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Chapitre LX


Le cerbère de la rue de Largny. – Je l'apprivoise. – Le guet-apens. – Madame Lebègue. – Une confession.

Six mois s'écoulèrent entre ces premières amours et ces premiers travaux. Outre nos réunions chez Louise Brézette, réunions qui avaient lieu tous les soirs, nous nous voyions, Adèle et moi, deux ou trois fois par semaine, dans le pavillon où sa mère lui avait, à notre grande joie à tous deux, permis d'établir son nouveau domicile.
Cette obligation pour elle de me venir ouvrir la porte de l'allée, cette obligation pour moi de passer devant la porte à coucher de sa mère, présentaient de telles difficultés, que j'avais rêvé longtemps à un autre moyen de parvenir jusqu'à elle.
Ce moyen, à force d'y rêver, je l'avais trouvé.
En examinant bien la topographie des environs, j'avais avisé, à trois portes de la maison d'Adèle, une porte d'allée donnant sur une espèce de passage, lequel donnait lui-même dans une espèce de jardin. Un mur et deux haies séparaient ce jardin de celui d'Adèle.
De son jardin, où j'avais libre entrée, le jour, j'étudiai soigneusement les localités, et je vis que toute la difficulté était d'ouvrir la porte de la rue, de traverser le passage, de pénétrer dans le jardin, de franchir le mur et d'enjamber les deux haies.
Après quoi, je venais frapper au contrevent ; Adèle m'ouvrait, et tout était dit.
Mais, comme je l'ai fait remarquer, il s'agissait d'ouvrir la porte, et de traverser le passage.
La porte fermait à clef, et le passage était, la nuit, gardé par un chien moins dangereux par sa taille, et par la lutte qu'il pouvait livrer, que par le bruit qu'il pouvait faire.
Tout cela fut l'affaire de huit nuits : une nuit, pour m'assurer, au milieu des aboiements de Muphti – le chien s'appelait Muphti – une nuit, dis-je, pour m'assurer, au milieu de ces aboiements, que la serrure ne fermant qu'à un tour, je pouvais ouvrir cette porte avec la pointe de mon couteau ; sept autres, pour faire connaissance avec Muphti que je séduisis peu à peu, en lui passant par-dessous la porte des croûtes de pain et des os de poulet.
Les deux ou trois dernières nuits, Muphti, habitué à l'aubaine que je lui réservais, impatient de mon arrivée, m'attendait longtemps d'avance, me sentant venir à vingt pas, et, à mon approche, grattant de ses deux pattes la porte, et se plaignant tendrement que cet obstacle nous séparât.
Le huitième jour, ou plutôt la huitième nuit, convaincu que j'avais dans Muphti, non plus un adversaire, mais un complice, j'ouvris la porte, et, selon mes prévisions, Muphti, tout joyeux de se trouver en rapport plus direct avec un homme qui lui transmettait de si succulents reliefs, Muphti sauta après moi en me donnant les signes d'une amitié à laquelle je ne pouvais faire qu'un reproche, c'était de se manifester d'une façon trop bruyante.
Cependant, comme tout enthousiasme se calme, l'enthousiasme de Muphti se calma, et, passant aux témoignages d'une affection plus douce, me permit de me hasarder plus avant.
J'avais choisi, pour cette première tentative d'effraction et d'escalade, une de ces sombres nuits d'automne dont la lune est complètement absente ; j'avais le pied léger, l'oreille active ; j'avançai sans faire crier un seul grain de sable sous mes pieds.
Derrière moi, il me sembla qu'on ouvrait une porte ; je précipitai le pas, je gagnai un grand carré de haricots à rames, dans lequel je me précipitai comme Gulliver dans son champ de blé, et, là, Muphti caché entre mes jambes, son cou maintenu entre mes deux mains, afin d'avoir la faculté d'intercepter le moindre cri qu'il lui prendrait l'envie de pousser, j'attendis.
C'était en effet un des habitants du passage ; il avait entendu du bruit. Pour savoir qui avait causé ce bruit, il fit un tour dans le jardin, passa à deux pas de moi sans me voir, toussa en homme qui commence à s'enrhumer, et rentra chez lui.
Je lâchai Muphti ; je m'élançai aux espaliers, je sautai de l'autre côté du mur, je franchis les deux haies, et je courus au contrevent.
Mais je n'eus pas besoin de frapper. Avant de l'atteindre, j'entendis un souffle, je vis une ombre, je sentis deux bras étendus qui m'enlacèrent tout tremblants, et m'entraînèrent dans le pavillon, dont la porte se referma sur nous. Oh ! si j'eusse été poète à cette époque, les adorables vers que j'eusse faits en l'honneur de ces premières fleurs nourries dans le jardin de nos amours. Mais, hélas ! je n'étais pas poète encore pour mon compte, et je me contentais de dire à Adèle les élégies de Parny et de Bertin ; ce qui, je crois, l'ennuyait.
J'ai déjà fait remarquer, à propos des Vêpres siciliennes, combien cette chère enfant avait l'esprit juste.
Je la quittai, selon l'habitude, vers deux ou trois heures du matin. Selon l'habitude encore, je pris par le parc, et je revins à la maison en faisant un grand détour.
J'ai dit le chemin que je suivais, et comment j'étais obligé de sauter par- dessus un grand fossé, pour passer de la plaine dans le parc. Afin de n'être pas obligé de faire le même saut trois ou quatre fois par semaine, ce qui, dans les nuits sombres, ne laissait pas que de devenir assez périlleux, j'avais fait à l'un des angles du fossé, un assez fort amas de pierres, de sorte que je n'avais qu'à me laisser glisser dans cet angle, ce qui me permettait de sauter en deux fois.
Cette nuit-là, en sautant dans le fossé, j'aperçus à quatre pas de moi une ombre qui me parut un peu moins caressante que celle qui m'attendait dans le jardin, et m'avait attiré dans le pavillon.
Cette ombre tenait à la main, non pas l'ombre d'un bâton, mais un bel et bon bâton, dans toute sa noueuse réalité.
Du moment où j'ai été homme, et où un danger s'est présenté à moi, de jour ou de nuit, je puis le dire hautement, j'ai toujours marché droit a ce danger.
Je marchai droit à l'homme et au bâton.
Le bâton se leva et retomba dans ma main.
Alors se passa, dans ce fossé sombre, une des luttes les plus acharnées que j'aie soutenues de ma vie.
C'était bien moi qui étais attendu, c'était bien à moi qu'on en voulait.
L'homme qui m'attendait avait le visage noirci ; par conséquent, je ne pouvais le reconnaître ; mais, sans le reconnaître, je l'avais deviné.
C'était un jeune homme de vingt-quatre ou vingt-cinq ans ; j'en avais dix- huit à peine, mais j'étais fort, rompu à tous les exercices du corps, à la lutte surtout.
Je parvins à le prendre à bras-le-corps, et à le renverser sous moi. Sa tête porta sur une pierre, et résonna sourdement.
Tout cela se passait sans qu'il y eût une parole proférée de part ni d'autre ; cependant il devait être blessé.
Je sentis qu'il fouillait à sa poche, et je compris qu'il y cherchait son couteau.
Je lui saisis la main au-dessus du poignet, et parvins à la lui tordre de telle façon, que les doigts s'ouvrirent, et que le couteau tomba.
Par un mouvement rapide, je m'emparai du couteau.
Un moment j'eus cette terrible tentation, et c'était bien mon droit, d'ouvrir le couteau, et de l'enfoncer dans la poitrine de mon antagoniste.
La vie d'un homme tint en ce moment à un fil : si ma colère eût rompu ce fil, cet homme était mort !
J'eus sur moi la puissance de me relever. Je tenais déjà le couteau d'une main, je pris le bâton de l'autre, et, fort de ces deux armes, je laissai mon adversaire se relever à son tour.
Il fit un pas en arrière, et se baissa pour ramasser cette même pierre contre laquelle s'était heurtée sa tête ; mais, au moment où il se redressait, la pointe du bâton le frappait au milieu de la poitrine, et il sautait à dix pas.
Cette fois, il était évanoui, sans doute, car il ne se releva point. Je remontai le talus du fossé, et m'éloignai à reculons ; j'avais senti une telle haine dans cette agression inattendue, que je craignais quelque traîtrise.
Personne ne reparut, et je regagnai la maison, fort ému, je l'avoue, de cet incident.
Je venais, certainement, d'échapper à l'un des dangers les plus réels que j'aie jamais courus.
Cet événement eut, pour une personne qui y était étrangère, des suites assez graves, et m'amena à commettre la seule action mauvaise que j'aie à me reprocher dans le cours de ma vie.
Le reproche est d'autant plus grand que cette action mauvaise, je la commis vis-à-vis d'une femme.
Au moins, de ma part, n'y eut-il aucune préméditation.
Je regagnai la maison, comme je l'ai dit, fort content d'en être quitte pour quelques contusions, et tout fier, au bout du compte, d'avoir laissé mon adversaire sur le carreau.
Le lendemain matin, j'allai chez de la Ponce. Comme pareille agression pouvait se renouveler, avec des combinaisons plus dangereuses encore pour moi que celles auxquelles j'avais échappé, je voulais lui emprunter des pistolets de poche que j'avais vus chez lui.
Il était difficile de lui faire cet emprunt sans lui en dire la cause.
Je la lui dis. Seulement, comme lui faire connaître le théâtre de la lutte, c'était lui dénoncer, ou à peu près, la maison d'où je sortais, je lui indiquai une autre localité.
Cette localité, que j'avais prise au hasard, c'était un endroit du Manège, où, dans une ruelle assez étroite, venaient aboutir les issues de trois maisons.
Ces trois maisons étaient habitées, l'une par Hippolyte Leroy, cet ancien garde du corps dont j'ai déjà parlé à propos de nos mésaventures chez M. Collard, et qui devait bientôt devenir mon cousin en épousant Augustine ; l'autre, par la famille de Leuven ; l'autre, enfin, par le notaire à qui maître Mennesson avait raconté mes désastres amoureux, et qui, ainsi que je l'ai dit déjà, avait épousé Eléonore, la seconde fille du premier mariage de M. Deviolaine.
J'ai dit, en parlant de M. Lebègue, combien la grâce charmante et l'esprit un peu mondain de sa femme lui avaient suscité d'inimitiés, dans une petite ville, où toute supériorité est un motif de jalousie. Or, j'avais raconté à d'autres que de la Ponce l'attaque nocturne dont j'avais failli être victime ; et aux autres, comme à de la Ponce, pour dérouter les soupçons, j'avais indiqué cet endroit du Manège dont je viens de faire la topographie.
D'où pouvais-je sortir, à deux heures du matin, lorsque j'avais été attaqué à cet endroit du Manège ?
Ce ne pouvait être de chez Hippolyte Leroy ; ce ne pouvait être de chez Adolphe de Leuven.
J'eusse appelé à mon aide, et l'on fût venu.
C'était donc de chez M. Lebègue – ou plutôt de chez madame Lebègue.
Au reste, ce mauvais propos, tout mensonger qu'il était, pouvait être motivé sur quelques apparences.
Si facile que je fusse à être raillé peut-être même parce que je prêtais aux coups de la raillerie un flanc trop mal cuirassé, madame Lebègue m'épargnait plus que ne le faisaient ses soeurs. Madame Lebègue était jolie, spirituelle, coquette ; elle faisait de loin à ses amis, avec une main charmante, les gestes les plus gracieux du monde ; de près, elle laissait regarder, admirer, baiser même cette main, avec le laisser-aller aristocratique des femmes qui ont une jolie main. Hélas ! c'était là tout son crime.
Le crime était grand, car la main était jolie.
J'aimais beaucoup madame Lebègue ; je l'aimais même, je puis le dire aujourd'hui, d'une amitié qui eût été plus que de l'amitié, si elle y eût consenti ; mais, outre qu'elle ne m'avait jamais donné le moindre encouragement, à peine étais-je près d'elle, que son habitude du monde, la supériorité de son esprit sur le mien, ses airs de grande dame surtout, me replongeaient dans les plus profonds abîmes de cette timidité dont j'avais, lors de mes premières amours, donné de si éclatantes preuves.
Un jour, sans que je susse d'où venait ce bruit, sans que je me doutasse de la cause qui l'avait fait naître, j'entendis murmurer à mon oreille que j'étais l'amant de madame Lebègue.
J'aurais dû, à l'instant même, repousser ce bruit avec indignation ; j'aurais dû faire de cette calomnie la justice qu'elle méritait. J'eus le tort de la combattre faiblement et tout juste ce qu'il fallait pour que ma vaniteuse dénégation eût tout le poids d'un aveu.
Il faut dire aussi que je fus, dans cette circonstance, admirablement servi par la malignité publique.
Pauvre esprit faussé que j'étais ! j'eus un moment de joie, une heure d'orgueil à ce bruit, qui eût dû me faire rougir de honte, parce que j'avais laissé croire une chose qui n'était pas.
Je portai bientôt la peine de ma mauvaise action. D'abord, ce bruit me brouilla avec la personne qui en était l'objet. Madame Lebègue me crut plus coupable que je ne l'étais ; elle m'accusa d'avoir fait naître cette calomnie. Sur ce point, elle se trompait : je l'avais laissée vivre, laissée grandir, voilà tout.
Il est vrai que c'était bien assez.
Elle me ferma sa maison, maison amie à moi et à ma mère, et qui, dès lors, nous devint hostile à tous deux.
Madame Lebègue ne me pardonna jamais. Dans deux ou trois circonstances de ma vie, je me sentis piqué de l'aiguillon de la haine qu'elle m'avait vouée. Je n'essayai jamais de rendre la blessure reçue ; je sentais, dans ma conscience, que j'avais mérité de la recevoir.
Partout où j'ai rencontré depuis madame Lebègue, j'ai détourné la tête devant elle, j'ai baissé les yeux devant son regard.
Le coupable avouait tout bas son crime.
Aujourd'hui, il l'avoue tout haut.
Mais aussi, cette confession faite, je puis dire hardiment au reste de l'humanité, hommes ou femmes : « Regardez-moi, et essayez de me faire rougir ! »
Le lendemain de cet événement, j'eus la curiosité de visiter le lieu du combat. Je ne m'étais pas trompé : la pierre sur laquelle avait porté la tête de mon adversaire était ensanglantée à son aspérité la plus aigu, et quelques cheveux dont la couleur me confirma dans mes soupçons – qui, d'ailleurs, étaient déjà devenus une certitude avant cette dernière preuve – étaient demeurés attachés à ce sanglant vestige.
Le soir, je vis Adèle : elle ignorait encore ce qui m'était arrivé.
Je lui contai tout ; je lui dis qui je soupçonnais : elle se refusait à croire.
Juste en ce moment, un chirurgien, nommé Raynal, passait ; je l'avais vu, le matin, revenir dans une direction qui était celle qui conduisait à la maison de mon blessé.
J'allai à lui.
- Qu'a donc un tel, lui demandai-je, qu'on vous a envoyé chercher de chez lui, ce matin ?
- Ce qu'il a, garçon ? me répondit-il avec son accent provençal.
- Oui.
- Eh bien, il a que sans doute, cette nuit, il n'y voyait pas bien clair, et que, pressé qu'il était de rentrer, il a été donner de la poitrine dans le timon d'une voiture. Le coup s'est trouvé si violent, qu'il en est tombé à la renverse, et qu'en tombant il s'est fendu la tête.
- Quand lui faites-vous votre seconde visite ?
- Demain, à la même heure qu'aujourd'hui.
- Eh bien, docteur, dites-lui de ma part, que, passant cette nuit derrière lui, à l'endroit même où il est tombé, j'ai trouvé son couteau, et que je lui renvoie. Ajoutez, docteur, que c'est une bonne arme, mais que cependant l'homme qui n'aurait que cette arme-là aurait tort de s'attaquer à un homme qui aurait deux pistolets pareils à ceux-ci...
Je crois que le docteur comprit.
- Ah ! ah ! fit-il ; bon ! sois tranquille, je le lui dirai.
Je présume que, de son côté, l'homme au couteau comprit aussi, car je n'en entendis jamais reparler, quoique, quinze jours après, je dansasse vis-à-vis de lui au bal du parc.

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