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Chapitre LXXV


Prologue du Vampire. – Le style écorche l'oreille de mon voisin. – Premier acte. – Idéologie. – Le rotifer. – Ce que c'est que cet animal. – Sa conformation, sa vie, sa mort et sa résurrection.

L'ouverture avait essayé de peindre une tempête. Le théâtre représentait la grotte de Staffa. Malvina dormait sur un tombeau. Oscar était assis sur un autre. – Un troisième renfermait lord Ruthwen, lequel devait en sortir à un moment donné.
Le rôle de Malvina était rempli par madame Dorval. Oscar, ou l'ange du mariage, était joué par Moessard ; lord Ruthwen, ou le vampire, par Philippe.
Hélas ! qui m'eût dit, au moment où mon regard plongeait derrière le rideau, embrassant tout cet ensemble, décorations et personnages, que je verrais enterrer Philippe, que je verrais mourir madame Dorval, que je verrais couronner Moessard ?
Il y avait aussi, dans ce prologue, causant avec l'ange du mariage, un ange de la lune, s'appelant, de son nom d'ange, Ithuriel, de son nom de femme, mademoiselle Denotte. – Celle-là, est-elle morte ou vivante ?... Je n'en sais rien.
L'exposition se faisait entre l'ange du mariage et l'ange de la lune, deux anges qui, portant les mêmes armoiries, pourraient bien être de la même famille.
Malvina s'était égarée à la chasse ; l'orage, en l'effrayant, l'avait poussée dans la grotte de Staffa. Là, surprise d'un sommeil invincible, elle s'était endormie sur un tombeau. L'ange du mariage veillait sur elle.
L'ange de la lune, qui, sur un rayon de la pâle déesse, avait glissé à travers les gerçures du plafond basaltique, demandait à l'ange du mariage la cause de sa présence, et surtout celle de la présence de cette jeune fille dans la grotte de Staffa.
L'ange du mariage répondait, alors, que Malvina, soeur de lord Aubray, devant épouser le lendemain le comte de Marsden, il avait été appelé par la solennité de la circonstance, et que la façon dont il regardait la belle fiancée, quand Ithuriel l'avait surpris au milieu de cette occupation, la tristesse qui se peignait sur sa physionomie venaient des malheurs réservés à cette jeune fille, près de tomber des bras de l'Amour dans ceux de la Mort.
Alors, Ithuriel commençait à comprendre.

« - Explique-toi, disait Ithuriel ; serait-il vrai que d'horribles fantômes viennent quelquefois ?... »

Mon voisin tressaillit, comme si un aspic l'eût mordu au fond de son sommeil.
- Vinssent ! cria-t-il, vinssent !
Les chut ! éclatèrent par toute la salle, et, comme les autres, je me permis de réclamer le silence vivement, car j'étais intéressé par cette exposition.
L'ange de la lune, interrompu au milieu de sa phrase, jeta un regard de colère sur l'orchestre et reprit :

« - Serait-il vrai que d'horribles fantômes viennent quelquefois, sous l'apparence des droits de l'hymen, égorger une vierge timide et s'abreuver de son sang ? »

- Vinssent ! vinssent ! vinssent ! murmura mon voisin.
De nouveaux chut ! couvrirent sa voix, moins éclatante et moins hardie, il faut l'avouer, cette seconde fois, que la première.
Oscar répondait :

« - Oui ! et ces monstres s'appellent les vampires. Une puissance dont il ne nous est pas permis de scruter les arrêts irrévocables a permis que certaines âmes funestes, dévouées à des tourments que leurs crimes se sont attirés sur la terre, jouissent de ce droit épouvantable, qu'elles exercent de préférence sur la couche virginale et sur le berceau ; tantôt elles y descendent formidables avec la figure hideuse que la mort leur a donnée ; tantôt, plus privilégiées, parce que leur carrière est plus courte et leur avenir plus effrayant, elles obtiennent de revêtir des formes perdues dans la tombe, et de reparaître à la lumière des vivants sous l'aspect du corps qu'elles ont animé.
« - Et ces monstres, ont-ils paru ? demandait Ithuriel.
« - La première heure du matin les réveille dans leur sépulcre, répondait Oscar. Une fois que le retentissement du coup sonore a expiré dans les échos de la montagne, ils retombent immobiles dans leurs demeures éternelles. Mais il en est un parmi eux, sur lequel mon pouvoir plus borné... que dis- je ? la destinée elle-même ne revient jamais sur ses arrêts !... après avoir porté la désolation dans vingt pays divers, toujours vaincu, toujours vivant, toujours plus altéré du sang qui conserve son effroyable existence !... Dans trente-six heures, à la première heure de la soirée, il doit enfin subir le néant, peine légitime d'une suite incalculable de forfaits, s'il ne peut, d'ici là, y joindre un forfait de plus, et compter encore une victime. »
- Comme c'est écrit, mon Dieu ! murmura mon voisin, comme c'est écrit !
Mon voisin me semblait bien sévère. Je trouvais, au contraire, ce dialogue du plus beau style qui se pût voir.
Le prologue continua. Plusieurs personnes qui avaient entendu mon voisin se permirent bien quelques murmures sur l'outrecuidance de cet infatigable interrupteur ; mais comme il se replongea dans son Pâtissier françois, les murmures s'éteignirent.
Il va sans dire que la jeune fiancée endormie sur le tombeau était l'innocente héroïne menacée d'épouser le vampire et, s'il était resté quelque doute au public, tous ces doutes eussent disparu après la dernière scène du prologue.
« - Qu'entends-je ? dit Ithuriel. Ton entretien m'a retenu longtemps au dessus de ces grottes.
Au moment où l'ange de la lune fait cette question, on entend sonner une heure au timbre argentin d'une cloche éloignée ; le tam-tam la répète d'écho en écho par gradation.

Oscar
          « Arrête et regarde.

Toutes les tombes se soulèvent au moment où l'heure retentit ; des ombres pâles en sortent à demi, et retombent sous la pierre tumulaire à mesure que le bruit s'évanouit dans l'écho.

Un Spectre, vêtu d'un linceul, s'échappe de la plus apparente de ces tombes ; son visage est à découvert ; il s'élance jusqu'à la place où miss Aubray est endormie, en criant :
          « Malvina !

Oscar
           « Retire-toi !

Le Spectre
          « Elle m'appartient !

Oscar ceint la jeune fille endormie.
          « Elle appartient à Dieu, et tu appartiendras bientôt au néant.

Le Spectre se retire, mais en menaçant et en répétant :
          « Le néant !

Ithuriel traverse le théâtre dans un nuage.
Le théâtre change et représente un des appartements de sir Aubray. »

- Absurde ! absurde ! s'écria mon voisin.
Et il se remit à lire le Pastissier françois.
Je n'étais pas tout à fait de son avis. J'avais trouvé la décoration magnifique ; je n'avais rien à dire de Malvina, qui n'avait pas parlé ; mais Philippe m'avait paru fort beau sous sa pâleur, et Moessard fort respectable.
D'ailleurs, si informe que cela fût, c'était un essai de romantisme, c'est-à- dire de quelque chose de fort inconnu à cette époque. Cette intervention d'êtres immatériels et supérieurs dans la destinée humaine avait un côté fantastique qui plaisait à mon imagination, et peut-être est-ce cette soirée qui déposa dans mon esprit le germe de Don Juan de Marana, éclos onze ans après seulement.
La pièce commença.
Sir Aubray – on verra plus tard pourquoi je souligne le mot sir –, sir Aubray a rencontré à Athènes lord Ruthwen, riche voyageur anglais et s'est lié d'amitié avec lui. Pendant leurs promenades au Parthénon, pendant leurs rêveries au bord de la mer, ils avaient cherché le moyen de resserrer encore les liens de leur amitié, et ils avaient résolu, sauf le consentement de Malvina, une union entre la jeune fille, restée au château de Staffa, et le noble voyageur, devenu le meilleur ami de son frère. Malheureusement, dans une excursion qu'Aubray et Ruthwen avaient faite aux environs d'Athènes, pour assister aux noces d'une jeune fille dotée en secret par lord Ruthwen, les deux compagnons avaient été attaqués par des brigands ; une rude défense avait mis en fuite les assassins ; mais, frappé d'un coup mortel, lord Ruthwen était tombé expirant. Ses dernières paroles furent une recommandation à son ami de le coucher sur un tertre baigné des rayons de la lune. Aubray se conforma à cette suprême recommandation. il coucha le mourant au lieu indiqué ; puis, comme ses yeux étaient fermés, comme son souffle était tari, il se mit à la recherche de ses serviteurs égarés ; mais, lorsque, une heure après, il revint avec eux, le corps avait disparu !
Aubray pensa que les assassins avaient enlevé ce corps pour faire disparaître la trace de leur crime.
Etant revenu en Ecosse, il fait annoncer au comte de Marsden la mort de son frère, lord Ruthwen, ainsi que le genre de relations qui les avaient unis dans leurs voyages. Alors, Marsden demande la succession de son frère ; c'est lui qui épousera Malvina, si Malvina veut bien consentir à la substitution. Malvina, qui n'a connu ni l'un ni l'autre, n'oppose point de résistance à la demande du comte de Marsden et aux désirs de son frère. On annonce le comte de Marsden. Malvina éprouve ce léger embarras qui, pareil au brouillard du matin, obscurcit toujours le coeur des jeunes filles à l'approche de leur fiancé. Aubray, joyeux, s'élance au-devant du comte ; mais, en l'apercevant, il jette un cri de surprise. Ce n'est point le comte de Marsden, c'est-à-dire un inconnu, qu'il a devant les yeux ; c'est son ami, c'est lord Ruthwen !
L'étonnement d'Aubray est grand ; mais tout s'explique. Ruthwen n'était pas mort. Il était seulement évanoui : la fraîcheur de la nuit lui a fait reprendre ses sens. Le départ d'Aubray et son retour en Ecosse ont été trop prompts pour que Ruthwen pût lui donner de ses nouvelles ; mais, guéri, il est revenu lui-même en Irlande, a trouvé son frère mort, a hérité de son nom et de sa fortune, et, sous ce nom, avec une fortune double de celle qu'il avait, il s'est offert pour épouser Malvina, se réjouissant d'avance de la joie qu'il causerait à son cher Aubray en reparaissant devant lui.
Ruthwen est charmant ; son ami ne l'a point flatté. Il plaît fort à Malvina, qui, de son côté, produit sur lui une si vive impression, que, sous le prétexte d'affaires très pressées, il demande à l'épouser dans les vingt-quatre heures. Malvina se défend tout juste ce qu'il faut pour céder. On se rend au château de Marsden. – La toile tombe.
J'avais suivi de l'oeil mon voisin presque autant que la pièce, et, à ma grande satisfaction, je l'avais vu refermer son Elzévir, et écouter les dernières scènes. Lorsque la toile fut tombée, il poussa une exclamation de dédain accompagnée d'un profond soupir.
- Peuh !... fit-il.
Je profitai du moment pour renouer la conversation.
- Pardon, monsieur, lui dis-je, mais, à la fin du prologue, vous avez dit : « C'est absurde ! »
- Oui, dit mon voisin, je crois avoir dit cela, ou, si je ne l'ai pas dit, je l'ai assurément pensé.
- Blâmez-vous donc l'intervention des êtres surnaturels dans le drame ?
- Non pas, au contraire, je l'aime fort. Tous les grands maîtres en ont tiré de puissants effets : Shakespeare, dans Hamlet, dans Mackbeth, et dans Jules César ; Molière, dans Le Festin de Pierre, qu'il eût dû appeler Le Convive de Pierre, pour que son titre eût une signification ; Voltaire, dans Sémiramis ; Goethe, dans Faust. Non, j'aime fort le surnaturel, au contraire, attendu que j'y crois.
- Comment ! vous croyez au surnaturel ?
- Sans doute.
- Dans la vie commune ?
- Certainement. Nous côtoyons à tout instant des êtres qui nous sont inconnus parce qu'ils nous sont invisibles : l'air, le feu, la terre sont habités. Sylphes, gnomes, ondins, farfadets, lutins, anges, démons, flottent, rampent, voltigent, bondissent autour de nous. Qu'est-ce que c'est que ces étoiles filantes dans la nuit, météores que les astronomes cherchent en vain à nous expliquer, et dont ils ne peuvent découvrir ni la cause ni le but, si ce n'est des anges qui vont, d'un monde dans un autre, porter les ordres de Dieu ? Un jour, nous verrons tout cela.
- Nous verrons, dites-vous ?
- Mais oui, nous verrons. Parbleu ! pourquoi voulez-vous que nous ne voyions pas ces merveilles ?
- Vous dites « nous », est-ce nous personnellement qui les verrons ?
- Oh ! je ne dis pas cela précisément... Pas moi qui suis déjà vieux ; peut être vous qui êtes encore jeune ; mais, à coup sûr, nos descendants.
- Et comment diable nos descendants verront-ils une chose que nous ne voyons pas ?
- Mais comme nous voyons des choses que n'ont pas vues nos aïeux.
- Que voyons-nous donc qu'ils n'ont point vu !
- Dame ! la vapeur, les fusils à piston, l'aérostat, l'électricité, l'imprimerie, la poudre à canon ! Croyez-vous que ce soit pour s'arrêter à moitié chemin que le monde marche ? Croyez-vous qu'après avoir conquis successivement la terre, l'eau et le feu, l'homme ne se rendra pas maître de l'air, par exemple ? Ce serait absurde de ne pas avoir cette conviction-là. Est-ce que vous en doutez, par hasard, vous, jeune homme ? Tant pis, tant pis, tant pis !
- Ma foi, monsieur, j'avoue une chose, c'est que je ne doute ni ne crois. Jamais mon esprit ne s'est arrêté sur ces sortes de matières, et j'ai eu tort, je le vois, puisqu'elles peuvent avoir l'intérêt que je me sens prêt à y prendre, si j'avais le bonheur de causer longtemps avec vous. – De sorte que vous croyez, monsieur, que nous arriverons peu à peu à connaître tous les secrets de la nature ?
- J'en suis convaincu.
- Mais, alors, nous serons aussi puissants que Dieu ?
- Non pas... Aussi savants, peut-être ; aussi puissants, non.
- Faites-vous donc une si grande différence entre savoir et pouvoir ?
- Il y a un abîme entre ces deux mots ! Dieu vous a donné l'autorisation de vous servir de toutes les choses créées. Aucune de ces choses n'est oiseuse ou inutile ; toutes, à un moment donné, doivent concourir au bien-être de l'homme, au bonheur de l'humanité ; mais, pour qu'il applique ces choses au bonheur de l'espèce et au bien-être de l'individu, il faut que l'homme sache parfaitement la cause et le but de tout. Il utilisera tout, et, quand il aura utilisé la terre, l'eau, le feu et l'air, il n'y aura plus pour lui ni espace ni distance. Il verra le monde tel qu'il est, non seulement dans ses formes visibles, mais encore dans ses formes invisibles ; il pénétrera au sein de la terre, comme les gnomes ; il habitera l'eau, comme les nymphes et les tritons ; il jouera dans le feu, comme les lutins et les salamandres ; il traversera les airs, comme les sylphes et les anges ; il montera, par la chaîne des êtres et par l'échelle des perfectionnements, jusqu'à Dieu ; il verra le maître suprême de toutes choses, comme je vous vois ; et si, au lieu de prendre de l'humilité par la science, il acquiert de l'orgueil. si, au lieu d'adorer, il se compare ; si, parce qu'il connaît la création, il se croit l'égal du créateur, Dieu lui dira : « Fais-moi une étoile ou un rotifer ! »
Je crus avoir mal entendu, et je répétai :
- Une étoile ou un... ?
- Ou un rotifer – c'est un animal que j'ai découvert. Colomb a découvert un monde, et j'ai découvert, moi, un éphémère. Croyez-vous que Colomb pèse, pour cela, plus lourd que moi dans la main de Dieu ?
Je restai un instant pensif. Cet homme était-il fou ? En tout cas, c'était une bien belle folie que la sienne.
- Eh bien, continua-t-il, on découvrira un jour les ondins, les gnomes, les sylphes, les nymphes, les anges, comme j'ai découvert mon animalcule. Le tout est de trouver un microscope pour les infiniment transparents, comme nous en avons trouvé un pour les infiniment petits. Avant l'invention du microscope solaire, la création s'arrêtait, pour l'homme, à l'acarus, au ciron ; il était bien loin de se douter qu'il y eût des serpents dans son eau, des crocodiles dans son vinaigre, des dauphins bleus... dans autre chose. Le microscope solaire a été inventé, et il a vu tout cela.
Je restai stupéfait. Je n'avais jamais entendu parler de pareilles choses.
- Mon Dieu ! monsieur, lui dis-je, mais vous me révélez tout un monde dont je ne me doutais pas. Comment ! il y a des serpents dans notre eau ?
- Des hydres.
- Des crocodiles dans notre vinaigre ?
- Des ichthyosaurus.
- Et des dauphins bleus dans ?... Mais c'est impossible !
- Ah ! voilà le grand mot : c'est impossible !... Vous avez dit tout à l'heure : « C'est impossible ! » des choses que nous ne voyons pas, et maintenant vous dites : « C'est impossible ! » des choses que tout le monde a vues, excepté vous. Toute impossibilité est relative ; ce qui est impossible pour l'huître n'est pas impossible pour le poisson ; ce qui est impossible pour le poisson n'est pas impossible pour le serpent ; ce qui est impossible pour le serpent n'est pas impossible pour le quadrupède ; ce qui est impossible pour le quadrupède n'est pas impossible pour l'homme ; ce qui est impossible pour l'homme n'est pas impossible pour Dieu. Quand Fulton est venu offrir la vapeur à Napoléon, Napoléon a dit, comme vous : « C'est impossible ! ». Et, s'il eût vécu deux ou trois années de plus, il eût pu voir, du haut de son rocher, passer, fumantes, ces machines qui l'eussent peut-être gardé empereur, s'il ne les eût pas repoussées comme un rêve, comme une utopie, comme une impossibilité. – Job avait cependant prédit les bateaux à vapeur...
- Job avait prédit les bateaux à vapeur ?
- Mais sans doute... A quoi pensez-vous donc que se rapporte cette description du léviathan, que Job appelle le roi de la mer : « Je n'oublierai pas le léviathan, sa force, et la merveilleuse structure de son corps. Ses frémissements font jaillir la lumière ; ses yeux brillent comme les rayons de l'aurore ; des flammes sortent de sa gueule, et des étincelles volent autour de lui. La fumée sort de ses narines, comme d'un vase rempli d'eau bouillante. Son souffle est semblable à des charbons ardents ; son coeur est dur comme la meule qui écrase le grain. Sous lui, l'abîme bouillonne, comme l'eau sur le brasier ; la mer s'élève en vapeur, comme l'encens d'un vase d'or ; l'onde blanchit derrière lui, comme la chevelure d'un vieillard. Nul, sur la terre, n'a sa puissance ; il a été créé pour ne rien craindre. » Eh bien, le léviathan, c'est le bateau à vapeur !
- En vérité, monsieur, dis-je à mon voisin, vous me faites tourner la tête. Vous savez tant de choses, et vous en parlez si bien, que je me laisse entraîner à ce que vous me dites, comme la feuille au tourbillon. Vous avez parlé d'un petit animal découvert par vous, d'un éphémère ; vous l'appelez le rotifer ?
- Oui.
- Est-ce dans l'eau, dans le vin ou dans le vinaigre que vous l'avez découvert ?
- C'est dans du sable mouillé.
- Comment cela s'est-il fait ?
- Oh ! d'une façon bien simple, mon Dieu ! Bien avant Raspail, je faisais des expériences microscopiques sur les infiniment petits. Un jour, après avoir soumis à l'examen l'eau, le vin, le vinaigre, le fromage, le pain, enfin tous les ingrédients sur lesquels on fait d'ordinaire des expériences, je pris dans ma gouttière – je logeais au sixième étage, à cette époque-là –, je pris dans ma gouttière un peu de sable mouillé ; je le posai dans la cage de mon microscope, et j'appliquai mon oeil sur la lentille. Alors, je vis se mouvoir un animal étrange, ayant la forme d'un vélocipède, armé de deux roues, qu'il agitait rapidement. Avait-il une rivière à traverser, ses roues lui servaient comme celles d'un bateau à vapeur ; avait-il un terrain sec à franchir, ses roues lui servaient comme celles d'un tilbury. Je le regardai, je le détaillai, je le dessinai. Puis je me souvins tout à coup que mon rotifer – je l'avais baptisé ainsi, quoique, depuis, je l'aie appelé un tarentatello –, je me souvins tout à coup que mon rotifer me faisait oublier un rendez-vous. J'étais pressé : j'avais affaire à un de ces animalcules qui n'aiment point attendre, à l'un de ces éphémères qu'on appelle une femme... Je laissai là mon microscope, mon rotifer et la pincée de sable qui était son monde. J'avais un autre examen à faire où j'allais, examen continu et consciencieux, qui me tint toute la nuit. Je ne rentrai que le lendemain matin. J'allai droit à mon microscope. Hélas ! pendant la nuit, le sable avait séché, et mon pauvre rotifer, qui, sans doute, avait besoin d'humidité pour vivre, était mort. Son imperceptible cadavre était étendu sur le flanc gauche ; ses roues étaient immobiles, le bateau à vapeur n'allait plus, le vélocipède était arrêté.
- Ah ! pauvre rotifer ! m'écriai-je.
- Attendez ! attendez !
- Ah çà ! est-ce que, comme lord Ruthwen, il n'était pas mort ? Est-ce que, comme lord Ruthwen, il était vampire ?
- Vous allez voir ! Tout mort qu'il était, l'animal n'en restait pas moins une curieuse variété des éphémères, et son cadavre méritait d'être conservé, aussi bien que celui d'un mammouth ou d'un mastodonte. Seulement, vous sentez qu'il fallait prendre des précautions bien autrement grandes pour manier un animal cent fois plus petit qu'un ciron, qu'il n'en faut prendre pour changer de place un animal dix fois gros comme un éléphant ! Je choisis, parmi toutes mes boîtes, une petite boîte de carton ; je la destinai à être la tombe de mon rotifer, et je transportai, à l'aide de la barbe d'une plume, ma pincée de sable de la cage de mon microscope dans ma boîte. Je comptais faire voir ce cadavre-là à Geoffroy Saint-Hilaire ou à Cuvier ; mais l'occasion me manqua. Je ne rencontrai point ces messieurs, ou, si je les rencontrai, ils se refusèrent à monter mes six étages ; tant il y a que, pendant trois mois, six mois, un an, peut-être, j'oubliai le cadavre du pauvre rotifer. Un jour, par hasard, la boîte me tomba sous la main ; alors je voulus voir quel changement un an pouvait produire sur le cadavre d'un éphémère. Le temps était couvert, il tombait une grosse pluie d'orage. Afin d'y mieux voir, j'approchai le microscope de la fenêtre, et je vidai dans la cage le contenu de la petite boîte. Le cadavre du pauvre rotifer était toujours immobile et couché sur le sable ; seulement, le temps, qui se souvient si cruellement des colosses, semblait avoir oublié l'infiniment petit. Je regardais mon éphémère avec un sentiment de curiosité facile à comprendre, quand tout à coup une goutte de pluie chassée par le vent tombe dans la cage du microscope, et humecte ma pincée de sable.
- Eh bien ? demandai-je.
- Eh bien, voilà où est le miracle. Au contact de cette fraîcheur vivifiante, il me sembla que mon rotifer se ranimait, qu'il remuait une antenne, puis l'autre ; qu'il faisait tourner une de ses roues, puis ses deux roues ; qu'il reprenait son centre de gravité, que ses mouvements se régularisaient, qu'il vivait enfin !
- Bah !
- Monsieur, le miracle de la résurrection, auquel vous croyez peut-être, vous, mais auquel ne croyait point Voltaire, venait de s'accomplir, non pas au bout de trois jours... trois jours, beau miracle !... mais au bout d'un an !... Dix fois je renouvelai la même épreuve : dix fois le sable sécha, dix fois le rotifer mourut ! dix fois le sable fut humecté, et dix fois le rotifer ressuscita ! Ce n'était pas un éphémère que j'avais trouvé, monsieur, c'était un immortel ! Mon rotifer avait probablement vécu avant le déluge, et devait survivre au jugement dernier.
- Et vous possédez toujours ce merveilleux animal ?
- Ah ! monsieur, me dit mon voisin avec un profond soupir, je n'ai pas ce bonheur. Un jour que, pour la vingtième fois peut-être, je m'apprêtais à renouveler mon expérience, un coup de vent emporta le sable séché, et, avec le sable séché, mon phénoménal immortel. Hélas ! depuis, j'ai repris bien des pincées de sable mouillé sur ma gouttière et même ailleurs, mais toujours inutilement. Jamais je n'ai retrouvé l'équivalent de ce que j'avais perdu. Mon rotifer était, non seulement immortel, mais encore unique... Voulez-vous me laisser passer monsieur ? Le deuxième acte va commencer, et je trouve ce mélodrame si mauvais, que je voudrais bien m'en aller.
- Oh ! monsieur, lui dis-je, je vous en supplie, ne vous en allez pas ; j'ai encore tant de choses à vous demander, et vous me paraissez si savant !... Vous n'écouterez pas, si vous voulez ; vous lirez Le Pastissier françois, et, dans les entractes, nous causerons Elzévir et rotifer... Moi, j'écouterai la pièce, qui m'intéresse beaucoup, je vous assure.
- Vous êtes bien bon, me dit mon voisin en s'inclinant.
Puis, avec la douceur charmante que j'avais déjà remarquée en lui comme on frappait les trois coups, il reprit sa lecture.
Le rideau se leva sur l'entrée d'une ferme, au côté cour – sur une chaîne de montagnes neigeuses, au fond –, et sur une fenêtre, au côté jardin.
Le théâtre représentait la ferme du château de Marsden.

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