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Chapitre LXIII


Le carbonarisme. – Ses fondateurs. – Son organisation et son but. – La haute vente et le comité directeur. – Conspiration de Béfort.

Disons, à cette date de 1821, quelques mots du carbonarisme, sur lequel, dans ses longues conversations avec moi, Dermoncourt – cet ancien aide de camp de mon père, dont le nom a si souvent été prononcé dans la première partie de ces Mémoires – a pu me donner quelques détails curieux et inconnus. Dermoncourt fut un des principaux chefs de la conspiration de Béfort.
Vous vous rappelez les troubles de juin, la mort du jeune Lallemand, qui, tué en se sauvant, fut accusé, après sa mort, d'avoir voulu désarmer un soldat de la garde royale. On croyait pouvoir accuser impunément celui qui n'était plus qu'un cadavre.
Mais son père répondit pour lui.
Il est vrai que la censure – c'est parfois cependant une chose bien infâme que la censure ! – il est vrai que la censure empêcha la lettre de ce pauvre père de paraître dans les journaux.
M. Laffitte fut obligé de prendre cette lettre, de la porter à la Chambre, et de la lire pour qu'elle fût connue.
La voici ; c'était celle que M. Lallemand père avait envoyée aux journaux, et que les journaux avaient refusé de publier :

« Monsieur,
Hier, mon fils fut frappé à mort par un soldat de la garde royale ; aujourd'hui, il est diffamé par le Drapeau blanc, la Quotidienne et le Journal des Débats. Je dois à sa mémoire de repousser le fait allégué par ces journaux. Ce fait est faux ! Mon fils n'a pas tenté de désarmer un garde royal ; il marchait sans armes lorsqu'il a reçu par derrière le coup dont il est mort. »
                    Lallemand.

La conspiration militaire du 19 août avait été la suite des troubles de juin. Les principaux membres de la loge des Amis de la Vérité étaient compromis dans cette conspiration. Ils se dispersèrent.
Deux de ces affiliés partirent pour l'Italie : c'étaient MM. Joubert et Dugier.
Ils arrivèrent à Naples, au milieu de la révolution de 1820 où les patriotes furent si misérablement trahis par le vicaire général François.
Ils se mêlèrent à cette révolution, et furent affiliés aux carbonari italiens.
Dugier revint à Paris occupant un grade élevé dans cette société, encore inconnue chez nous.
Cette institution avait vivement frappé Dugier ; il en avait cru l'établissement possible en France. Il exposa au conseil administratif de la loge des Amis de la Vérité les principes et le but de cette société. Cette exposition produisit une impression profonde sur ceux qui l'écoutaient. Dugier avait rapporté avec lui les règlements de la société italienne, il fut chargé de les traduire. Il accomplit cette tâche. Mais le caractère de mysticisme religieux qui faisait la base de ce règlement n'était point applicable en France. On adopta l'institution en la dépouillant de détails qui, à cette époque, l'eussent rendue impopulaire, et M. Buchez – ce même homme, qui, au 15 mai, eût pu faire oublier Boissy-d'Anglas – et MM. Bazard et Flottard furent chargés de poser à la charbonnerie française les bases d'une organisation mieux appropriée à l'état des esprits et de l'opinion.
Le 1er mai 1821, trois jeunes gens inconnus alors, trois hommes dont le plus vieux n'avait pas trente ans, s'assirent, pour la première fois, au fond d'un des plus pauvres quartiers de la capitale, dans une chambre qui était loin de présenter à son propriétaire même la médiocrité dorée dont parle Horace, autour d'une table ronde, et, là, graves ou plutôt sombres, car ils n'ignoraient pas à quelle oeuvre terrible ils se livraient, et, là, dis-je, ils jetèrent les premiers fondements de cette charbonnerie qui changea la France de 1821 et de 1822 en un vaste volcan, lequel jeta inopinément ses flammes sur les points les plus opposés, à Béfort, à La Rochelle, à Nantes et à Grenoble.
Et, chose étrange ! l'oeuvre que préparaient ainsi les trois chimistes révolutionnaires n'indiquaient aucun but ; c'était un code pour les futurs conspirateurs ; mais libre à eux de conspirer pour qui ils voudraient pourvu qu'ils se conformassent au règlement de ce code.
Voici quel était le considérant général :

« Attendu que force n'est pas droit, et que les Bourbons ont été ramenés par l'étranger, les charbonniers s'associent pour rendre à la nation française le libre exercice du droit, qu'elle a, de choisir le gouvernement qui lui convient. »

Rien n'était défini, comme on voit ; mais, de fait, la souveraineté nationale venait d'être décrétée.
Et cependant elle ne devait être proclamée que trente-sept ans plus tard – pour être, presque aussitôt sa naissance, frappée au coeur !...
C'est ainsi qu'il arrive de ces beaux aloès qui ne fleurissent que tous les cinquante ans, et qui dépérissent dès qu'ils ont produit leur fleur, fleur brillante mais fatale, puisque non seulement elle est stérile, mais encore mortelle. On connaît la division de la charbonnerie en haute vente, ventes centrales et ventes particulières.
Chacune de ces ventes ne pouvait contenir plus de vingt affiliés. On échappait ainsi à l'article du code pénal qui frappait sur les sociétés composées de plus de vingt personnes.
La haute vente fut composée des sept fondateurs de la charbonnerie.
Ces sept fondateurs étaient : Bazard, Dugier, Flottard, Buchez, Carriol, Joubert et Limperani.
Chaque carbonaro devait avoir chez lui un fusil et cinquante cartouches.
Il devait sans cesse, à toute heure du jour et de la nuit, se tenir prêt à obéir aux ordres qui lui viendraient des chefs supérieurs.
En même temps que s'organisait la charbonnerie, et que s'établissait une vente supérieure composée des sept membres que nous avons nommés, quelque chose du même genre, mais moins actif, moins décidé, moins vivant, se constituait à la Chambre.
C'était ce que l'on appela le comité directeur ; le titre indiquait le but.
Ce comité directeur se composait du général La Fayette, de Georges La Fayette, son fils, de Manuel, de Dupont de l'Eure, de Corcelles père, de Voyer-d'Argenson, de Jacques Koechlin, du général Thiars, et de MM. Mérilhou et Chevalier.
Dans les questions militaires, le comité s'adjoignait les généraux Corbineau et Tarayre.
Le comité directeur et la haute vente se mirent en communication.
Pendant quelque temps, les réunions n'eurent pour objet que des discussions générales ; les jeunes carbonari se défiaient des vieux libéraux au moins autant que ceux-ci se défiaient d'eux à leur tour. Les carbonari accusaient les libéraux de faiblesse et d'hésitation ; les libéraux accusaient les carbonari d'imprudence et de légèreté : ils eussent dû simplement s'accuser, les uns d'être jeunes, les autres d'être vieux.
Aussi, les carbonari avaient-ils organisé toute la conjuration de Béfort, sans en dire un mot au comité directeur.
Cependant Bazard était lié avec La Fayette : il connaissait le général, son ardent désir de popularité. Or, la popularité, en 1821, était dans l'opposition. Plus on était avancé, plus on était populaire. Bazard répondit du général, et demanda d'être autorisé à réclamer son concours. Il obtint cette autorisation.
La Fayette avait cela d'admirable, c'est que, sans initiative personnelle, il cédait à la première pression, et marchait alors en avant plus loin et plus droit que qui que ce fût au monde. On révéla à La Fayette le secret de la haute vente. On lui offrit d'y entrer. La Fayette accepta, fut reçu et devint un des chefs actifs de la conspiration de Béfort.
Cette fois, il risquait sa tête, ni plus ni moins que le dernier des conjurés.
Les plus hardis de la Chambre le suivirent, et s'engagèrent avec lui.
C'étaient Voyer-d'Argenson, Dupont de l'Eure, Manuel, Jacques Koechlin, de Corcelles père.
La récompense de leur dévouement ne devait pas se faire attendre. La révolution faite, on adoptait les bases de la constitution de l'an III. Cinq directeurs étaient nommés, et ces cinq directeurs étaient La Fayette, Jacques Koechlin, de Corcelles père, Voyer-d'Argenson et Dupont de l'Eure.
Le carbonarisme avait son côté militaire ; il était même plutôt militaire que civil. On comptait fort sur l'armée dans tous les mouvements que l'on voulait tenter, et l'on avait raison. L'armée, abandonnée par le roi, maltraitée par les princes, sacrifiée à des corps privilégiés, l'armée était aux trois quarts acquise à l'opposition. Des ventes avaient été créées dans la plupart des régiments, et tout était si bien prévu, que les changements de garnison eux- mêmes n'étaient que des moyens de propagande. En quittant la ville où il venait de passer trois mois, six mois, un an, le président de la vente militaire recevait la moitié d'une pièce d'argent, dont l'autre moitié était envoyée d'avance, dans la ville où se rendait le régiment, à un membre de là haute vente ou d'une vente centrale. Les deux moitiés de pièce se rajustaient, et les conspirateurs étaient en communication.
Les soldats, de cette façon, étaient devenus de simples commis voyageurs, chargés de répandre la révolution par toute la France.
Aussi, voyez, toutes les conspirations qui éclatent sont moitié militaires, moitié civiles.
Vers le milieu de 1821, tout est disposé pour un soulèvement à Bordeaux comme à Béfort, à Neuf-Brisach comme à La Rochelle, à Nantes comme à Grenoble, à Colmar comme à Toulouse.
La France est couverte d'un immense réseau d'affiliés, et la révolution circule, inaperçue mais vivante, au milieu de la société, de l'est au couchant, du nord au midi.
De Paris, c'est-à-dire de la vente supérieure, partent tous les ordres qui vont animer et entretenir la propagande, comme, aux pulsations du coeur, part du coeur le sang qui vivifie toute la machine humaine.
Tout était prêt. On avait reçu l'avis que, grâce à l'influence de quatre jeunes gens déjà compromis dans la conspiration du 19 août, le 29e de ligne, régiment de trois bataillons, et dont les trois bataillons tenaient à la fois garnison dans les places de Béfort, de Neuf-Brisach et de Huningue, était acquis à la charbonnerie.
Ces quatre jeunes gens étaient : le garde du corps Lacombe, le lieutenant Desbordes, les sous-lieutenants Bruc et Pegulu, auxquels s'étaient adjoints un avocat nommé Petit-Jean, et un officier à demi-solde nommé Roussillon.
En outre, Dermoncourt, qui avait été mis à la demi-solde, et qui demeurait au bourg de Widensollen, distant d'une lieue de Neuf-Brisach, s'était engagé à entraîner dans l'insurrection le régiment de chasseurs à cheval caserné à Colmar.
Voilà pour le côté militaire.
Le côté civil de la conspiration était remué et conduit par MM. Voyer- d'Argenson et Jacques Koechlin, qui, possédant des usines aux environs de Mulhouse et de Béfort, avaient une grande influence sur les ouvriers, d'ailleurs presque tous mécontents du gouvernement, qui avait rendu aux nobles leurs anciens privilèges, aux prêtres leur ancienne influence, et prêts à entrer dans tous les soulèvements où la main d'un homme supérieur à eux voudrait les pousser.
Ainsi, vers la fin de 1821, voici les nouvelles qui arrivaient à la haute vente de Paris :
A Huningue, à Neuf-Brisach et à Béfort, on avait le 29e de ligne, dont répondaient les lieutenants Carrel, de Gromety et Levasseur ; à Colmar, on avait les chasseurs, dont répondait Dermoncourt ; à Strasbourg, on avait un foyer dans les deux régiments d'artillerie, et dans le bataillon des pontonniers ; à Metz, dans un régiment du génie, et surtout dans l'Ecole d'application ; enfin, à Epinal, dans un régiment de cuirassiers.
De leur côté, MM. Koechlin et Voyer-d'Argenson répondaient d'un soulèvement, non seulement à Mulhouse, mais encore sur toute la ligne du Rhin, où des ventes particulières étaient établies, et présentaient un total de plus de dix mille affiliés, parmi les militaires en retraite, les bourgeois, les douaniers, les forestiers, tous hommes décidés, d'ailleurs, et prêts à payer de leur personne.
Vers ce temps, ma pauvre mère, en faisant tous ses calculs, nous trouva si pauvres, que, se rappelant notre ami Dermoncourt, et songeant qu'il avait peut-être conservé quelques relations avec le gouvernement, elle se décida à lui écrire pour le prier de faire des demandes à l'endroit de cette solde arriérée de vingt-huit mille cinq cents francs, due à mon père sur les années VII et VIII de la République.
La lettre arriva à Dermoncourt vers le 20 ou 22 décembre, c'est-à-dire huit jours avant celui où la conspiration devait éclater.
Il répondit poste pour poste, et, le 28 décembre, nous reçûmes de lui la lettre suivante :

« Ma bonne madame Dumas,
Quelle diable d'idée vous est donc poussée que je pouvais avoir conservé quelques relations avec ce tas de gueux qui manipulent nos affaires en ce moment-ci ? Non, grand Dieu ! je suis en demi-solde, et ne suis pour rien, ni par le sabre ni par la plume, dans tout ce qui se passe. Par conséquent, ma chère dame, ne comptez sur moi que pour ce qui dépend de moi, c'est-à-dire pour ce qui dépend d'un pauvre hère qui touche, pour prix de quarante ans de services, trois ou quatre misérables mille francs par an. Mais comptez sur le bon Dieu, qui s'il regarde ce qui se passe ici-bas, doit être fort en colère de voir là façon dont marchent les choses. Or, comme, de deux choses l'une, ou il n'y a pas de bon Dieu, ou cela ne peut pas durer ainsi, et que, je le sais, vous croyez au bon Dieu, fiez-vous à lui. Un jour ou l'autre, les choses changeront. Demandez à votre fils, qui doit être un grand garçon maintenant, et il vous dira qu'il y a quelque part dans un auteur latin, nommé Horace, je crois, qu'après la pluie vient le beau temps. Gardez donc votre parapluie ouvert encore pendant quelques jours, et, si le beau temps vient, fermez-le et comptez sur moi.
Ayez bon espoir ; sans l'espoir, qui reste au fond de leur coeur, tous les honnêtes gens n'auraient plus qu'à se brûler la cervelle. »
                    Baron Dermoncourt.

La lettre disait peu de chose, et cependant elle disait beaucoup ; ma mère comprit qu'il se tramait quelque chose, et que Dermoncourt était du complot.
Le surlendemain du jour où nous avions reçu cette lettre, voici ce qui se passait à Béfort : suivant le plan des conjurés, le signal partait à la fois de Neuf-Brisach et de Béfort ; à la même heure et le même jour, ou plutôt la même nuit, les deux places prenaient les armes, et arboraient le drapeau tricolore. – Le soulèvement devait avoir lieu dans la nuit du 29 au 30 décembre.
Le gouvernement provisoire serait proclamé à Béfort, puis, ensuite, à Colmar.
Ce gouvernement, nous l'avons déjà dit, se composait de Jacques Koechlin, du général La Fayette et de Voyer-d'Argenson.
Vingt-cinq ou trente carbonari parisiens avaient reçu l'ordre de partir pour Béfort.
Ils s'étaient mis en route sans hésiter, et devaient arriver le 28 dans la journée.
Le 28, au moment où Joubert, qui les a précédés à Béfort, se dispose à sortir de la ville pour aller au-devant d'eux, il rencontre M. Jacques Koechlin.
M. Koechlin le cherchait pour lui apprendre une singulière nouvelle : c'est que M. Voyer-d'Argenson, qui devait former, avec lui et le général La Fayette, le triumvirat révolutionnaire, est bien venu, mais s'est enfermé dans ses usines de la vallée, derrière Massevaux ; que, là, il ne veut recevoir personne, et garde pour lui les instructions qu'il apportait.
- Eh bien, mais que faire ? demande Joubert.
- Ecoutez, dit M. Koechlin, moi, je vais à Massevaux ; je me charge de d'Argenson ; j'en tirerai pied ou aile ; vous, tâchez, par un moyen quelconque, de presser l'arrivée de La Fayette.
Sur ce, les deux conjurés se quittent. L'un, M. Koechlin, court, comme il l'a dit, à Massevaux, petit village hors de route, à sept lieues à peu près de Béfort, et à égale distance de Colmar ; l'autre, Joubert, court jusqu'à Lure, petite ville située sur la route de Paris, à une vingtaine de lieues de Béfort.
Là, il arrête une calèche dans laquelle il reconnaît deux figures amies : ce sont celles de deux frères, de deux grands artistes, de deux vrais patriotes, Henri et Ary Scheffer. Avec eux est M. de Corcelles fils.
En deux mots, Joubert les met au courant de ce qui se passe.
Ary Scheffer, ami intime du général La Fayette, rebroussera chemin, et ira le chercher à son château de La Grange.
Les autres reviendront à Béfort avec Joubert, et annonceront que le mouvement est retardé.
En effet, les journées du 29 et du 30 se passent à attendre inutilement.
Dans la nuit du 29 au 30, le général Dermoncourt s'impatiente. A dix heures du matin, il envoie à Mulhouse un sous-chef d'atelier de M. Koechlin, nommé Rusconi, ancien officier de l'armée d'Italie, et qui a suivi l'empereur à l'île d'Elbe : on saura sans doute quelque chose par M. Koechlin.
Rusconi part à dix heures du matin ; fait, par une pluie battante, neuf fortes lieues de pays, et arrive à dix heures du soir chez M. Koechlin, qu'il trouve en grande soirée avec dix de ses amis. Il le prend à part, et s'informe auprès de lui où en est la conspiration.
M. d'Argenson ne veut pas bouger ; on n'a pas encore de nouvelles de La Fayette ; on croit que c'est Manuel qui l'a retenu. En attendant, que le général Dermoncourt se tienne tranquille : on lui fera dire à quelle heure il doit se déclarer.
- Mais, demande le messager, pour qui se déclarera-t-il ?
- Ah ! voilà l'embarras ! répond M. Koechlin ; les uns veulent Napoléon II, ce sont les généraux ; les autres veulent Louis-Philippe, c'est Manuel ; le général La Fayette, enfin, veut la République... Mais renversons d'abord les Bourbons, et tout se débrouillera ensuite.
Rusconi repart aussitôt, loue un char à bancs, marche toute la nuit, arrive à Colmar à dix heures du matin, et, de Colmar, se rend, à pied à Widensollen : il trouve le général prêt à agir.
Rien ne s'était fait pendant son absence.
Voici ce qui se passait :
Ary Scheffer avait trouvé La Fayette à La Grange.
Le général, qui était de la Chambre, et dont l'absence pouvait être remarquée, si elle se prolongeait, n'avait voulu, disait-il, arriver à Béfort qu'au moment décisif. Il promettait de partir le même soir, mais à une condition : c'est que M. Ary Scheffer pousserait jusqu'à Paris, déterminerait Manuel et Dupont de l'Eure, les deux derniers membres du gouvernement provisoire, à venir prendre part au mouvement ; il ramènerait aussi le colonel Fabvier, homme de tête et de coeur, lequel prendrait le commandement des bataillons insurgés.
Ary Scheffer part pour Paris, rencontre Manuel, Dupont de l'Eure et Fabvier, reçoit la promesse de Manuel et de Dupont de l'Eure de partir la même nuit, prend le colonel Fabvier dans sa voiture et se remet en route, suivi par Manuel et Dupont de l'Eure, et suivant La Fayette.
Pendant que cette file de voitures, qui apporte au grand galop la révolution, brûle la route de Paris ; tandis que M. Jacques Koechlin, précédé de Joubert et de Carrel, se rend à Béfort ; tandis que le colonel Pailhès, qui ignore l'arrivée de Fabvier, se prépare à prendre le commandement des troupes ; tandis que Dermoncourt, son cheval sellé, attend le signal, le sous-lieutenant Manoury, un des principaux affiliés, échange son tour de garde avec un de ses camarades, et s'installe à la principale porte de la ville, en même temps que les autres initiés préviennent leurs amis que le moment est arrivé, et, que, selon toute probabilité, le soulèvement aura lieu dans la nuit du 1er janvier 1822. Or, on était arrivé au soir du 1er janvier.
Quelques heures encore et tout éclatait !
Sur ces entrefaites la nuit arrive.
A huit heures, l'appel se fait.
Après l'appel, l'adjudant sous-officier Tellier fait faire le cercle à tous les sergents-majors, et leur ordonne de se rendre dans les chambres. Là, chaque compagnie mettra les pierres aux fusils, fera les sacs, et se tiendra prête à marcher.
Quant aux sergents-majors, ils reviendront souper avec Manoury.
A vingt pas de l'endroit où souperont Manoury et ses sergents-majors, le colonel Pailhès, descendu à l'hôtel de la Poste, dîne avec une vingtaine de conjurés et, comme le maître de la poste est un des premiers conspirateurs, on ne se gêne pas, et la salle du souper est décorée avec les drapeaux tricolores, les cocardes et les aigles.
En effet, qu'a-t-on à craindre ? Aucun officier n'habite la caserne ; il est dix heures du soir, et à minuit la conjuration éclate.
Hélas ! qui sait combien de malheurs inattendus peuvent, en deux heures, s'échapper de cette boîte de Pandore qu'on appelle le hasard ?...
Un sergent dont le congé de semestre est expiré la veille, et qui, par conséquent, absent depuis six mois, ignore tout, un sergent arrive à Béfort, dans la soirée du 1er janvier, juste à temps pour répondre à l'appel, et assister aux préparatifs qui se font.
Les préparatifs faits, il veut donner à la fois une preuve d'exactitude et de zèle à son capitaine ; en conséquence, il se rend chez lui, et lui annonce que le régiment est prêt.
- Prêt à quoi ? demande le capitaine.
- Mais à marcher.
- A marcher où ?
- Sur l'endroit où on le dirigera.
Le capitaine regarde le sergent.
- Que dites-vous ? demande-t-il.
- Capitaine, je dis que les sacs sont faits, et que les pierres sont aux fusils.
- Vous êtes ivre ou fou, dit le capitaine ; allez vous coucher.
Le sergent va se retirer, en effet, quand un autre officier arrête le sergent, l'interroge avec plus de détails, et acquiert, par la précision des réponses du sous-officier, la conviction que le fait est vrai.
Comment un pareil ordre a-t-il été donné sans que les deux capitaines en aient été instruits ?
- Par qui l'ordre a-t-il été donné ?... Par le lieutenant-colonel, sans doute.
- Sans doute, répète machinalement le sergent.
Les deux capitaines se lèvent, et se rendent chez le lieutenant-colonel.
Le lieutenant-colonel est à la fois aussi surpris et aussi ignorant qu'eux.
L'ordre vient probablement de M. Toustain, lieutenant de roi, et commandant d'armes de la place de Béfort.
Tous trois vont chez M. Toustain.
Celui-ci ne comprend rien au rapport qu'on lui fait. Tout à coup une idée l'éclaire.
Il y a un complot !
Les deux capitaines se rendront à l'instant aux casernes, pour faire défaire les sacs, ôter les pierres des fusils, et consigner les soldats.
Pendant ce temps, le lieutenant de roi visitera les postes.
Les deux officiers se rendent en toute hâte aux casernes, et M. Toustain commence son inspection.
Un des premiers postes qu'il visite est la porte gardée par Manoury.
En s'en approchant, il aperçoit sous la voûte, à la lueur de la lanterne qui l'éclaire, un groupe de quatre personnes.
Ce groupe lui paraît suspect ; il l'aborde.
Ce sont quatre jeunes gens habillés en bourgeois.
Le lieutenant de roi les interroge.
- Qui êtes-vous, messieurs ? leur demande-t-il.
- Des bourgeois des environs, mon commandant.
- Comment vous appelez-vous ?
Soit insouciance, soit surprise, soit qu'ils ne voulussent pas mentir, les quatre jeunes gens disent leurs noms.
C'est Desbordes, Bruc, Pegulu et Lacombe. On se rappelle que tous quatre avaient été de la conspiration du 19 août. Leurs noms, répétés par les journaux, sont parfaitement connus du lieutenant de roi ; il appelle le chef du poste, Manoury, lui ordonne d'arrêter les quatre jeunes gens, les remet à sa garde, prend cinq hommes, et sort avec eux pour éclairer l'entrée des faubourgs.
A peine le lieutenant de roi a-t-il fait cent pas, qu'il aperçoit, en effet, vingt- cinq ou trente personnes qui paraissent fuir. Plusieurs de ces personnes sont en uniforme. Parmi elles, il reconnaît un officier du 29e ; M. Toustain marche sur lui, étend la main pour le saisir au collet ; mais cet officier lui lâche, à bout portant, un coup de pistolet en pleine poitrine, si bien en pleine poitrine, que la balle frappe juste sur la croix de Saint-Louis, qu'elle brise, mais qui l'aplatit.
Néanmoins, le choc est tel, que le lieutenant de roi tombe à la renverse.
Mais presque aussitôt il se relève, et, comme, avec ses cinq hommes, il ne peut rien faire contre trente, il rentre dans la ville et s'arrête au corps de garde pour y prendre Bruc, Lacombe, Desbordes et Pegulu.
Mais tous quatre ont disparu. Manoury, un des officiers, leur a rendu la liberté, et a disparu avec eux.
Le lieutenant de roi marche droit à la caserne, se met à la tête du bataillon, le conduit sur la place, et envoie sa compagnie de grenadiers pour garder la porte de France, et arrêter quiconque essayerait d'entrer ou de sortir.
Au reste, il est déjà trop tard, et tous les conjurés sont hors de la ville.
En quittant ses deux chefs, le sous-officier qui a tout dénoncé rencontre l'adjudant Tellier, le même, on se le rappelle, qui a donné l'ordre de faire les sacs et de mettre les pierres aux fusils. Il lui rapporte ce qui vient de se passer, et la démarche qu'il a faite. Tellier comprend que tout est perdu ; il court à l'hôtel de la Poste, ouvre la porte, et au milieu du souper, jette ces mots terribles :
- Tout est découvert !
Deux officiers, Peugnet et Bonnillon, doutent encore ; ils offrent de se rendre à la caserne, et s'y rendent en effet.
Dix minutes après, ils reviennent courant : la nouvelle est vraie ; on n'a que le temps de fuir. On fuit.
Voilà comment le lieutenant de roi a rencontré, hors de la porte de France, Peugnet et ses camarades ; car c'est Peugnet qu'il a voulu arrêter, et qui a tiré le coup de pistolet dont la balle s'est aplatie sur la croix de Saint-Louis.
A peine Pailhès et ses convives ont-ils quitté l'hôtel, que Carrel et Joubert y arrivent. Ils viennent, à leur tour, annoncer que la conspiration est découverte.
Ils ne trouvent plus, dans la salle à manger, que Guinard et Henri Scheffer, prêts à la quitter eux-mêmes.
Mais ils ne sont pas du pays, et ne savent où aller.
Guinard, Henri Scheffer et Joubert montent en voiture, et prennent la route de Mulhouse.
M. de Corcelles fils et Bazard sont partis à la rencontre de La Fayette, et lui feront rebrousser chemin.
Près de Mulhouse, Carrel quitte ses trois compagnons, prend un cheval, et revient vers Neuf-Brisach, où est son bataillon.
A la porte de Colmar, il rencontre sur sa route Rusconi, le même qui, la veille, a été à Mulhouse.
Le général Dermoncourt attendait toujours, et avait placé Rusconi en faction pour lui apporter des nouvelles.
Rusconi reconnaît Carrel, et apprend de lui que tout est découvert, et que les conjurés sont en fuite.
- Mais où allez-vous ? lui demande Rusconi.
- Ma foi, je vais à Neuf-Brisach, reprendre mon service.
- Ce n'est pas prudent, ce me semble.
- J'aurai l'oreille au guet, et, à la première alerte, je décampe... Avez-vous de l'argent ?
- J'ai cinq cents louis destinés à l'affaire ; prenez-en cinquante.
- Donnez ; et vous, prenez mon cheval, et allez prévenir le général.
L'échange se fait, Carrel continue sa route à pied, et Rusconi gagne au galop la campagne du général.
Le général se levait.
Rusconi lui apprend tout cet avortement de Béfort. Dermoncourt doute jusqu'au bout.
- Eh bien, dit-il, ce qui a manqué à Béfort peut réussir à Neuf-Brisach.
- Mais, général, dit Rusconi, peut-être la nouvelle est-elle déjà répandue, et les mesures sont-elles prises pour tout déjouer ?
- Alors, va à Colmar prendre langue ; moi, je vais à Neuf-Brisach : rendez vous ici dans deux heures.
Chacun part de son côté. Arrivé à Colmar, Rusconi entre au café Blondeau, et s'informe.
Tout est su.
Pendant qu'il s'informe, un magistrat, ami du général Dermoncourt, fait prévenir Rusconi que deux mandats d'amener sont lancés, un contre lui, un contre le général.
Rusconi n'en demande pas davantage, et repart à l'instant même pour Widensollen.
Il arrive à minuit. Le général était couché tranquillement ; il était allé à Neuf-Brisach et s'était assuré que toute tentative de soulèvement était devenue impossible, après ce qui venait de se passer à Béfort.
A la nouvelle que lui apportait Rusconi, et sur les instances de sa femme, le général Dermoncourt se décida à quitter Widensollen, et à se rendre à Heiteren.
Là, il trouva un asile chez un de ses cousins, ancien ordonnateur de l'armée.
Deux heures après le départ du général et de Rusconi, les gendarmes et le procureur du roi s'étaient présentés à Widensollen.
Le général fut prévenu de cet incident par le jardinier. La baronne Dermoncourt faisait supplier son mari de fuir sans perdre un instant.
Il s'agissait de traverser le Rhin. On décida que, le lendemain, on simulerait une partie de chasse dans les îles situées en face de Geiswasser.
Geiwasser est un petit village situé de ce côté-ci du Rhin, et habité par des pêcheurs et des douaniers.
Le prétexte était d'autant meilleur que les îles sont fort giboyeuses, et que le général Dermoncourt avait, avec M. Koechlin, de Mulhouse, loué une partie de ces îles pour la chasse. On partit avant le jour, avec chiens et fusils. Pendant la nuit, on avait fait prévenir les bateliers : on les trouva donc prêts.
Vers neuf heures du matin, par un brouillard qui empêchait qu'on ne vît à dix pas de distance, on descendit dans les barques, et l'on ordonna aux bateliers de gagner le milieu du fleuve. On aborda sur une de ces îles.
Seulement, Rusconi et Dermoncourt restèrent dans la barque, tandis que ceux qui n'avaient rien à craindre faisaient semblant de se mettre en chasse.
- Maintenant, mes amis, dit le général aux bateliers, j'ai affaire de l'autre côté du Rhin... Il faut que vous ayez l'obligeance de m'y conduire.
Les bateliers se regardèrent en riant.
- Volontiers, général, dirent-ils.
Un quart d'heure après, Rusconi et Dermoncourt étaient dans le Brisgaw.
En mettant le pied sur les terres du grand-duc de Bade, Dermoncourt tira de sa poche une pincée de louis, et la donna aux bateliers.
- Merci, général, dirent les bateliers ; mais, en vérité, il n'y avait pas besoin de cela. On est bon Français, et l'on ne veut pas qu'un brave comme vous soit fusillé.
Ces bateliers savaient les nouvelles de Béfort, et se doutaient bien qu'ils conduisaient, non pas des chasseurs, mais des fugitifs.
Le général se retira à Fribourg, et de Fribourg à Bâle.
Le 5 ou le 6 janvier, nous lûmes sur les journaux tous les détails de la conspiration. Le nom de Dermoncourt s'y trouvait dans des conditions si actives, que nous ne doutâmes point que, s'il était arrêté, le compte de sa demi-solde ne fût définitivement réglé.
Ces détails nous expliquèrent sa lettre, et nous firent comprendre sur quel beau temps il comptait après la pluie.
Au lieu de remonter au beau fixe, le baromètre était descendu pour nous à la tempête.
Ma pauvre mère fut donc forcée de laisser son parapluie ouvert, comme le lui disait Dermoncourt. Seulement, le parapluie était tellement délabré, qu'il ne pouvait plus nous garantir de l'averse.
Ce qui signifie, en abandonnant la parabole, que nous étions arrivés au bout de nos ressources.
Il est vrai qu'il me restait l'espoir.
Quel espoir ?
Je vais vous le dire.

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