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Chapitre LI


A quoi me servit d'avoir été berné par les deux Parisiennes. Les jeunes filles de Villers-Cotterêts. – Mes trois intimes. – Premières amours.

Au reste, comme François Ier après la bataille de Pavie, je n'avais pas tout perdu après ma défaite.
D'abord, il me restait mes bottes et mon pantalon collant, ces deux objets de mes ardents désirs, lesquels étaient devenus, pour ces jeunes compagnons auxquels m'avait si cruellement renvoyé la belle Laure, un objet d'envie et d'admiration.
Puis, dans cette fréquentation, pendant quinze jours de deux femmes élégantes, j'avais acquis cette première éducation que donnent seules les femmes. Cette éducation m'avait fait comprendre ce soin de moi-même qui, jusque-là, ne s'était jamais présenté à mon esprit comme une des nécessités de la journée qui s'ouvre et de la journée qui se ferme. Sous le ridicule orgueil de mon changement de toilette, sous ce malheureux essai tenté par moi, pauvre provincial, d'atteindre à l'élégance d'un Parisien, s'était glissé le premier sentiment de l'élégance réelle, c'est-à-dire de la propreté.
J'avais les mains assez belles, les ongles bien faits, les dents fortes mais blanches, les pieds singulièrement petits pour ma taille. J'ignorais tous ces avantages ; mes deux Parisiennes me les firent remarquer, en me donnant des conseils qui devaient doubler la valeur de mes qualités naturelles. Ces conseils, que j'avais d'abord suivis pour leur plaire, je continuai à les suivre pour ma satisfaction personnelle. De sorte qu'au moment de leur départ, j'avais en réalité franchi le passage qui sépare l'enfance de la jeunesse.
Il est vrai que ce passage avait été rude, et que je l'avais franchi les larmes aux yeux, conduit d'une main par la coquetterie, de l'autre par la douleur.
Puis – comme ces voyageurs altérés qui, en entrant dans un pays, mordent dans les fruits à la saveur amère, lesquels néanmoins laissent aux dents qu'ils ont agacées l'irrésistible désir de mordre dans d'autres fruits – après avoir effleuré des dents à peine cette pomme d'Eve qu'on nomme l'amour, j'avais hâte de faire un second essai, dût-il être plus douloureux encore que le premier.
Au reste, sous le rapport de ses jeunes filles, peu de villes pouvaient se vanter d'être aussi favorisées que Villers-Cotterêts.
Jamais grand parc, fût-ce celui de Versailles, jamais vertes pelouses, fût-ce celles de Brighton, ne furent émaillés de plus ravissantes fleurs que le parc de Villers-Cotterêts, que les pelouses de son Parterre. Trois classes bien distinctes se disputaient cette couronne de beauté, que se plaît encore parfois à décerner l'Angleterre : l'aristocratie, la bourgeoisie, et je ne sais comment appeler cette troisième classe, intermédiaire charmant entre la bourgeoisie et le peuple, qui n'était ni l'une ni l'autre, et qui exerçait dans la ville les professions de faiseuses de modes, de lingères, de marchandes.
La première classe était représentée par la famille Collard, dont j'ai déjà tant parlé à propos de mon enfance. Des trois folâtres jeunes filles, errantes dans le parc de Villers-Cotterêts, libres comme les papillons et les hirondelles, deux étaient devenues femmes : l'une, Caroline, avait épousé le baron Cappelle ; l'autre, Hermine, avait épousé le baron de Martens ; la troisième, Louise, qui n'avait encore que quinze ans, était restée la plus ravissante tête de vierge qu'il fût possible de voir.
Leur mère – cette fille de madame de Genlis et du duc d'Orléans, dont j'ai raconté la naissance et l'histoire – était, avec ses trois enfants, le centre aristocratique autour duquel venaient se grouper les jeunes gens et les jeunes filles des châteaux environnants. C'était, en hommes surtout, ce qu'il y avait de mieux alors en élégance : les Montbreton, les Courval, les Mornay.
Rien de tout ce monde-là n'habitait Villers-Cotterêts. On restait dans les châteaux. Aux grandes solennités seulement, les ruches essaimaient, et l'on voyait se répandre dans les rues de la ville et dans les allées du parc ce monde d'abeilles aux ailes d'or.
La seconde classe était représentée par la famille Deviolaine. Sur cinq des filles de M. Deviolaine, deux étaient mariées, comme je l'ai dit. C'étaient Léontine et Eléonore ; trois restaient, Cécile, Augustine et Louise. Cécile avait vingt ans, Augustine seize ; Louise n'avait pas encore d'âge.
Cécile avait conservé son esprit changeant et fantasque, sa physionomie mouvante et railleuse, ses mouvements plus masculins que féminins, sa peau brunie par le soleil, dont elle ne s'était jamais inquiétée de combattre les rayons.
Augustine, au contraire, avait la peau blanche comme le lait, de grands yeux bleus pleins de sérénité, des cheveux châtain foncé, encadrant admirablement son visage, des épaules arrondies d'une forme charmante, une taille sans exiguïté, et, au contraire de sa soeur Cécile, une grâce toute féminine.
Entre elle et Louise Collard, Raphal eût été embarrassé pour prendre un modèle de sa Madone, et, comme le sculpteur grec, il eût choisi les beautés de l'une et de l'autre pour en faire cette oeuvre de perfection que l'art atteint parfois en dépassant la nature.
Autour de la famille Deviolaine se groupaient les autres jeunes filles de la bourgeoisie : les deux demoiselles Troisvallet, Henriette et Clémentine : – Clémentine, brune, avec d'admirables cheveux noirs, des yeux d'une puissance étrange, un teint romain, un type de Velletri ou de Subiaco, une tête d'Augustin Carrache ; – Henriette, grande, blonde, rose, mince, gracieuse, pliant sous cette douce brise de la jeunesse, comme un roseau, comme un épi, comme un saule : une de ces têtes de genre, moitié mélancoliques, moitié souriantes ; le passage de l'ange à la femme ; tous les besoins de la terre, mais toutes les aspirations du ciel.
Puis les demoiselles Perrot, Sophie et Pélagie, charmantes toutes deux ; Louise Moreau, douce jeune fille, et depuis adorable mère de famille ; Eléonore Picot, dont j'ai parlé – cette excellente personne attristée par la mort de son frère Stanislas, et l'infâme accusation qui avait pesé un instant sur son frère Auguste.
Puis d'autres encore dont les noms m'échappent, mais dont les visages frais m'apparaissent encore comme ces fantômes des rêves, comme ces apparitions glissant sur les fleuves d'Allemagne, ou mirant leurs rondes nocturnes aux lacs d'Ecosse.
Enfin, après la bourgeoisie, venait, comme je l'ai dit, ce groupe de jeunes filles qu'il m'est impossible de classer dans la hiérarchie sociale, et qui tenait, au milieu de ce petit monde enfermé dans la verte ceinture de sa belle forêt, la place que, parmi les fleurs, tiennent les muguets, les pâquerettes, les bleuets, les jacinthes et les roses pompon. Oh ! celles-là, c'était une merveille que de les voir, le dimanche, avec leurs robes printanières, leurs ceintures roses ou bleues, leurs petits bonnets chiffonnés par elles-mêmes et posés de cent façons coquettes, car pas une d'elles n'eût osé porter de chapeau ; c'était une joie que de les voir libres de toute contrainte, ignorantes de toute étiquette, jouer, courir, nouer et dénouer la longue chaîne de leurs bras charmants, ronds et nus. Oh ! les belles créatures ! oh ! la ravissante génération que cela faisait !
Peu importe à mes lecteurs, je le sais bien, de savoir leurs noms ; mais, moi qui les ai vues, moi qui les ai aimées, moi qui ai passé avec elles ces premières années de ma jeunesse, ces jours veloutés du matin de la vie ; moi, je veux les nommer ; moi, je veux les décrire ; moi, je veux dire à quel point elles étaient belles, et, alors, j'espère qu'elles me pardonneront mes indiscrétions, en faveur de mes indiscrétions mêmes.
D'abord, deux charmantes filles rêveuses et coquettes : Joséphine et Manette Thierry ; Joséphine, brune, rose, riche de tournure, régulière de visage, créature parfaite, si de belles dents eussent complété un ravissant ensemble ; Manette, une pomme d'api, toujours chantant pour faire entendre sa voix, toujours riant pour montrer ses dents, toujours courant pour laisser voir son pied, sa cheville, ses mollets même. La Galatée de Virgile, qu'elle ne connaissait pas même de nom, fuyant pour être poursuivie, se cachant pour être vue avant d'être cachée.
Que sont-elles devenues ? Je les ai revues, depuis, assez malheureuses ; l'une à Versailles, l'autre à Paris : fruits égrenés et flétris de ce chapelet sur lequel j'ai épelé les premières phrases de l'amour.
Elles étaient filles d'un vieux tailleur et demeuraient près de l'église, dont elles n'étaient séparées que par la mairie.
Presque en face d'elles, Louise Brézette, dont j'ai déjà dit un mot, la nièce de mon maître de danse et de valse, vigoureuse fleur de quinze ans, à laquelle je pensais en écrivant l'histoire fabuleuse de cette tulipe noire, chef-d'oeuvre d'horticulture vainement cherché, vainement sollicité, vainement attendu par les amateurs hollandais. Les cheveux de la belle madame Ronconi – qui ont inspiré à Théophile Gautier l'un de ses plus merveilleux feuilletons – ces cheveux, près desquels le charbon devient gris, et l'aile du corbeau devient pâle, n'étaient pas plus noirs, plus bleus, plus brillants que ceux de Louise Brézette, lorsque, pareils à un acier poli, ils renvoyaient au soleil ses rayons en reflets sombres et noirs. Oh ! la belle, la fraîche brune qu'elle faisait avec sa chair ferme et dorée comme celle du brugnon, avec ses dents de perle, qui éclairaient son visage sous une petite moustache d'ébène, entre deux lèvres de corail ! comme on sentait la vie et l'amour bouillir là-dessous ! comme on sentait qu'à la première flamme tout cela déborderait !
Elle était dévote, la plantureuse jeune fille, et, comme il fallait qu'une pareille organisation aimât, elle aimait Dieu.
En faisant quelques pas vers la place, un peu au-delà de la rue de Soissons, en appuyant à gauche, s'ouvraient une porte et une fenêtre formant toute la façade d'une petite maison. A la fenêtre pendaient des chapeaux, des collerettes, des bonnets, des broderies, des gants, des mitaines, des rubans, tout l'arsenal enfin de la coquetterie féminine. Derrière la porte flottaient des rideaux destinés à empêcher les regards des curieux de pénétrer dans le magasin, mais qui, soit par une fatalité étrange, soit entêtement de la tringle sur laquelle ils glissaient, soit caprice du vent, laissaient toujours, à gauche ou à droite, quelque indiscrète ouverture par laquelle l'oeil du passant pénétrait dans le magasin et qui, par la même occasion, permettaient que, du magasin, on pût voir dans la rue.
Au-dessus de cette porte et de cette fenêtre, était peinte, en grosses lettres, l'inscription suivante :

                    Mesdemoiselles Rigolot, marchandes de modes.

En vérité, ceux qui s'arrêtaient devant l'ouverture dénoncée, et qui parvenaient à plonger leurs regards dans l'intérieur du magasin, ne perdaient pas leur temps, et ne regrettaient pas leur peine.
Ce que nous disons là n'a aucun rapport avec les deux propriétaires de l'établissement, toutes deux vieilles filles ayant dépassé la quarantaine, et ayant, depuis longtemps, je le présume, perdu toute prétention à inspirer un autre sentiment que le respect.
Non, ce que nous disons là a rapport à deux têtes les plus adorables que l'on pût voir, l'une blonde, l'autre brune, qui se trouvaient placées à côté l'une de l'autre comme pour se faire valoir mutuellement : la tête brune avait nom Albine Hardi ; la tête blonde s'appelait Adèle Dalvin.
La tête brune – avez-vous connu la belle Marie Duplessis, cette charmante courtisane aux airs de reine, sur laquelle mon fils a fait le roman de La Dame aux camélias ? – c'était Albine. Ne l'avez-vous pas connue ?... Je vais vous dire ce qu'Albine était.
C'était une jeune fille de dix-sept ans, au teint brun et mat, aux grands yeux bruns, veloutés, surmontés d'un sourcil noir qu'on eût cru tracé au pinceau, tant l'arc en était à la fois ferme et régulier. C'était une duchesse, c'était une reine ; si vous voulez, mieux que cela encore, quelque chose comme une nymphe de la suite de Diane : mince, svelte, droite et fine, une chasseresse qui eût été splendide à voir avec un feutre sur la tête, une plume sur ce feutre, une amazone flottante au vent, conduisant une troupe de piqueurs sonnants, guidant une meute aboyante. Au théâtre, son aspect eût été grandiose, presque surhumain. Dans la vie ordinaire, on était tenté de la trouver trop belle, et, pendant un certain temps, personne n'osa l'aimer, tant il semblait probable que cet amour serait perdu, et qu'elle n'y répondrait pas.
L'autre, Adèle était rose et blonde. Je n'ai jamais vu plus jolis cheveux dorés, plus gentils yeux, plus charmant sourire. plutôt gaie que triste, plutôt petite que grande, plutôt potelée que mince : c'était quelque chose comme un de ces chérubins de Murillo, qui baisent les pieds des Vierges à moitié voilés par des nuages ; ce n'était ni une bergère de Watteau, ni une paysanne de Greuze, c'était quelque chose entre les deux, et participant des deux. Celle-là, on sentait qu'il était doux et facile de l'aimer, quoiqu'il ne fût point facile d'être aimé d'elle.
Son père et sa mère étaient de bons vieux cultivateurs, souche honnête mais vulgaire, de laquelle on était tout étonné que fût sortie une fleur si fraîche et si parfumée.
Au reste, il en était ainsi de tout ce monde enfantin ; c'était la jeunesse qui lui donnait sa distinction, comme c'est le printemps qui donne la fraîcheur aux roses.
Autour de celles dont je viens de faire le portrait, souriait et bourdonnait tout un essaim de jeunes filles, dont les plus petites se perdaient dans l'enfance ; génération que j'ai vue depuis succéder à celle avec laquelle j'ai vécu, et dans laquelle j'ai vainement cherché tout ce que je trouvais dans l'autre.
Avant l'arrivée des deux étrangères à Villers-Cotterêts, je n'avais pas même remarqué cette couronne printanière à laquelle chaque classe de la société apporte, l'une son étoile, l'autre sa fleur.
Les deux étrangères parties, le bandeau que j'avais sur les yeux tomba, et je pus dire non seulement : « Je vis », mais encore : « J'existe. »
Je me trouvais justement placé par mon âge entre les enfants jouant encore aux barres et au petit palet – comme avait très bien dit la nièce de l'abbé Grégoire – et les jeunes gens déjà en train de devenir des hommes.
Au lieu de redescendre vers les premiers, comme m'en avait donné le conseil ma belle Parisienne, je m'accrochais aux seconds, en me haussant sur la pointe du pied pour atteindre à mes seize ans.
Au reste, quand on me demandait mon âge, je m'en donnais dix-sept.
Les trois jeunes gens avec lesquels j'étais le plus intimement lié, étaient, le premier, Fourcade, directeur de l'école d'enseignement mutuel, envoyé de Paris à Villers-Cotterêts, et qui m'avait servi de vis-à-vis lors de mon début chorégraphique.
C'était un garçon d'une éducation solide, d'un esprit distingué, fils d'un homme très honorablement connu aux affaires étrangères ; son père avait longtemps habité l'orient, et avait été consul à Salonique.
Son choix amoureux s'était fixé sur Joséphine Thierry, et il passait avec elle tout le temps que lui laissait sa classe.
Le second se nommait Saunier ; il avait été mon condisciple chez l'abbé Grégoire ; il était second clerc chez M. Perrot, notaire ; son père et son grand-père étaient serruriers, et, dans ce temps de flânerie de ma première jeunesse, je passais une partie de mon temps dans leur forge à ébrécher leurs limes et à faire des feux d'artifice avec de la limaille de fer.
Saunier avait deux passions, entre lesquelles il partageait ses loisirs : l'une – celle qui, je le crois bien, passait avant l'autre – était la clarinette ; l'autre était Manette Thierry.
Le troisième de mes amis intimes se nommait Chollet ; il servait de lien, comme âge, entre Fourcade et Saunier ; il habitait chez un de mes cousins, nommé Roussy, le père de cet enfant dont j'avais été parrain, à neuf mois, avec Augustine Deviolaine. Il y étudiait l'exploitation forestière. Je ne sais pas ce qu'était sa famille ; sans doute riche, car, lorsque j'allais chez lui, un certain nombre de pièces de cinq francs éparses sur la cheminée, et au milieu desquelles brillaient toujours fastueusement deux ou trois pièces d'or, éblouissaient mes yeux et me causaient une admiration profonde pour sa richesse.
Au reste, cette admiration était parfaitement exempte de jalousie. Je n'ai jamais envié ni la richesse d'un homme, ni la possession d'une chose. Est-ce orgueil ? est-ce simplicité ? Je n'en sais rien ; j'aurais pu prendre pour devise : Video nec invideo.
Chollet n'avait point reçu d'éducation, mais il ne manquait pas d'un certain esprit naturel, et était assez beau garçon, grâce à des yeux magnifiques, à des dents splendides ; d'ailleurs, grêlé de visage et vulgaire de façons.
Il essayait de changer, chez Louise Brézette, l'amour du Créateur en amour pour la créature.
Voilà quels étaient mes trois amis les plus familiers. Il en résulta que, lorsqu'il s'agit pour moi de faire un choix à mon tour, quoique j'eusse été élevé moitié chez M. Deviolaine, moitié chez M. Collard, ce ne fut ni à la société aristocratique, ni à la société bourgeoise, qui d'ailleurs se serait moquée de moi, que je demandai de m'initier à ce charmant mystère de la vie qu'on appelle l'amour mais à la société à laquelle s'étaient presque exclusivement consacrés mes trois amis.
Et je n'avais pas de peine à comprendre leur préférence, et je n'hésitais pas à dire tout bas, et même tout haut, qu'ils avaient bien raison d'agir ainsi.
De là, à faire comme eux, il n'y avait qu'un pas.
Aussi, ce qui me manquait, ce n'était pas le désir d'aimer, c'était une personne à aimer.
Chacune des jeunes filles que j'ai nommées avait une liaison sérieuse ou non. Au reste, elles jouissaient toutes d'une liberté charmante, et qui tenait sans doute à la confiance que les parents avaient dans leur vertu : mais, enfin, à quelque cause que cela tint, il y avait à Villers-Cotterêts une habitude tout anglaise : c'était une facilité de fréquentation entre jeunes gens de sexe différent, que je n'ai vue dans aucune autre ville de France ; liberté d'autant plus singulière, que tous les parents de ces jeunes filles étaient parfaitement honnêtes, et avaient, au fond du coeur, la conviction profonde que toutes ces barques lancées sur le fleuve du Tendre étaient gréées de voiles blanches et couronnées de fleurs d'oranger.
Et, chose plus singulière encore, c'était vrai pour la plus grande partie des dix ou douze couples amoureux qui formaient notre société.
J'attendis patiemment qu'un de ces noeuds se dénouât ou se rompît.
En attendant, j'étais de toutes les parties, de toutes les promenades, de toutes les contredanses. C'était un excellent apprentissage qui me familiarisait d'avance avec le monstre que Psyché avait touché sans le voir, et que, tout au contraire d'elle, j'avais vu, moi, sans le toucher.
Le hasard me servit, après six semaines ou deux mois de surnumérariat. Une de ces liaisons, à peine nouée, se dénoua ; le fils d'un cultivateur, nommé Richou, avait songé à épouser sa voisine Adèle Dalvin. Les parents du jeune homme, plus riches que ceux de la jeune fille, mirent opposition à ces naissantes amours, et la belle blonde se trouva libre.
Pendant ces six semaines, j'avais beaucoup gagné en voyant faire les autres, d'ailleurs, cette fois, je n'avais plus affaire à une Parisienne exigeante et railleuse, connaissant son monde autant que, moi, je le connaissais peu. Non, j'avais affaire à une jeune fille plus timide que moi, qui prenait au sérieux mes semblants de courage, et qui, pareille à cette grenouille de la fable qui saute dans son étang quand un lièvre effaré passe près d'elle, avait la bonté de me craindre et de me prouver qu'il était possible que je rencontrasse encore moins hardi que moi. On comprend combien un pareil changement dans les positions me donnait d'aplomb. Aussi, les rôles étaient- ils complètement intervertis. Cette fois, j'attaquais et l'on se défendait, et même on se défendait si bien, que je compris bientôt que l'attaque était inutile, et qu'il y avait là une résistance sérieuse, qui pourrait céder peut-être devant un long et persévérant amour, mais qui ne se laisserait pas vaincre par un coup de main.
Alors commença pour moi cette première série de jours dont le reflet se prolonge sur toute la vie ; cette charmante lutte de l'amour qui demande sans cesse et qui ne se lasse pas d'un éternel refus. Cette conquête successive de petites faveurs, dont chacune, au moment où on l'obtient, vous remplit l'âme de joie, période matinale et fugitive d'une vie qui, pareille à l'aurore, plane au-dessus du monde, en secouant à pleines mains des fleurs sur la tête de tous les hommes, et précède, noyée dans l'aube juvénile de la puberté, le soleil ardent des grandes passions.
En effet, c'était une douce vie que celle-là : le matin, à mon réveil, ma mère, avec son oeil souriant et ses longs baisers suspendus à ses lèvres ; de neuf heures à quatre heures, le travail, travail qui eût été ennuyeux, c'est vrai, si j'eusse été obligé de comprendre ce que j'écrivais, mais qui était facile et commode, en ce que, tout en copiant des yeux et de la main, l'esprit restait libre et s'amusait à causer avec le coeur ; puis, de quatre heures à huit heures, ma mère encore, et, à huit heures, la joie, l'amour, la vie, l'espérance, le bonheur !
En effet, c'était à huit heures l'été, à six heures l'hiver, que nos jeunes amies, libres à leur tour, venaient nous rejoindre à un endroit convenu, nous tendaient leur front ou leurs deux joues, et nous serraient la main, sans prendre la peine, par une coquetterie malentendue ou par un hypocrite calcul, de nous cacher leur joie de se retrouver avec nous ; alors, si c'était l'été, et si le temps était beau, le parc était là avec sa pelouse moussue, ses sombres allées, ses brises tremblantes dans les feuilles, et, pendant les nuits de lune, ses larges parties d'obscurité et de lumière ; alors un promeneur solitaire eût vu passer cinq ou six couples, espacés à des distances calculées, pour avoir l'isolement sans avoir la solitude, les têtes inclinées l'une vers l'autre, les mains dans les mains, causant bas, modulant leurs paroles sur de douces intonations, ou gardant un silence dangereux ; car, pendant ce silence, souvent on se disait des yeux ce qu'on n'osait se dire de la bouche.
Si c'était l'hiver ou s'il faisait mauvais, on se réunissait chez Louise Brézette ; presque toujours la mère et la tante se retiraient au fond, nous abandonnant les deux premières pièces dont nous nous emparions ; puis, éclairés seulement par une lampe brûlant dans la troisième, et à la hauteur de laquelle la mère de Louise brodait, tandis que la tante lisait l'Imitation de Jésus-Christ ou le Parfait Chrétien, nous causions, serrés les uns contre les autres, presque toujours à deux sur une seule chaise, nous répétant ce que nous nous étions dit la veille, mais trouvant ce que nous disions toujours nouveau.
A dix heures, la soirée était interrompue. Chacun reconduisait chez elle la jeune fille dont il s'était fait le serviteur. Arrivée à la porte de la maison, elle accordait encore à son cavalier une demi-heure, une heure parfois, aussi douce pour elle que pour lui, assis tous deux sur le banc qui avoisinait cette porte, ou debout dans l'allée même qui conduisait à la chambre maternelle, dont on entendait, de temps en temps, sortir une voix grondeuse qui appelait, et à laquelle on répondait dix fois, avant que d'obéir : « Me voilà, maman. »
Le dimanche, on se réunissait à trois heures, c'est-à-dire après vêpres ; on se promenait, on dansait, on valsait, on ne rentrait qu'à minuit.
Puis il y avait les fêtes des villages voisins – moins élégantes, moins fashionables, moins aristocratiques certainement que celles de Villers- Cotterêts – où on allait par troupes joyeuses, et desquelles on revenait par couples espacés et silencieux.
A l'une de ces fêtes, je rencontrai un jeune homme d'un an moins que moi.
Je demande la permission de parler de lui avec quelques détails, car il a eu une immense influence sur ma vie.

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1998-2010
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