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Chapitre V


Suites du coup d'épée au front. – Saint-Georges et les chevaux de remonte. – Querelle que lui cherche mon père. – Mon père passe à l'armée de Sambre- et-Meuse. – Il donne sa démission et revient à Villers-Cotterêts. – Il est rappelé à Paris pour faire le 13 vendémiaire. – Bonaparte le fait à sa place. – Attestation de Buonaparte. – Mon père est envoyé dans le pays de Bouillon, puis nommé commandant de place à Landau. – Il retourne comme général divisionnaire à l'armée des Alpes. – Le sang et l'honneur anglais. – Bonaparte nommé général en chef de l'armée d'Italie. – Campagne de 1796.

Du moment où on ne le guillotinait pas, mon père était enchanté de se retrouver à Paris.
Depuis quelque temps, il lui était poussé une loupe au front, laquelle lui donnait d'effroyables maux de tête. Cette loupe lui était venue à la suite de ce coup de pointe qu'il avait reçu dans un des trois duels qu'il avait eus au régiment pour soutenir la prééminence de la reine sur le roi. Il en résultait que la loupe était adhérente au crâne et que son extirpation présentait quelque danger.
L'opération fut faite avec beaucoup de bonheur par M. Pelletan.
Le 15 thermidor de la même année, un arrêté du comité de salut public nomma mon père commandant de l'Ecole de Mars établie au camp des Sablons.
Ce commandement ne fut pas de longue durée.
Le 18 thermidor, c'est-à-dire trois jours après cette nomination, il fut envoyé à l'armée de Sambre-et-Meuse.
Mais, avant de quitter Paris, mon père avait un compte à régler avec son ancien colonel Saint-Georges.
Nous avons dit en temps et lieu que, loin de se rendre à son régiment, Saint- Georges avait trouvé plus commode de demeurer à Lille, où il s'était fait envoyer, par le gouvernement, des chevaux de remonte ; ce qui ne l'avait pas empêché, en vertu des pouvoirs que s'arrogeaient les chefs de corps à cette époque, de requérir une énorme quantité de chevaux de luxe dont il avait trafiqué.
Le chiffre auquel ces chevaux étaient estimés montait à près d'un million.
Quoiqu'on ne fût pas bien sévère à cette époque sur ces sortes de peccadilles, Saint-Georges s'était donné de telles licences, qu'il fut appelé à Paris pour y rendre ses comptes. Comme les comptes de Saint-Georges étaient fort mal tenus, il trouva à propos de tout rejeter sur mon père, en disant que c'était le lieutenant-colonel Dumas qui avait été chargé de la remonte du régiment.
Le ministre de la guerre écrivit donc à mon père, lequel prouva immédiatement qu'il n'avait jamais commandé une seule réquisition ni acheté ni vendu un seul cheval.
La réponse du ministre déchargea entièrement mon père. Mais il n'en avait pas moins gardé rancune à Saint-Georges, et, comme sa loupe, qui le faisait horriblement souffrir, l'entretenait dans une mauvaise humeur continuelle, il avait positivement résolu de se couper la gorge avec son ancien colonel.
Saint-Georges, tout brave qu'il était, le pistolet ou l'épée à la main, aimait assez à choisir ses duels. Heureux ou malheureux, celui-là devait faire grand bruit.
Mon père se présenta donc trois fois chez Saint-Georges sans le trouver ; puis il y retourna trois fois encore, en laissant chaque fois sa carte.
Enfin, sur la dernière de ces cartes, il écrivit au crayon une menace tellement pressante que, le surlendemain du jour où il avait été opéré, mon père étant couché et gardé par Dermoncourt le même qui, sur son ordre, avait fait du bois de chauffage de la guillotine de Saint-Maurice, Saint- Georges se présenta chez lui, et, sur l'annonce de l'indisposition qui le retenait au lit, allait se retirer en laissant sa carte à son tour, lorsque Dermoncourt, qui avait fort entendu parler de lui, voyant un mulâtre admirablement bel homme et qui bégayait en parlant, reconnut Saint Georges, et, allant à lui :
- Ah ! monsieur de Saint-Georges, lui dit-il, c'est vous !... Ne vous en allez pas, je vous prie ; car, tout malade qu'il est, le général est homme à courir après vous, tant il a hâte de vous voir.
Saint-Georges prit à l'instant même son parti.
- Oh ! ce cher Dumas, s'écria-t-il, je crois bien qu'il a désir de me voir ; et moi donc ! nous avons toujours été si bons amis. Où est-il ? où est-il ?
Et, s'élançant dans la chambre, il alla se jeter sur le lit, prit mon père dans ses bras, le serrant à l'étouffer.
Mon père voulut parler ; mais Saint-Georges ne lui en laissa point le temps.
- Ah ça ! mais, lui dit-il, tu voulais donc me tuer ? me tuer, moi ? Dumas, tuer Saint-Georges ? Est-ce que c'est possible ? mais est-ce que tu n'es pas mon fils ? est-ce que, quand Saint-Georges sera mort, un autre que toi peut le remplacer ? Allons vite, lève-toi ! Fais-moi servir une côtelette, et qu'il ne soit plus question de toutes ces bêtises-là !
Mon père était fort décidé d'abord à pousser l'affaire à fond. Mais que dire à un homme qui se jette sur votre lit, qui vous embrasse, qui vous appelle son fils, et qui vous demande à déjeuner ?
Ce que fit mon père ; il lui tendit la main en disant :
- Ah ! brigand, tu es bien heureux que je sois ton successeur comme tu dis, au lieu d'être celui du dernier ministre de la guerre ; car je te donne ma parole que je te ferais pendre.
- Oh ! guillotiner au moins, dit Saint-Georges en riant du bout des lèvres.
- Non pas, non pas ; ce sont les honnêtes gens que l'on guillotine à cette heure ; mais les voleurs, on les pend.
- Voyons, franchement, quelle était ton intention en venant chez moi ? dit Saint-Georges.
- De t'y trouver d'abord.
- C'est trop juste ; mais après ?
- Après ?
- Oui.
- Je serais entré dans la chambre où l'on m'aurait dit que tu étais, j'aurais refermé la porte derrière moi, j'aurais mis la clef dans ma poche, et celui de nous deux qui, au bout de cinq minutes, eût encore été vivant se serait chargé de l'ouvrir.
- Alors, dit Saint-Georges, tu vois que j'ai bien fait de ne pas m'y trouver.
Or, comme, en ce moment-là même, la porte s'ouvrait pour annoncer qu'on était servi, la discussion finit et le déjeuner commença.
De l'armée de Sambre-et-Meuse, mon père passa avec la rapidité de mouvements que la Convention faisait exécuter à cette époque à ses généraux, au commandement en chef de l'armée des côtes de Brest ; mais, seize jours après cette nomination, tous ces commandements factices lui déplaisant, il donna sa démission et se retira à Villers-Cotterêts, près de ma mère, qui déjà, depuis un an ou deux, était accouchée de ma soeur aînée.
Il était là fort heureux, fort tranquille, et espérait y être fort oublié près de sa jeune femme, lorsque, le 14 vendémiaire, au matin, il reçut cette lettre :

« Paris, 13 vendémiaire de l'an IV de la République française une et indivisible.
Les représentants du peuple chargés de la force armée de Paris et de l'armée de l'intérieur,
« Ordonnent au général Dumas de se rendre de suite à Paris, pour y recevoir les ordres du gouvernement. »
                    J.-J.-B. Delmas.
                    Laporte.

Que se passait-il donc à Paris ?
Nous allons le dire.
Le 13 vendémiaire s'accomplissait. Bonaparte mitraillait les sections sur les marches de l'église Saint-Roch.
La Convention avait jeté les yeux sur mon père pour la défendre ; mon père n'était point à Paris. Barras proposa Bonaparte, et Bonaparte fut accepté.
Cette heure, qui sonne une fois, dit-on, dans la vie de tout homme et qui lui ouvre l'avenir, avait sonné infructueusement pour mon père. Il prit la poste à l'instant même ; mais il n'arriva que le 14.
Il trouva les sections vaincues et Bonaparte général en chef de l'armée de l'intérieur.
Voici le certificat qui lui fut délivré ; nous copions ce précieux document sur la pièce originale :

                    Liberté, Justice, Egalité

« Nous, officiers généraux et autres, certifions et attestons que le citoyen Alexandre Dumas, général d'armée, est arrivé le 14 vendémiaire à Paris, et qu'aussitôt il s'est rallié avec ses frères d'armes autour de la Convention nationale pour la défendre contre l'attaque des rebelles qui ont mis bas les armes dans cette journée.

Paris, ce 14 Brumaire, l'an quatrième de la République française.
« Ont signé : J.-J.-B. Delmas ; Laporte ; Gaston ; Bernard, aide de camp ; Huché, général de division ; Th. Artel, capitaine-adjudant général ; Bertin, général de brigade ; Parein, général de division ; Roinay, commissaire ordonnateur. »

Puis, au-dessous de toutes ces signatures, de son écriture illisible dont chaque lettre semble un noeud gordien, l'homme qui venait de ramasser la Révolution dans le sang avait écrit ces trois lignes :
« Certifié vrai.
« Le général en chef de l'armée de l'intérieur, »
                    Buonaparte.

Trois mois plus tard, il supprimera l'u qui italianise son nom et signera Bonaparte.
C'est pendant ces trois mois sans doute qu'il a eu son apparition comme Macbeth et que les trois sorcières lui ont dit : « Salut ! tu seras général en chef ; salut ! tu seras premier consul ; salut ! tu seras empereur. »
La Convention, sauvée par Bonaparte, termina le 26 octobre sa session de trois ans, par un décret d'amnistie pour tous les délits révolutionnaires qui n'étaient pas compliqués de vol ou d'assassinat.
Puis, après avoir rendu huit mille trois cent soixante et dix décrets elle se retire ou plutôt se réorganise pour reparaître sous la triple forme du conseil des Anciens, du conseil des Cinq-Cents et du Directoire.
Les cinq directeurs sont : La Réveillère-Lepaux, Letourneur de la Manche, Rewbell, Barras et Carnot.
Tous cinq sont conventionnels ; tous cinq ont voté la mort du roi.
Ces nominations toutes révolutionnaires amènent une émeute dans le pays de Bouillon. Le 23 Brumaire an IV, mon père, remis en activité, est envoyé pour comprimer cette révolte, résultat auquel il arrive sans effusion de sang.
De là, mon père passe de nouveau à l'armée de Sambre-et-Meuse et à l'armée du Rhin ; est nommé commandant de place à Landau, le 21 nivôse an IV ; revient passer en congé à Villers-Cotterêts le mois de ventôse ; enfin il retourne comme général divisionnaire, le 7 messidor, à cette armée des Alpes qu'il a commandée en chef et dont la destination est de garder la frontière et d'observer le Piémont, avec lequel on est en paix.
D'abord, mon père avait eu envie de refuser. En temps de guerre, il eût tout pris, même le fusil d'un soldat ; en temps de paix, il était plus difficile.
- Acceptez toujours, général, lui dit Dermoncourt ; vous serez là sur le chemin de l'Italie. De Chambéry à Suze, il n'y a que le mont Cenis à traverser.
- En ce cas, répondit mon père, j'ai bien fait de le prendre.
Et il partit.
En effet, comme nous l'avons dit, la guerre, éteinte avec l'Espagne, la Prusse, la Toscane, le Piémont et la Hollande, est restée vivace entre nous et nos deux éternelles ennemies, l'Autriche et l'Angleterre.
Le 17 novembre 1795, les Anglais, attendus vainement à Quiberon, ont évacué l'île Dieu. Sombreuil et douze cents émigrés français sont passés par les armes. Au bruit de la fusillade qui retentit jusqu'à Londres, Pitt s'écrie :
- Du moins, le sang anglais n'a coulé d'aucune blessure.
- Non, lui répond Sheridan ; mais l'honneur anglais a coulé par tous les pores.
Quant à l'Autriche, nous continuons de la rencontrer au nord et au sud à la fois. Masséna lui gagne, au sud, la bataille de Loano, et Bernadotte, au nord, le combat de Crutznach.
Seulement, on ne profitait pas de ces victoires. Bonaparte soumit, par l'entremise de Barras, au Directoire un vaste plan qui fut adopté.
On était en train d'en finir avec la Vendée, où Hoche faisait fusiller Stofflet et Charette. Débarrassée de cette inflammation d'entrailles, la France, complètement guérie à l'intérieur, pouvait jeter toutes ses forces sur l'Allemagne et l'Italie.
Voici quel était le plan du Directoire :
La Vendée pacifiée, on prenait immédiatement l'offensive. Nos armées du Rhin bloquaient et assiégeaient Mayence, soumettaient les uns après les autres les princes de l'empire, transportaient le théâtre de la guerre dans les Etats héréditaires et s'établissaient dans les splendides vallées du Main et du Neckar.
Dès lors, elles ne coûtaient plus rien à la France, la guerre défrayait la guerre.
Quant à l'Italie, il fallait y remporter une grande victoire qui décidât le roi de Piémont à la paix, ou qui permit de lui enlever ses Etats. Cette opération achevée, le royaume de Piémont effacé de la carte d'Italie et réuni à la France sous le nom du département du Pô, on franchissait le fleuve en évitant Pavie ; on enlevait Milan à l'Autriche ; puis on s'enfonçait dans la Lombardie, et l'on venait, par le Tyrol et par Venise, frapper aux portes de Vienne.
L'Italie, comme l'Allemagne, et certes aussi bien que l'Allemagne, l'Italie nourrissait nos armées.
En conséquence de ce plan et dans le but de le mettre à exécution, Hoche, pour achever la pacification de la Vendée, réunit sous son commandement les trois armées des côtes de Cherbourg, des côtes de Brest et de l'ouest – cent mille hommes –, Jourdan conserva le commandement de l'armée de Sambre-et-Meuse, Moreau remplaça Pichegru sur le Rhin, et Bonaparte fut nommé général en chef de l'armée d'Italie.
Le 21 mars 1796, Bonaparte quitta Paris, emportant dans sa voiture deux mille louis. C'est tout ce qu'il avait pu réunir, en joignant à sa propre fortune et à celle de ses amis les subsides du Directoire. Alexandre emportait sept fois plus, lorsqu'il partit pour conquérir les Indes. Il est vrai que chaque louis d'or, à l'époque de Bonaparte, valait sept mille deux cents francs en assignats.
Pourquoi Bonaparte, à ces belles armées du Rhin, à ces quatre-vingt mille hommes bien armés et bien équipés, qu'on mettait sous les ordres de Jourdan et de Moreau, et qu'on eût mis sous les siens s'il eût voulu, préférait-il les vingt-cinq mille soldats nus et affamés de la rivière de Gênes ? C'est que l'Italie est l'Italie, c'est-à-dire le pays des riches souvenirs ; c'est qu'il préférait l'Eridan et le Tibre au Rhin et à la Meuse, le Milanais au Palatinat ; c'est qu'il aimait mieux être Annibal que Turenne, ou le maréchal de Saxe.
En arrivant à Nice, il trouva une armée sans vivres, sans vêtements, sans souliers, luttant à grand-peine pour se maintenir dans ses postes et ayant devant elle soixante mille hommes de troupes autrichiennes et les généraux les plus renommés de l'empire.
Le lendemain de son arrivée, Bonaparte fit distribuer à chaque général, pour son entrée en campagne, la somme de quatre louis ; puis, montrant aux soldats les campagnes d'Italie :
- Camarades, leur dit-il, vous manquez de tout au milieu de ces rochers ; jetez les yeux sur ces riches plaines qui se déroulent à vos pieds, elles vous appartiennent, allons les prendre.
C'était à peu près le discours qu'Annibal avait tenu, il y avait dix-neuf cents ans, à ses Numides, accroupis comme des sphinx sur les plus hauts rochers des Alpes et regardant l'Italie de leurs yeux ardents, et, depuis dix-neuf cents ans, il n'était passé entre ces deux hommes que deux autres hommes dignes de leur être comparés, César et Charlemagne.
Bonaparte avait, comme nous l'avons dit, soixante mille hommes à peu près devant lui ; vingt-deux mille, sous les ordres de Colli, campaient à Céva, sur le revers des monts ; trente-huit mille sous les ordres de Beaulieu, coeur de jeune homme sous des cheveux blancs, s'avançaient vers Gênes par les routes de la Lombardie.
Bonaparte transporte son armée à Albenga, et, le 11 avril, heurte Beaulieu, près de Voltri.
De ce choc jaillit l'étincelle qui va embraser l'Italie. En onze jours, le jeune général en chef bat cinq fois les ennemis : à Montenotte, à Millesimo, à Dego, à Vico et à Mondovi. En onze jours, les Autrichiens sont séparés des Piémontais, Provera est pris, le roi de Sardaigne est forcé de signer un armistice dans sa propre capitale, et de livrer les trois forteresses de Coni, de Tortone et d'Alexandrie.
Alors Bonaparte s'avance vers la haute Italie, et, devinant les succès à venir par les succès passés, il écrit au Directoire :

« Demain, je marche sur Beaulieu, je l'oblige à repasser le Pô, je le passe immédiatement après lui, je m'empare de toute la Lombardie, et, avant un mois, j'espère être sur les montagnes du Tyrol, y trouver l'armée du Rhin et porter, de concert avec elle, la guerre dans la Bavière. »

En effet, Beaulieu est poursuivi ; il se retourne inutilement pour s'opposer au passage du Pô ; le Pô est franchi. Il se met à couvert derrière les murs de Lodi ; un combat de trois heures l'en chasse : il se range sur la rive gauche en défendant de toute son artillerie le pont qu'il n'a pas eu le temps de couper. L'armée française se forme en colonne serrée, se précipite sur le pont, renverse tout ce qui s'oppose à elle, éparpille l'armée autrichienne et poursuit sa marche en lui passant sur le corps. Alors Pavie se soumet, Pizzighitone et Crémone tombent, le château de Milan ouvre ses portes, le roi de Sardaigne signe définitivement la paix, les ducs de Parme et de Modène suivent son exemple, et Beaulieu n'a que le temps de se renfermer dans Mantoue.
C'est en ce moment que l'on apprend que Wurmser arrive : il amène soixante mille hommes : trente mille détachés de l'armée du Rhin, trente mille qui viennent de l'intérieur de l'Autriche.
Ces soixante mille hommes vont déboucher par le Tyrol.
Voici quel est l'état des forces françaises et ennemies :
L'armée française était entrée en Italie, forte de trente à trente-deux mille hommes, sur lesquels elle en avait perdu deux mille ; à peu près neuf mille hommes étaient arrivés de l'armée des Alpes, quatre ou cinq mille avaient rejoint, sortant des dépôts de la Provence et du Var. L'armée comptait donc de quarante-quatre à quarante-cinq mille hommes échelonnés sur l'Adige ou groupés autour de Mantoue.
En outre, la Vendée étant pacifiée, on pouvait compter sur deux divisions tirées de l'armée de l'ouest. Mais encore fallait-il donner à ces deux divisions le temps de traverser la France.
L'armée autrichienne se composait de dix à douze mille hommes, sans compter les malades et les blessés enfermés dans Mantoue ; de douze ou quinze mille hommes, débris des batailles livrées depuis le commencement de la campagne et éparpillés dans la. haute Italie, et des soixante mille hommes amenés par Wurmser.
Ces soixante mille hommes, non seulement on en faisait grand bruit, mais on doublait hardiment leur nombre. Cette fois, Bonaparte allait avoir affaire non seulement, disaient ces mêmes bruits, à une armée quatre fois plus forte que la sienne, mais encore à un général digne de lui. Annibal allait trouver son Scipion ; on répétait le vieux dicton : L'Italia fu e sarà sempre il sepolcro dei Francesi. L'Italie fut et sera toujours le tombeau des Français.
Wurmser avait, comme nous l'avons dit, soixante mille hommes ; de ces soixante mille hommes, il en avait détaché vingt mille qu'il avait donnés à Quasdanovitch, avec ordre de prendre la route qui tourne le lac de Garda, longe le petit lac d'Idra, et qui, après avoir traversé la Chiese, vient déboucher à Salo.
Quant aux quarante mille autres, il les prit avec lui, les divisa sur les deux routes qui longent l'Adige, les uns marchant sur Rivoli, les autres allant déboucher sur Vérone.
Ainsi l'armée française réunie autour de Mantoue était enveloppée, attaquée sur son front par l'armée de Wurmser, attaquée sur ses derrières par la garnison de Beaulieu et par ces autres dix mille hommes éparpillés que l'on rallierait.
Tout ce plan de Wurmser fut révélé à Bonaparte par son exécution même.
Coup sur coup il apprend : que Quasdanovitch a attaqué Salo, en a chassé le général Sauret, et que le général Guyeux y reste seul, dans un vieux bâtiment où il s'est jeté avec quelques centaines d'hommes ; que les Autrichiens ont forcé la Corona entre l'Adige et le lac de Garda ; enfin qu'ils viennent de déboucher devant Vérone ; le lendemain, ils sont à Brescia ; sur tous les ponts, ils vont passer l'Adige.
Soit doute de sa fortune, soit qu'au contraire il veuille montrer la supériorité de son génie, Bonaparte rassemble ses généraux en conseil ; tous sont d'avis de battre en retraite. Augereau seul, le soldat de Paris, l'enfant du faubourg Saint-Antoine, déclare que l'on peut décider ce que l'on voudra, mais que ni lui ni sa division ne reculeront d'un pas.
Bonaparte fronce le sourcil car d'avance cette décision est la sienne. D'où vient qu'Augereau a été de son avis ? Est-ce témérité ou génie ? Il regarde cette tête, vigoureusement accentuée, mais déprimée aux tempes et renflée à l'occiput ; c'est purement et simplement de la témérité.
Bonaparte congédie le conseil de guerre sans rien décider hautement ; mais vis-à-vis de lui-même son plan est fait.
Bonaparte a son quartier général à Castelnuovo, presque à la pointe du lac de Garda ; il réunira autour de lui une masse aussi considérable que possible, en levant le siège de Mantoue. Il abandonnera le bas Mincio et la basse Adige ; il concentrera toutes ses forces sur Peschiera et battra séparément, avant qu'ils aient fait leur jonction, Quasdanovitch et Wurmser.
C'est par Quasdanovitch, le plus rapproché et le moins fort, qu'il commencera.
Le 21 thermidor 31 juillet, tandis que Serrurier abandonne le siège de Mantoue, brûlant ses affûts, enclouant ses canons, enterrant ses projectiles et jetant ses poudres à l'eau, Bonaparte passe le Mincio à Peschiera, bat Quasdanovitch à Lonato, tandis qu'Augereau entre dans Brescia sans coup férir et que le général Sauret, remontant jusqu'à Salo, va dégager Guyeux, qui, sans pain et sans eau, se bat depuis deux jours et tient dans son vieux bâtiment.
Quasdanovitch, qui croit nous surprendre et nous battre, a été surpris et battu ; il s'arrête effrayé, décidé à ne point s'engager davantage sans savoir ce qu'est devenu Wurmser.
Bonaparte s'arrête de son côté ; le véritable ennemi à craindre, c'est Wurmser. C'est à Wurmser qu'il faut faire face : ses arrière-gardes deviendront ses avant-gardes, et vice versa ; il se retourne, il était temps !
Les généraux de Wurmser ont passé non seulement l'Adige, mais encore le Mincio, sur lequel ils doivent faire à Peschiera leur jonction avec Quasdanovitch ; Bayalist s'avance sur la route de Lonato, et Lilpay a repoussé de Castiglione le général Valette, tandis que Wurmser s'est avancé sur Mantoue, qu'il croit toujours bloquée, avec ses deux divisions d'infanterie et deux de cavalerie.
En arrivant au quartier du général Serrurier, il trouve les affûts en charbon et les canons encloués.
Bonaparte a eu peur, il s'est enfui. Le calcul du génie est, aux yeux du général autrichien, l'effet de la peur.
Pendant ce temps-là, Bonaparte, que Wurmser croit fugitif. coupe en deux l'armée de Bayalist à Lonato, en jette sur Salo une portion que poursuit et qu'éparpille Junot, se met à la poursuite de l'autre, qu'il pousse sur Castiglione. Les Autrichiens fugitifs rencontrent, les uns le général Sauret à Salo, les autres le général Augereau à Castiglione : des deux côtés, ils sont pris entre deux feux.
On fait trois mille prisonniers à Salo, on fait quinze cents prisonniers à Castiglione, on tue et l'on blesse trois à quatre mille hommes, on prend vingt pièces de canon et l'on mêle les fuyards de Bayalist à ceux de Quasdanovitch.
Wurmser a reconnu son erreur, à peine entré dans Mantoue : il accourt au bruit du canon, il arrive avec quinze mille hommes, en rallie dix mille à Bayalist et à Lilpay, et se met en ligne pour offrir le combat.
Bonaparte l'acceptera, mais il lui faut toutes ses troupes ; il part au galop pour Lonato ; depuis trois jours, il a tout vu, tout ordonné, tout fait par lui- même ; dans ces trois jours, il a crevé cinq chevaux. Il arrive à Lonato ; une partie des troupes qui sont dans la ville se portera sur Salo et sur Gravado, pour achever Quasdanovitch ; tout ce qui restera de disponible redescendra avec lui à Castiglione : à son ordre, les troupes se mettent en marche, chacune pour sa destination ; il reste à Lonato avec mille hommes ; il y prendra quelques instants de repos, et, le soir, il sera à Castiglione pour présenter la bataille à Wurmser au point du jour.
Bonaparte vient de descendre de cheval et de se mettre à table, quand on lui annonce que Lonato est entouré par quatre mille hommes et qu'un parlementaire autrichien est là qui vient le sommer de se rendre.
Avec ses mille hommes, Bonaparte pourrait faire face aux quatre mille et les battre peut-être ; mais il est pressé, c'est une autre ressource qu'il faut employer.
Il ordonne à tout son état-major de monter à cheval, se fait amener le parlementaire et ordonne qu'on lui débande les yeux.
Le parlementaire, qui ne savait pas à qui il avait affaire, s'étonne en voyant un état-major, là où il ne croyait trouver que quelques officiers ; il n'en remplit pas moins sa mission.
- Mais, malheureux ! lui dit Bonaparte quand il a fini, mais vous ne savez donc ni qui je suis, ni où vous êtes ? Je suis le général en chef Bonaparte, et vous êtes tombé, vous et vos quatre mille hommes, au milieu de mon armée. Allez donc dire à ceux qui vous envoient que je leur donne cinq minutes pour se rendre, ou que je les ferai tous passer au fil de l'épée pour les punir de l'insulte qu'ils osent me faire.
Un quart d'heure après, les quatre mille hommes avaient mis bas les armes.
A la nuit tombante, Bonaparte était à Castiglione.
Le lendemain, Wurmser était battu et laissait deux mille hommes sur le champ de bataille, où nos soldats harassés de fatigue couchaient pêle-mêle avec les morts.
En cinq jours, Bonaparte, avec trente mille hommes, venait d'en battre soixante mille ; Wurmser avait perdu vingt mille hommes tués, blessés ou prisonniers. Il avait repris la route de Rivoli entre l'Adige et le lac de Garda pour rentrer dans le Tyrol.
Bonaparte réunit vingt-huit mille hommes, se lance à la poursuite de Wurmser, qui, en ralliant Quasdanovitch, en aura encore quarante mille. Il gagne la bataille de Roveredo, entre à Trente, la capitale du Tyrol, laisse Vaubois à la garde de Trente, se jette dans les gorges du Tyrol à la poursuite de Wurmser ; avec dix-huit mille hommes, il en chasse devant lui trente mille, fait vingt lieues en deux jours, rejoint Wurmser sur les bords de la Brenta, lui livre la bataille de Bassano, lui fait quatre mille prisonniers, lui prend tout son matériel, l'accule sur l'Adige, et ne lui laisse d'autre ressource que d'aller, avec les quatorze mille hommes qui demeurent encore près de lui, demander un abri aux murs de Mantoue, qu'il était venu pour débloquer avec soixante mille hommes.
C'était la troisième armée autrichienne que Bonaparte détruisait depuis son entrée en Italie.
Wurmser, entré dans Mantoue, résolut de s'y défendre jusqu'à la dernière extrémité, et, pour ajouter aux vivres, il fit tuer et saler les sept mille chevaux de ses cavaliers, dont il fit des fantassins.
Puis, furieux de la façon dont ses hommes s'étaient conduits, il condamna ses officiers, pour les punir, à ne se promener pendant trois mois dans les rues de Mantoue qu'avec des quenouilles aux mains, au lieu de cannes.
Les officiers subirent sans murmure cette étrange punition.
Quant à Bonaparte, il laissa Serrurier bloquer Mantoue et s'en retourna à Milan attendre des secours du Directoire, et, en les attendant, fonder la république cisalpine.

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