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Chapitre XLVII


Ce que c'était que l'homme assassiné, et ce que c'était que l'assassin. – Auguste Picot – L'égalité devant la loi. – Derniers exploits de Marot. – Son exécution.

Le cadavre avait été conduit à l'hôpital, où il était exposé – le juge de paix, le maire, ni le brigadier de gendarmerie, ne l'ayant reconnu.
Je voulus tout naturellement aller voir au jour ce qui m'avait fait si grand- peur la nuit. Ma mère me fit promettre de ne rien dire, sachant que, lorsque j'avais promis, je tenais parole.
Le cadavre était abrité sous un hangar, et couché sur une table.
C'était celui d'un jeune homme de quinze à seize ans. Il était vêtu d'un mauvais pantalon de toile bleue, d'une grosse chemise déchirée au ventre et ouverte sur la poitrine.
La blessure qui paraissait lui avoir donné la mort était une plaie transversale, ouvrant le crâne au-dessus du cervelet, et qui devait avoir été faite avec un instrument contondant.
Il avait les pieds et les mains nus. Ses pieds semblaient ceux d'un homme habitué à la marche ; ses mains, celles d'un homme habitué au travail.
Au reste, comme je l'ai dit, il était tout à fait inconnu dans le pays.
Deux jours s'écoulèrent, pendant lesquels chacun divagua à loisir sur cet événement ; puis, tout à coup, le bruit se répandit que l'assassin venait d'être arrêté.
C'était un berger, au service de M. Picot.
En effet, du bout de la rue de Largny, vers laquelle tout le monde se précipitait, on vit arriver un homme en blouse, les poucettes aux mains, et marchant entre deux gendarmes à cheval et tenant leur sabre nu.
Le type était celui d'un paysan picard de la plus basse classe, vulgaire et rusé. On le conduisit à la prison, dont la porte se referma sur lui.
Mais, toute refermée qu'elle était, la porte n'en continua pas moins d'être assiégée par la foule. C'était un trop grave événement que celui qui venait d'arriver pour que toute la ville ne demeurât point sur pied.
Le juge de paix commença l'instruction ; dans son premier interrogatoire, l'accusé nia tout.
Cependant des preuves terribles s'élevaient contre lui. Les bergers, on le sait, couchent dans une cabane en bois, près du parc de leurs moutons.
La cabane de l'accusé, pendant le jour où avait eu lieu l'assassinat, et pendant la nuit qui avait suivi celle où le cadavre avait été retrouvé ; cette cabane était restée stationnaire à deux cents pas tout au plus de la grande route.
Puis, sur la paille qui, recouverte d'un mauvais matelas, en faisait le fond, on avait reconnu des traces de sang.
En outre, le maillet avec lequel l'accusé enfonçait les piquets de son parc était imprégné de sang à un de ses angles.
Le maillet paraissait être l'instrument à l'aide duquel la plaie mortelle avait été faite.
Malgré toutes ces preuves, comme nous l'avons dit, Marot – c'était le nom de l'accusé – avait nié formellement.
Le juge de paix et le greffier sortirent donc sans avoir rien pu obtenir de lui.
Mais, vers onze heures du soir, il se ravisa, appela le geôlier, nommé Sylvestre, qui, en même temps, était suisse à l'église, et le pria d'aller chercher le juge de paix, en le prévenant qu'il avait des aveux à faire.
Le juge de paix avait averti son greffier, et tous deux s'étaient rendus au cachot de l'accusé.
Cette fois, il ne refusait plus de parler ; il avait, au contraire, toute une histoire à raconter : cette histoire était une accusation de meurtre contre son maître, Auguste Picot.
Voici l'échafaudage, assez habile, bâti par cet homme dans la solitude de son cachot, et à l'aide duquel il espérait entraîner dans sa complicité un homme assez fort pour se tirer d'affaire avec lui. C'est Marot qui raconte.
Le jour de l'assassinat, un jeune homme qui suivait la grande route, cherchant de l'ouvrage, aperçut dans la plaine Marot, occupé à changer son parc de place.
Le jeune homme avait quitté la grande route, et était venu droit au berger, au moment où celui-ci enfonçait son dernier piquet.
Alors, il lui avait exposé sa misère ; il lui avait dit que, n'ayant pas de quoi acheter du pain, il avait traversé la ville sans manger, trop fier qu'il était pour demander l'aumône ; mais que, l'ayant aperçu, lui, homme du peuple, il n'avait pas craint de venir à lui, pour lui tendre la main comme à un frère et lui demander la moitié de son pain.
Marot avait, en effet, tiré de sa cabane un de ces petits pains ronds et épais, comme les fermiers en distribuent le matin à leurs journaliers, et avait partagé le pain avec le voyageur, qui s'était assis près de lui.
Tous deux, adossés à la cabane, avaient commencé à déjeuner. Tout à coup – c'est toujours Marot qui parle – Auguste Picot était arrivé au grand galop de son cheval, et, s'avançant avec brutalité vers son berger :
- Misérable ! lui avait-il dit, crois-tu que je te donne mon pain pour le faire manger à des vagabonds et à des mendiants ?
L'étranger avait voulu répondre, excuser le berger ; mais Picot – toujours suivant l'accusateur – avait poussé son cheval sur lui avec tant de brutalité, que le jeune homme, pour ne pas être foulé aux pieds, avait été forcé de lever son bâton.
A ce geste de défense personnelle, le cheval de Picot, ayant fait une tête à la queue, avait rué des deux pieds de derrière, et, de l'un de ses deux pieds, avait atteint le jeune homme dans la poitrine.
Le jeune homme était tombé sans connaissance.
Alors, meurtrier involontaire, Picot s'était décidé à devenir assassin : d'un accident qu'il voulait cacher, il avait fait un crime.
Regardant autour de lui, il avait vu à terre le maillet avec lequel Marot venait d'enfoncer les piquets de son parc, et, d'un coup violemment assené derrière la tête, avait achevé le malheureux voyageur, qui n'était qu'évanoui.
La mort avait été presque instantanée.
Puis – remarquez bien que ce n'est pas moi qui parle, mais que c'est l'accusateur – Picot avait fait toute sorte de promesses au berger pour que celui-ci l'aidât à cacher son crime.
Le berger avait eu la faiblesse de se laisser toucher par les supplications de son maître : il avait consenti à recéler le cadavre dans sa cabane.
De là les vestiges sanglants qui avaient taché la paille et le matelas.
Le soir arrivé, Picot devait revenir à la cabane ; alors on prendrait le cadavre, et, profitant de l'obscurité, on le transporterait dans le moulin à vent dont Picot avait la clef.
Les deux complices entrés, la porte se serait refermée sur eux et sur le cadavre ; on aurait creusé une fosse, et l'on y aurait enterré le malheureux voyageur.
Mais, comme ils traversaient la route, le bruit d'un cheval, arrivant au galop, les avait effrayés ; ils avaient laissé glisser le cadavre de leurs mains, et avaient tiré chacun de son côté.
Dix minutes après, ils étaient revenus ; mais alors c'étaient le voiturier et sa voiture qui avaient apparu au haut de la montagne de Vauciennes, et les avaient forcés d'abandonner de nouveau leur sombre besogne.
Cette fois, le voiturier avait relevé le cadavre et l'avait rapporté, comme on a vu, à Villers-Cotterêts. Toute espérance de cacher le crime leur avait donc échappé, et ils n'avaient plus dû se préoccuper que d'une chose : c'était de se sauvegarder eux-mêmes.
Marot avait été pris, avait essayé de nier d'abord ; mais ensuite il avait réfléchi et il aimait mieux avouer le rôle passif qu'il avait joué dans toute cette affaire, que de risquer sa vie dans une dénégation complète.
Nous venons de le voir, la fable était assez habilement conçue, non pas pour amener la conviction chez le juge, mais au moins pour le mettre dans la nécessité d'arrêter Picot.
Aussi, le matin venu, apprit-on tout à la fois la dénonciation du berger et l'arrestation de son maître.
La nouvelle fit grand bruit. Picot n'était pas aimé ; il était riche, beau garçon, vigoureux de corps, hautain de parole ; qualités et défaut qui, dans une petite ville, constituent fatalement l'impopularité.
Picot, en réalité, n'avait jamais fait de mal à personne. Eh bien, à la première nouvelle du malheur qui lui arrivait, il eut la moitié de la ville contre lui.
C'était, en vérité, une famille malheureuse que cette famille Picot, et Dieu lui faisait payer bien cher la richesse qu'il lui donnait.
Quatre ans auparavant, Stanislas Picot, on se le rappelle, s'était tué à la chasse. Deux ans auparavant, la ferme avait brûlé, et voilà qu'aujourd'hui le fils aîné était accusé d'assassinat.
L'enquête se poursuivit activement ; il fut décidé qu'on ferait, le lendemain, une visite sur les lieux : le procureur du roi était arrivé de Soissons.
Je me rappellerai toujours l'effet terrible que me produisit la vue de ce cortège traversant la grande place. En tête marchaient les autorités de la ville et le procureur du roi ; puis Picot, entre deux rangs de gendarmes, placés les uns devant, les autres derrière lui ; puis le berger, entre deux autres rangs de gendarmes, disposés de la même façon ; puis toute la ville : les uns sur les portes et aux fenêtres, les autres suivant le cortège.
Tout cela marchait d'un pas rapide, car il pleuvait. On parle de l'égalité devant la loi ; et les juges avaient cru faire de l'égalité en plaçant ces deux hommes à pied, l'un comme l'autre, entre un nombre égal de gendarmes.
Seulement, ils avaient oublié la différence des impressions qui, dans deux organisations différentes, placées relativement l'une au bas, l'autre au haut de l'échelle sociale, assaillaient ces deux coeurs.
Certes, toutes les tortures de la situation étaient pour l'homme élevé.
Pour l'autre, il y avait presque triomphe ; il avait, d'un mot, attiré au même niveau que lui un homme placé si fort au-dessus de lui, que, huit jours auparavant, il en recevait son pain, son salaire, et ne lui parlait que le chapeau à la main.
Aussi, sur le visage ignoble de cet homme, rayonnait la basse satisfaction de la vengeance.
En outre, il avait les sympathies des hommes de sa classe, qui le regardaient comme une victime, et même de quelques organisations envieuses placées dans des classes plus élevées.
Quant à Picot, son visage était calme ; mais on sentait bouillonner dans cette large poitrine la colère, la honte et l'orgueil révoltés.
Non ! la justice ne traitait pas ces deux hommes d'une manière égale, par cela même qu'elle les traitait en égaux.
Le lendemain, ce fut une autre cérémonie non moins sombre : on procéda à l'exhumation.
Toute la discussion porta sur la poitrine meurtrie du jeune homme. Le berger prétendait qu'elle avait été meurtrie par le coup de pied du cheval. Picot répondait que, si elle eût été meurtrie par un coup de pied de cheval, par un seul surtout, assez violent pour amener l'évanouissement, les contours du fer seraient tracés sur cette poitrine, meurtrie, c'est vrai, – mais bien plus probablement par les sabots du berger, que par le fer de son cheval.
Les deux accusés furent envoyés dans les prisons de Soissons.
Au bout d'un mois, une ordonnance de non-lieu fut rendue en faveur de Picot.
Il revint dans sa famille. Mais le coup avait été si violent, qu'il avait brisé l'avenir de cet homme. De hautain qu'il avait été, il devint misanthrope ; il se renferma dans sa propriété de Noue, évita toutes les réunions des jeunes gens de son âge, et finit par épouser la fille d'un gendarme, qui depuis longtemps était sa maîtresse.
Sans doute – car il y a une récompense au bout de tout malheur non mérité – sans doute, c'est une voie douloureuse par laquelle la Providence l'a conduit à la simplicité et au bonheur.
Il a d'abord eu une grande joie, la joie réelle de ce monde : son père et sa pauvre mère, qu'il aimait tant, sont morts près de lui dans la plus extrême vieillesse.
Le berger fut condamné à douze ou quinze ans de prison, je crois, pour avoir volé des habits trouvés sur un homme mort.
Etrange jugement, qui constatait un crime, mais sans désigner de criminel !
Maintenant, voici de nouveaux détails que j'ai recueillis depuis le procès :
Le jeune homme que j'avais trouvé assassiné, le 13 septembre 1816, se nommait Félix-Adolphe-Joseph Billaudet ; il était fils de Francois-Xavier- Léger Billaudet, huissier audiencier près le tribunal de première instance de l'arrondissement de Strasbourg ; il était né à Strasbourg le 1er avril 1801, et avait, par conséquent, à l'époque de sa mort, quinze ans, six mois et douze jours.
Il était domestique chez M. Maréchal, inspecteur forestier à Vervins, et porteur, lors de l'assassinat, d'un passeport pour Paris délivré à Vervins le 8 septembre 1816.
Probablement, à cette heure, le père et la mère de ce pauvre enfant sont morts, et je suis peut-être le seul au monde qui, dans ce retour vers ma jeunesse, pense encore à lui.
Quant à Marot, en sortant de prison, il revint dans le pays, et se fixa d'abord dans le village de Vivières, où il exerça la profession de boucher.
Puis, de là, les affaires allant mal, à ce qu'il paraît, il alla s'établir à Chelles, petit village situé à deux ou trois lieues de Villers-Cotterêts.
Quelque temps après ce déménagement, sa femme mourut d'une façon étrange et fatale. En tirant de l'eau dans un puits, elle pesa sur le boulon de la poulie, qui cassa ; elle fut précipitée de trente pieds, et mourut noyée.
Cette mort fut regardée comme un accident.
Un peu plus tard, on trouva enterré, à un ou deux pieds de profondeur seulement, entre Vivières et Chelles, le cadavre d'un jeune charretier, qui paraissait avoir été assassiné d'un coup de pistolet tiré à bout portant dans le dos.
Malgré toutes les recherches qui furent faites, on ne put découvrir l'assassin ou les assassins.
Enfin, plus tard encore, Marot alla lui-même faire chez le juge de paix la déclaration d'un nouvel événement qui venait de se passer. Un jeune peintre- vitrier, qui était venu lui demander l'hospitalité, faute d'argent pour aller à l'auberge, et à qui il l'avait généreusement accordée, était mort, pendant la nuit, dans le grenier où il lui avait étendu une botte de paille, d'une colique de miserere. On enterra le jeune peintre.
Peu de jours après, des poules qu'avait Marot furent trouvées mortes dans les cours et dans les jardins voisins.
Elles paraissaient empoisonnées. On rapprocha les faits, et l'on commença de prendre des soupçons.
Marot fut arrêté. Son propre enfant déposa contre lui, et le fit condamner.
Le jeune peintre avait été empoisonné dans sa soupe. Le poison à l'aide duquel le crime avait été exécuté était de l'arsenic, versé par Marot dans son assiette.
Le jeune homme se plaignait que la soupe avait un singulier goût ; le fils de Marot en prit une cuillerée dans son assiette et la goûta : il fut de l'avis du peintre.
- La soupe, répondit Marot, a un drôle de goût parce qu'elle est faite avec une tête de cochon. Quant à toi, gourmand, ajouta-t-il en s'adressant particulièrement à son fils, mange ta soupe, et laisse ce garçon manger la sienne : chacun sa part.
Cependant, le goût de cette soupe était tellement âcre, que le jeune peintre en avait laissé la moitié. On avait jeté le reste sur le fumier ; les poules l'avaient mangé, et, poursuivies par la douleur, s'étaient éparpillées à droite et à gauche, dénonçant de leur côté l'empoisonnement par leur mort.
Cette fois, les charges qui s'élevaient contre Marot furent si fortes, qu'il ne put nier.
Alors, voyant qu'il n'y avait plus de salut à espérer pour son dernier crime, il avoua tous les autres.
Il avoua que c'était lui qui avait tué Billaudet, pour lui prendre six à huit francs qu'il avait sur lui.
Il avoua qu'il avait limé le boulon de la poulie, pour que sa femme, qui venait de lui faire une donation, fût précipitée dans le puits, et se tuât en tombant ou s'y noyât.
Il avoua que c'était lui qui avait tué d'un coup de pistolet à bout portant, et pour lui voler trente francs qu'il venait de recevoir, le jeune charretier dont le cadavre avait été retrouvé entre Chelles et Vivières.
Il avoua, enfin, que c'était lui qui, pour lui voler douze francs, avait empoisonné le jeune peintre-vitrier, en jetant de l'arsenic dans son assiette.
Marot fut condamné à mort, et exécuté à Beauvais en 1828 ou 1829.

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