'échapper et avait instinctivement, avec cette merveilleuse divination des animaux, suivi son maître.
Au moment de partir, on appela Sabine ; mais Sabine ne parut point. On chercha alors, et l'on trouva la pauvre bête dans un coin de la cour, où elle venait de mettre bas trois petits.
Comme Victor n'avait aucunement envie de faire des élèves, il pria le fils de M. Moquet de faire un trou dans un tas de fumier qui était devant la porte, et d'y jeter les trois chiens.
Ce qui avait été dit avait été fait, malgré les gémissements de la pauvre Sabine, que l'on fut obligé d'attacher à la banquette de la voiture, pour être sûr qu'elle revînt à Villers-Cotterêts avec nous.
Sabine pleura un instant ; mais, au bout de quelques minutes, elle se coucha dans nos jambes, et sembla avoir tout oublié.
Seulement, lorsque nous arrivâmes à notre porte, force fut de détacher Sabine.
Sabine sauta de la voiture à terre, sans user du marchepied, et reprit au grand galop la route de Brassoire.
Mon beau-frère l'appela, la siffla, mais inutilement ; plus il appelait et plus il sifflait, plus Sabine redoublait de rapidité.
Il n'y avait pas à courir après elle à pareille heure : il était minuit. Victor la recommanda à Diane Chasseresse, et nous rentrâmes en ayant soin de laisser la porte de l'allée ouverte, pour que Sabine pût regagner sa niche, si par hasard il lui prenait fantaisie de revenir.
Le lendemain, le premier de nous qui se leva retrouva Sabine dans sa niche.
Elle était couchée, et avait ses trois chiens entre ses pattes.
Elle avait été les chercher à Brassoire, et, comme elle n'avait pu en rapporter qu'un entre ses dents à chaque voyage, il était évident qu'elle avait fait trois voyages.
Il y avait trois lieues et demie de Villers-Cotterêts à Brassoire ; c'était vingt et une lieues que Sabine avait faites pendant la nuit.
En récompense de son dévouement maternel, on lui laissa ses trois chiens.

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