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Chapitre LXXXIV


La maison de la rue de Chaillot. – Quatre poètes et un médecin. – Corneille et la censure. – Ce que M. Faucher ne sait pas. – Ce que le président de la République devrait savoir.

L'an III de la deuxième République française, le 2 juin au soir, M. Louis Bonaparte étant président, M. Léon Faucher étant ministre, M. Guizard étant directeur des beaux-arts, voici ce qui se passait, dans un salon tendu en étoffe perse, au rez-de-chaussée d'une maison de la rue de Chaillot.
Cinq ou six personnes causaient d'art, chose assez étonnante à une époque où on ne parle plus guère que de solution, de révision, de prorogation.
Il est vrai que, sur ces cinq personnes, il y avait quatre poètes et un médecin presque poète, et tout à fait homme d'esprit.
Ces quatre poètes étaient :
1° Madame Emile de Girardin, la maîtresse de cette maison de la rue de Chaillot où l'on était réuni ; 2° Victor Hugo ; 3° Théophile Gautier ; 4° Arsène Houssaye.
Le médecin était le docteur Cabarus.
Celui que nous avons indiqué sous le n° 4 cumulait ; peut-être était-il un peu moins poète que les trois autres, mais il était beaucoup plus directeur, ce qui rétablissait l'équilibre – directeur du Théâtre-Français dont il a donné déjà trois fois sa démission, qu'on n'accepte pas, il est vrai.
Peut-être demanderez-vous pourquoi M. Arsène Houssaye est si facile à se démettre.
Rien de plus simple : MM. les sociétaires du Théâtre-Français lui font la vie si dure, que le poète est toujours prêt à envoyer promener ses demi-dieux, ses héros, ses rois, ses princes, ses ducs, ses marquis, ses comtes et ses barons de la rue de Richelieu, pour en revenir à ses barons, à ses comtes, à ses marquis, à ses ducs, à ses princes, à ses rois, à ses héros et à ses demi- dieux du XVIIe et du XVIIIe siècle, qu'il connaît et qu'il fait parler, comme s'il était le comte de Saint-Germain, qui était familier avec eux.
Maintenant, pourquoi MM. les sociétaires du Théâtre-Français font-ils la vie si dure à leur directeur ?
Parce qu'il fait de l'argent, et que rien n'irrite un sociétaire du Théâtre Français comme de voir son théâtre faire de l'argent.
Cela peut paraître inexplicable aux gens sensés : c'est inexplicable, en effet ; mais je ne me charge pas d'expliquer le fait ; je le consigne, voilà tout. Or, en sa qualité de directeur du Théâtre-Français, M. Arsène Houssaye songeait à une chose à laquelle ne songeait personne.
Cette chose, c'est qu'on était au 2 juin 1851, et que, dans quatre jours, c'est- à-dire le 6 juin, on verrait s'accomplir le deux cent quarante-quatrième anniversaire de la naissance de Corneille.
Il en fit l'observation tout haut, et, se tournant vers Théophile Gautier :
- Pardieu ! lui dit-il, mon cher Théo, vous devriez bien me faire, pour ce jour-là, une soixantaine de vers sur le père de la tragédie ; cela vaudrait mieux que ce que l'on nous donne ordinairement en pareille circonstance, et le public ne s'en plaindrait pas.
Théophile Gautier fit semblant de ne pas entendre.
Arsène Houssaye renouvela sa demande.
- Ma foi ! non, dit Gautier.
- Pourquoi cela ?
- Parce que je ne sais rien de plus ennuyeux à faire qu'un éloge officiel, fût-ce celui du plus grand poète du monde. D'ailleurs, plus le poète est grand, plus l'éloge est difficile.
- Vous avez tort, Théophile, dit Hugo, et, si j'étais en position de faire en ce moment-ci ce qu'Arsène vous demande, je le ferais.
- Vous vous amuseriez à passer en revue les vingt ou trente pièces de Corneille ? Vous auriez le courage de parler de Mélite, de Clitandre, de la Galerie, du Palais, de Pertharite, d'Oedipe, d'Attila et d'Agésilas ?
- Non, je ne parlerais de rien de tout cela.
- Alors, vous ne feriez pas l'éloge de Corneille ; quand on fait l'éloge d'un poète, il faut surtout louer ce qu'il a fait de mauvais : ce qu'on ne loue pas, on le critique.
- Non, dit Hugo, je ne prendrais pas la chose ainsi ; je ne ferais pas un éloge vulgaire. Je montrerais le vieux Corneille, errant à pied dans les rues du vieux Paris, avec son manteau râpé sur les épaules, oublié de Louis XIV, moins généreux pour lui que son persécuteur Richelieu, et faisant raccommoder à une pauvre échoppe son soulier troué, tandis que Louis XIV trône à Versailles, se promène avec madame de Montespan, mademoiselle de La Vallière et madame Henriette dans les galeries de Le Brun ou dans les jardins de Le Nôtre ; puis je consolerais l'ombre du poète en montrant la postérité remettant chacun à sa place, et, au fur et à mesure que les jours s'ajoutent aux jours, les mois aux mois et les années aux années, grandissant le poète et diminuant le roi....
- Eh bien, que cherchez-vous donc, Théophile ? demanda madame de Girardin à Gautier, qui se levait vivement.
- Je cherche mon chapeau, dit Gautier.
- Girardin dort dessus, dit tranquillement Cabarus.
- Oh ! ne le réveillez pas, dit madame de Girardin, il ferait un article !
- Je ne puis pourtant pas m'en aller sans chapeau, dit Gautier.
- Vous vous en allez donc ? demanda Arsène Houssaye.
- Sans doute, je vais faire vos vers. Vous les aurez demain. On tira le chapeau de Théophile de dessous les épaules de Girardin. Il était un peu passé à l'état de gibus ; mais qu'importait à Théophile l'état de son chapeau ?
Il rentra chez lui, et se mit à l'oeuvre.
Le lendemain, comme il avait promis, Arsène Houssaye avait ses vers.
Seulement, poète et directeur avaient compté sans la censure.
Voici les vers de Théophile Gautier sur le grand Corneille, – vers arrêtés par la censure dramatique, comme je l'ai dit, l'an III de la deuxième République, M. Louis Bonaparte étant président, M. Léon Faucher étant ministre, M. Guizard étant directeur des beaux-arts :

          Par une rue étroite, au coeur du vieux Paris,
          Au milieu des passants, du tumulte et des cris,
          La tête dans le ciel et le pied dans la fange,
          Cheminait à pas lents une figure étrange.
          C'était un grand vieillard sévèrement drapé,
          Noble et sainte misère, en son manteau râpé !
          Son oeil d'aigle, son front, argenté vers les tempes
          Rappelaient les fiertés des plus mâles estampes ;
          Et l'on eût dit, à voir ce masque souverain,
          Une médaille antique à frapper en airain.
          Chaque pli de sa joue, austèrement creusée,
          Semblait continuer un sillon de pensée,
          Et, dans son regard noir, qu'éteint un sombre ennui,
          On sentait que l'éclair autrefois avait lui.
          Le vieillard s'arrêta dans une pauvre échoppe.

          Le roi-soleil, alors, illuminait l'Europe,
          Et les peuples baissaient leurs regards éblouis.
          Devant cet Apollon qui s'appelait Louis.
          A le chanter, Boileau passait ses doctes veilles ;
          Pour le loger, Mansard entassait ses merveilles
          Cependant, en un bouge, auprès d'un savetier,
          Pied nu, le grand Corneille attendait son soulier.
          Sur la poussière d'or de sa terre bénie,
          Homère, sans chaussure, aux chemins d'Ionie,
          Pouvait marcher jadis avec l'antiquité,
          Beau comme un marbre grec par Phidias sculpté ;
          Mais Homère, à Paris, sans crainte du scandale,
          Un jour de pluie, eût fait recoudre sa sandale.
          Ainsi faisait l'auteur d'Horace et de Cinna,
          Celui que de ses mains la muse couronna,
          Le fier dessinateur, Michel-Ange du drame,
          Qui peignit les Romains si grands, d'après son âme.
          O pauvreté sublime ! ô sacré dénuement,
          Par ce coeur héroïque accepté simplement !
          Louis, ce vil détail que le bon goût dédaigne,
          Ce soulier recousu me gâte tout ton règne.
          A ton siècle en perruque et de luxe amoureux,
          Je ne pardonne pas Corneille malheureux.
          Ton dais fleurdelisé cache mal cette échoppe ;
          De la pourpre où ton faste à grands plis s'enveloppe,
          Je voudrais prendre un pan pour Corneille vieilli,
          S'éteignant pauvre et seul, dans l'ombre et dans l'oubli.
          Sur le rayonnement de toute ton histoire,
          Sur l'or de ton soleil c'est une tache noire,
          O roi ! d'avoir laissé, toi qu'ils ont peint si beau,
          Corneille sans souliers, Molière sans tombeau !
          Mais pourquoi s'indigner ! Que viennent les années,
          L'équilibre se fait entre les destinées ;
          A sa place chacun est remis par la mort :
          Le roi rentre dans l'ombre, et le poète en sort !
          Pour courtisans, Versailles a gardé ses statues ;
          Les adulations et les eaux se sont tues ;
          Versailles est la Palmyre où dort la royauté.
          Qui des deux survivra, génie ou majesté ?
          L'aube monte pour l'un, le soir descend sur l'autre ;
          Le spectre de Louis, au jardin de Le Nôtre,
          Erre seul, et Corneille, éternel comme un dieu,
          Toujours sur son autel voit reluire le feu,
          Que font briller plus vif en ses fêtes natales
          Les générations, immortelles vestales.
          Quand en poudre est tombé le diadème d'or,
          Son vivace laurier pousse et verdit encor ;
          Dans la postérité, perspective inconnue,
          Le poète grandit et le roi diminue !

0a, causons un peu, monsieur Guizard, car vous n'avez pas compté que cela se passerait ainsi ; vous n'avez point espéré que vous en seriez quitte pour quelques mots à double entente insérés dans un journal qui s'imprime hier, qui paraît aujourd'hui, et qu'on oublie demain.
Non, quand on fait de pareils outrages à l'art, il est bon que le coupable soit distrait de ses juges naturels, et conduit devant une chambre haute, comme vos modèles ont fait pour Trélat et Cavaignac devant la chambre des pairs, comme vos amis ont fait pour Raspail, Hubert et Sobrier devant la cour de Bourges.
Et c'est moi qui vous cite à comparaître, monsieur Guizard, vous qui avez remplacé mon ami Cavé, comme chargé du département des beaux-arts.
Voyons, maintenant que l'on rogne sur tout, n'aurait-on pas rogné quelques lettres à votre emploi ? et, au lieu d'être chargé du département, ne seriez vous pas tout simplement chargé du départ des beaux-arts ?
D'ailleurs, j'ai à raconter ce qui s'est passé entre vous et moi, il y a trois mois.
Vous rappelez-vous que j'eus l'honneur de vous faire une visite, il y a trois mois ?
J'allais vous prévenir, de la part du directeur du Cirque, que, pour nous donner le temps d'attendre La Barrière de Clichy, nous allions remettre à l'étude Le Chevalier de Maison-Rouge.
- Le Chevalier de Maison-Rouge ! vous écriâtes-vous.
- Oui.
- Mais Le Chevalier de Maison-Rouge, n'est-ce point un drame à vous ?
- Oui.
- N'est-ce pas dans Le Chevalier de Maison-Rouge qu'il y a le fameux choeur :
                    Mourir pour la patrie ?
- Oui.
- Eh bien, nous ne laisserons pas jouer Le Chevalier de Maison-Rouge !
- Vous ne laisserez pas jouer Le Chevalier de Maison-Rouge ?
- Non, non, non, non, non.
- Mais pourquoi cela ?
Alors, vous me regardâtes en face, et vous me dites :
- Mais vous ne savez donc pas que Le Chevalier de Maison-Rouge a contribué à l'avènement de la République ?
Vous me dîtes cela, monsieur Guizard ! vous me fîtes ce singulier aveu, l'an III de la République ! M. Léon Faucher étant ministre de la République ! vous, monsieur Guizard, étant directeur des beaux-arts de la République !
Je fus si étourdi de la riposte, que je ne trouvai que cette réponse à vous faire :
- Comment diable se fait-il que, moi qui ai perdu deux cent mille francs à peu près à l'avènement de la République, je sois républicain, tandis que, vous qui y avez gagné une place rapportant une dizaine de mille francs ; vous soyez réactionnaire ?...
Il est vrai que vous ne daignâtes point me donner la raison de cette anomalie, que je sortis de votre cabinet sans l'avoir trouvée, et qu'aujourd'hui, au moment où j'écris ces lignes, je la cherche encore ! Or, dans l'espérance qu'il se trouvera un chercheur d'énigmes plus fort que moi, je me suis résolu à imprimer ce qui m'est arrivé à moi, il y a trois mois, et ce qui est arrivé à Gautier aujourd'hui.
Que voulez-vous ! chacun se sert de l'outil ou de l'instrument qu'il a en main : les uns ont des ciseaux, et ils coupent ; les autres ont un burin, et ils gravent !
Moi, ce que j'écris, je vous en préviens, monsieur Guizard, ce que j'écris se traduit en huit ou neuf langues différentes. Nous aurons donc, pour nous aider dans nos recherches, les savants de plusieurs pays, et les archéologues de trois générations ; car, en supposant que mes oeuvres ne vivent que le temps qu'il faudra aux rats pour les manger, les rats mettront bien cent ans à manger mes mille volumes.
Peut-être me direz-vous que l'ordre d'arrêter les vers de M. Théophile Gautier est venu de plus haut, qu'il est venu du ministre.
A cela je n'ai rien à dire : si l'ordre est venu du ministre, vous avez dû vous conformer à cet ordre.
C'est donc à M. Léon Faucher qu'il faut que je m'en prenne ?
Soit.
O monsieur Faucher ! est-il bien possible, si peu républicain que vous soyez, vous qui payez – et, en cela, à mon avis, vous avez tort – une subvention au Théâtre-Français pour qu'il exhume les morts et qu'il enterre les vivants, est-il bien possible, je le répète, si peu républicain que vous soyez, que vous ne vouliez pas que l'on dise, sur la scène que Corneille a créée, que le génie passe avant la royauté, et que Corneille est plus grand poète que Louis XIV n'est grand roi ?
Mais, monsieur Faucher, entre nous, vous savez cependant bien que Louis XIV n'est grand roi que parce qu'il a eu de grands ministres et de grands poètes ?
Peut-être me direz-vous que ce sont les grands rois qui font les grands poètes et les grands ministres.
Non, monsieur Faucher, vous ne direz pas cela, car je vous dirai : « Napoléon, qui était un grand empereur, n'a pas eu de Corneille, et Louis XIII, qui était un piètre roi, a eu Richelieu. »
Non, monsieur le ministre, Louis XIV, croyez-le bien – et Michelet, un des plus grands historiens qui aient existé, vous le dira, non, Louis XIV n'est grand roi que parce qu'il a eu pour précurseur Richelieu, tandis que Corneille a eu pour précurseur... qui ? Jodelle.
Pour être grand poète, Corneille n'a eu besoin ni de Condé, ni de Turenne, ni de Villars, ni de Catinat, ni de Vauban, ni de Mazarin, ni de Colbert, ni de Louvois, ni de Boileau, ni de Racine, ni de Benserade, ni de Le Brun, ni de Le Nôtre, ni même de M. de Saint-Aignan.
Non ; Corneille prenait une plume, de l'encre et du papier ; il laissait tomber sa tête dans sa main, et il était grand poète.
Si vous aviez lu seulement les vers de Théophile Gautier, monsieur le ministre – mais vous ne les avez pas lus, j'en suis sûr ! – si vous les aviez lus, vous auriez vu que ces vers sont non seulement des plus beaux qu'ait faits Théophile Gautier, mais encore des plus beaux que l'on ait faits depuis que l'on fait des vers.
Vous auriez vu que, comme forme, ils étaient excellents, que, comme pensée, ils étaient irréprochables.
A un homme qui eût écrit ces vers-là, tel empereur que je connais, et que vous ne connaissez pas, à ce qu'il paraît, tel empereur que je connais eût envoyé la croix d'officier de la Légion d'honneur et une pension.
Vous, monsieur le ministre, vous avez envoyé l'ordre de ne pas lire les vers de Théophile Gautier sur la scène du Théâtre-Français !
Ah ! mais aussi, cet ordre, peut-être venait-il de plus haut ? peut-être venait il du président de la République ?
S'il venait du président de la République, c'est autre chose... et c'est au président de la République que je vais avoir affaire.
Avec le président de la République, ce ne sera pas long.
Ah ! monsieur le président de la République, lui dirai-je, vous qui, au milieu des affaires dont vous êtes accablé, avez oublié tant de choses, auriez-vous, par hasard, oublié que monsieur votre oncle disait de l'auteur du Cid : « Si Corneille eût vécu de mon temps, je l'eusse fait prince » ?
Maintenant que j'ai dit au président de la République, à M. le ministre de l'intérieur, et à M. le chef de division chargé du département des beaux-arts, ce que j'avais à leur dire, revenons à l'année 1823, qui avait aussi une censure, mais bien moins dure que celle de 1851.

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