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Chapitre LXXXVI


Ce que Bonaparte a tenté pour faire éclore des poètes. – Luce de Lancival. – Baour-Lormian. – Lebrun-Pindare. – Lucien Bonaparte auteur. – Débuts de mademoiselle George. – Critique de l'abbé Geoffroy. – Le prince ­appia – Hermione à Saint-Cloud.

Un mot de cette petite cour de Bonaparte. Nous faisons des Mémoires, cette fois, et non un roman. Il en résulte que nous nous reposons de la fable par la vérité, du plan par le caprice, de l'intrigue par le vagabondage.
Ah ! si un homme nous eût laissé sur le XVIe, le XVIIe et le XVIIIe siècle, ce que j'essaye de faire pour le XIXe, combien j'eusse béni cet homme, et que de rudes travaux il m'eût épargnés !
Un mot donc, sur Bonaparte et sa petite cour. On avait fait grand bruit, nous ne dirons pas, comme on disait autrefois : à Paris et à Versailles – il n'y avait plus de Versailles en 1802 –, mais à Paris et à la Malmaison, des débuts de mademoiselle George.
Le Premier consul et sa famille s'occupaient beaucoup de littérature, à cette époque.
En fait de poètes, Bonaparte aimait Corneille et Ossian, les deux extrémités de l'art : Corneille la suprême logique, Ossian la suprême imagination.
Aussi, parmi les poètes qui figuraient sur le catalogue de sa bibliothèque égyptienne, Corneille et Ossian occupaient-ils la première place.
Cette prédilection pour le barde écossais était si connue, que Bourrienne, en formant cette bibliothèque, devina plutôt qu'il ne lut.
Bonaparte avait écrit Océan.
Ce ne fut pas la faute de Bonaparte si les poètes lui manquèrent, quoiqu'il proscrivit trois des premiers de son époque : Chateaubriand, madame de Stal et Lemercier.
Bonaparte demandait des poètes à son grand maître de l'Université, comme il demandait des soldats à son ministre de la Guerre. Par malheur il était plus facile à M. le duc de Feltre de trouver trois cent mille conscrits, qu'à M. de Fontanes de trouver douze poètes. Aussi, Napoléon fut-il forcé de s'accrocher à tout ce qu'il trouva, à Lebrun, à Luce de Lancival, à Baour- Lormian : tout cela eut des places et des pensions comme si c'eût été de vrais poètes – plus des compliments.
- Vous avez fait une belle tragédie, disait Napoléon à Luce de Lancival, à propos d'Hector ; je la ferai jouer dans un camp.
Et, le soir de la représentation, il envoyait un brevet de six mille francs de pension à Luce de Lancival, en ordonnant, « vu le besoin d'argent qu'ont toujours les poètes », qu'on lui payât une année d'avance.
Lisez Hector, et vous verrez qu'Hector ne vaut pas les six mille francs une fois payés.
En outre, il plaçait chez Cambacérès le neveu de Luce de Lancival, Harel, dont il faisait un sous-préfet en 1815.
Baour-Lormian, lui aussi, eut une pension de six mille livres, témoin la spirituelle plainte qu'il porta aux Bourbons sur les persécutions de l'usurpateur, qui avait poussé le despotisme « jusqu'à le flétrir d'une pension de deux mille écus » qu'il n'avait pas osé refuser, ajoutait-il, avouant sa faiblesse.
Un jour – c'était au moment des bruits de guerre de 1809 –, une ode commençant par cette strophe tomba entre les mains de Napoléon :

« Suspends ici ton vol... D'où viens-tu, Renommée ?
Qu'annoncent tes cent voix à l'Europe alarmée ?...
- Guerre ! - Et quels ennemis veulent être vaincus ?
- Russe, Allemand, Suédois déjà lèvent la lance ;
Ils menacent la France !
- Reprends ton vol, déesse, et dis qu'ils ne sont plus !

Ce début le frappa.
- De qui sont ces vers ? demanda-t-il.
- De M. Lebrun, sire.
- A-t-il déjà une pension ?
- Oui, sire.
- Ajoutez une seconde pension de cent louis à celle qu'il a déjà.
Et on ajouta cent louis à la pension que touchait déjà Lebrun, qu'on appelle Lebrun-Pindare, parce qu'il a fait dix mille vers dans le genre de ceux-ci :

          La colline qui vers le pôle
          Domine d'antiques marais,
          Occupe les enfants d'Eole
          A broyer les dons de Cérès ;
          Vanvres, qu'habite Galatée,
          Du nectar d'Io, d'Amalthée,
          Epaissit les flots écumeux ;
          Et Sèvres, de sa pure argile,
          Nous pétrit l'albâtre fragile
          Où Molka nous verse ses feux.

Seulement, il arriva une chose qu'on n'avait pas prévue : c'est qu'il existait un autre poète qui s'appelait, non pas Lebrun-Pindare, mais Pierre Lebrun.
C'était à Pierre Lebrun qu'appartenait l'ode, et non à Lebrun-Pindare.
Il en résulta que Lebrun-Pindare toucha fort longtemps la pension gagnée par Pierre Lebrun.
Vous voyez bien que Napoléon faisait tout ce qu'il pouvait pour trouver des poètes, et que ce n'était pas sa faute s'il n'en trouvait point.
Quand, en 1811, Casimir Delavigne publie sa première oeuvre, un dithyrambe au roi de Rome, commençant par ce vers :
          Destin, qui m'as promis l'empire de la terre !
Napoléon flaire le poète, et, quoique les vers sentent le collège, il fait donner à l'auteur le prix académique et une place dans les droits réunis.
Talma est une poésie vivante. Aussi, dès 1792, il est lié avec Talma. Où passe-t-il ses soirées ? Dans les coulisses du Théâtre-Français. Et plus d'une fois, en montrant celui qui, vingt ans après, devait dater de Moscou le fameux décret sur les comédiens, plus d'une fois le semainier demanda à Talma :
- Quel est ce jeune officier ?
- Napoléon Bonaparte.
- Son nom n'est pas porté sur le livre des entrées.
- Ne faites pas attention, il est avec moi ; c'est un de mes amis.
- Ah ! s'il est avec vous, c'est autre chose...
Plus tard, Talma, à son tour, eut ses entrées aux Tuileries, et plus d'un ambassadeur, plus d'un prince, plus d'un roi, demanda à l'empereur :
- Sire, quel est cet homme ?
Et Napoléon répondit :
- C'est Talma, un de mes amis.
Il est vrai qu'en voyant la facilité de Talma à draper sa toge, Napoléon s'était dit :
- Cet homme-là pourra m'apprendre, un jour, à porter le manteau impérial.
Ce n'était pas le tout d'avoir un Premier consul aimant Corneille et Ossian ; ce Premier consul avait des frères qui essayaient de devenir poètes.
Ils n'y arrivaient pas ; mais, enfin, ils essayaient. Il faut tenir compte aux gens de l'intention.
Lucien faisait des poèmes. Ce farouche républicain, qui refusa des royaumes, et qui finit par se laisser faire prince romain – et prince de quoi ? je vous le demande ! prince de Petit-Chien Canino – ; Lucien faisait des poèmes ; il nous reste de lui, ou plutôt il ne nous reste pas un poème intitulé Charlemagne.
Quant à Louis, il avait un autre tic : il faisait des vers blancs, trouvant cela plus commode que de faire des vers rimés. Il a travesti de cette façon L'Avare de Molière.
Joséphine, la coquette créole, avec sa grâce nonchalante et son flexible esprit, se pliait à tout, laissant faire tout le monde autour d'elle, comme Hamlet, et, comme Hamlet, applaudissant tout le monde.
Talma était un des familiers de cette petite cour bourgeoise. Il y avait parlé de la débutante mademoiselle George ; il avait dit sa beauté, les espérances qu'elle donnait. Lucien s'en était monté la tête, et, en véritable saint Jean précurseur, il était arrivé à voir par un trou de serrure quelconque, peut-être même par une porte toute grande ouverte, celle qui faisait l'objet des conversations du moment, et il était venu dire à la Malmaison, avec un enthousiasme un peu suspect, que la débutante était, sous le rapport physique du moins, bien au-dessus des éloges que l'on faisait d'elle.
Le grand jour arriva. C'était le lundi 8 frimaire an XI 29 novembre 1802. On avait fait queue au théâtre de la République depuis onze heures du matin.
Ici, copions, s'il vous plaît, Geoffroy ; Geoffroy, critique sans valeur, sans profondeur, sans conscience, à qui la Terreur a fait une réputation, et qui a légué sa plume à un malheureux de son espèce dont la police correctionnelle a fait justice deux ou trois fois – ce qui me paraît déjà une grande amélioration de notre temps sur celui où vivaient nos pères.
Nous ne pouvons pas empirer en tout, que diable !
Geoffroy ne gâtait ni les débutants ni les débutantes, surtout lorsqu'ils n'étaient pas riches.
Voici ce que disait de mademoiselle George le prince des critiques de cette époque.
Il y a toujours eu, en France, un homme qui s'est appelé le prince des critiques. Ce n'est pas le principat que l'on nie, c'est la principauté.

Théâtre de la République

Iphigénie en Aulide
Pour le début de mademoiselle George Weymer, élève de mademoiselle Raucourt.

« On n'avait pas pris de mesures assez justes pour contenir la foule extraordinaire que devait attirer un début si fameux. Toute la garde était occupée aux bureaux où les billets se distribuent, tandis que la porte d'entrée, presque sans défenseurs, soutenait le plus terrible siège. Là se livraient des assauts dont il ne tiendrait qu'à moi de faire une description tragique, car j'étais spectateur et même acteur involontaire. Le hasard m'avait jeté dans la mêlée avant que j'eusse pu prévoir le danger

.... Quoeque ipse miserrima vidi,
Et quorum pars magna fui !

« Les assaillants étaient animés par le désir de voir cette actrice nouvelle et par l'enthousiasme qu'inspire une beauté célèbre. C'est dans ces occasions que la curiosité n'est plus qu'une passion insensée et brutale. C'est alors que le goût des spectacles ressemble à la férocité et à la barbarie. Les femmes, étouffées, poussaient des cris perçants, tandis que les hommes, dans un silence farouche, oubliant la politesse et la galanterie, ne songeaient qu'à s'ouvrir un passage aux dépens de tout ce qui les environnait. Rien n'est plus indécent pour une nation éclairée et philosophique, rien n'est plus honteux pour un peuple généreux et libre, que de pareils combats. Nous avons peut- être de meilleures pièces et de meilleurs acteurs que les Athéniens – cela n'est pas encore bien prouvé ; mais il est sûr que les Athéniens donnaient à leurs jeux scéniques plus de noblesse et de dignité. Je vois toujours avec peine les progrès rapides de cette fureur de théâtre, de cette rage aveugle pour un amusement frivole, parce que l'histoire m'apprend que c'est un signe infaillible de la décadence des esprits et de l'affaiblissement des moeurs. C'est aussi une calamité pour les vrais amateurs ; car il est démontré que les spectacles ne sont jamais moins bons que lorsqu'ils sont le plus courus... »

Le lecteur se doutait-il que le fameux Geoffroy écrivît d'un pareil style ? - Non. - Eh bien, ni moi non plus.
Continuons. A mesure qu'on avance, cela cesse d'être plat : cela devient curieux.

« Les conseillers du roi Priam s'écriaient en voyant passer Hélène : "Une si belle princesse mérite bien qu'on se batte pour elle ; mais, quelque merveilleuse que soit sa beauté, la paix est encore préférable."
« Et moi, j'ai dit en voyant paraître mademoiselle George : "Faut-il être surpris qu'on s'étouffe pour une aussi superbe femme ? Mais, fût-elle, s'il est possible, plus belle encore, il eût mieux valu ne pas s'étouffer, même dans ses propres intérêts ; car les spectateurs sont plus sévères à l'égard d'une débutante, quand sa vue leur a coûté si cher." Précédée sur la scène d'une réputation si extraordinaire de beauté, mademoiselle George Weymer n'a point paru au-dessous de sa renommée. Sa figure réunit aux grâces françaises la régularité et la noblesse des formes grecques ; sa taille est celle de la soeur d'Apollon, lorsqu'elle s'avance sur les bords de l'Eurotas, environnée de ses nymphes, et que sa tête s'élève au-dessus d'elles. toute sa personne est faite pour offrir un modèle au pinceau de Guérin... »

Ah ! monsieur Geoffroy, je ne sais pas si les critiques du temps de Périclès valaient mieux que ceux du temps de Bonaparte, premier du nom ; mais ce que je sais, c'est que les nôtres – un ou deux, du moins – écrivent d'un meilleur style...
Non ?
Tenez, voici, sur le même sujet, un portrait tracé par un critique de 1835. Voyons, à trente-trois ans de distance, les progrès qu'a faits le style en passant de Geoffroy à Théophile Gautier.

« Mademoiselle George ressemble, à s'y méprendre, à une médaille de Syracuse ou à une Isis des bas-reliefs éginétiques. L'arc de ses sourcils, tracé avec une pureté et une finesse incomparables, s'étend sur deux yeux noirs pleins de flammes et d'éclairs tragiques. Le nez, mince et droit, coupé d'une narine oblique et passionnellement dilatée, s'unit avec le front par une ligne d'une simplicité magnifique. La bouche est puissante, aigu à ses coins, superbement dédaigneuse, comme celle de Némésis vengeresse, qui attend l'heure de démuseler son lion aux ongles d'airain ; cette bouche a pourtant de charmants sourires épanouis avec une grâce tout impériale, et l'on ne dirait pas, quand elle veut exprimer les passions tendres, qu'elle vient de lancer l'imprécation antique ou l'anathème moderne. Le menton, plein de force et de résolution, se dessine fermement, et relève par un contour majestueux ce profil qui est plutôt d'une déesse que d'une mortelle. Comme toutes les belles femmes du cycle païen, mademoiselle George a le front large, plein, renflé aux tempes, mais peu élevé, assez semblable à celui de la Vénus de Milo, un front volontaire, voluptueux et puissant. Une singularité remarquable du cou de mademoiselle George, c'est qu'au lieu de s'arrondir intérieurement du côté de la nuque, il forme un contour renflé et soutenu qui lie les épaules à la base de la tête sans aucune sinuosité. L'attache des bras a quelque chose de formidable par la vigueur des muscles et la violence du contour ; un des bracelets d'épaule ferait la ceinture pour une femme de taille moyenne ; mais ils sont très blancs, très purs, terminés par un poignet d'une délicatesse enfantine, et des mains mignonnes frappées de fossettes, de vraies mains royales faites pour porter le sceptre et pétrir le manche du poignard d'Eschyle et d'Euripide. »

Merci, mon cher Théophile, de m'avoir offert cette magnifique page, et pardon de la mauvaise compagnie où je vous place. Pouah !
Je reviens donc à Geoffroy.
Il continue :

« Le talent répondit à la beauté. La salle était toute comble et toute frémissante ; le Premier consul et toute sa famille étaient dans la loge d'avant-scène de droite ; il battit plusieurs fois des mains, ce qui n'empêcha point une certaine opposition d'éclater à ce vers :
          Vous savez, et Calchas mille fois vous l'a dit... »

Pardon ! il faut encore que je m'interrompe, ou plutôt que j'interrompe Geoffroy.
Le lecteur sait que c'était d'habitude à ce vers que l'on attendait les débutantes.
Pourquoi cela ? demandera le lecteur.
Ah ! c'est vrai, on ne sait ces choses-là que lorsqu'on est obligé de les savoir.
Je vais vous le dire.
Parce que ce vers est tout simple, et indigne de la tragédie.
Vous ne vous doutiez pas de cela, n'est-ce pas, monsieur, n'est-ce pas, madame, qui me faites l'honneur de causer avec moi ? Mais votre serviteur le sait, lui qui est obligé de tout lire, même Geoffroy. Or, écoutez bien, car nous ne sommes pas au bout. Ce vers étant, par sa simplicité, indigne de la tragédie, on attendait pour voir comment l'actrice, corrigeant le poète, parviendrait à relever ce vers.
Mademoiselle George ne voulut pas avoir plus de génie que Racine ; elle dit simplement, et avec l'intonation la plus naturelle possible, ce vers, écrit avec la simplicité de la passion. On murmura ; elle reprit avec le même accent ; on murmura encore.
Heureusement, Raucourt, malgré une entorse qu'elle s'était donnée assistait à la représentation ; elle s'était fait porter au théâtre, et, d'une des petites loges du manteau d'Arlequin, elle encouragea son élève.
- Ferme, Georgine ! cria-t-elle, ferme !
Et Georgine – il vous semble singulier, n'est-ce pas, qu'il y ait eu un temps où l'on appelait mademoiselle George Georgine ? – et Georgine, avec le même accent simple et naturel, répéta le vers pour la troisième fois. On applaudit.
A partir de ce moment, le succès fut enlevé, comme on dit en termes de théâtre.

« La seule chose qui nuisit à la représentation, dit Geoffroy, fut que Talma manqua d'intelligence, de mesure et de noblesse dans le rôle d'Achille. »

Je commence à croire que nous nous sommes trompés sur l'impartialité de ce bon M. Geoffroy, et qu'il avait reçu, avant la représentation, quelque message bien sonnant de quelqu'un des membres de la famille Bonaparte qui était dans la loge du Premier consul.
Mademoiselle George joua trois fois de suite le rôle de Clytemnestre. C'était un énorme succès.
Puis elle passa au rôle d'Aménaïde, cette fille atteinte de vapeurs hystériques, comme disait encore Geoffroy ; et le succès alla toujours croissant.
Enfin, du rôle d'Aménaïde, elle passa au rôle d'Idamé de L'Orphelin de la Chine.
Si les hommes attendaient les débutantes au rôle de Clytemnestre pour savoir comment elles diraient ce fameux vers indigne de Racine :
          Vous savez, et Calchas mille fois vous l'a dit...
les femmes attendaient avec non moins d'impatience les débutantes au rôle d'Idamé pour savoir comment elles se coifferaient.
Mademoiselle George se coiffa tout simplement à la chinoise, c'est-à-dire en relevant ses cheveux, et en les nouant avec un ruban doré.
Elle était admirable ainsi à ce que m'a dit, non pas Lucien, mais le roi Jérôme, son frère, grand appréciateur de toute beauté, fût-elle coiffée à la chinoise, et qui, comme Raucourt, a conservé l'habitude d'appeler George Georgine.
Le soir de cette représentation de L'orphelin de la Chine, tandis que Georgine, dont tout Paris s'occupait à cette heure, soupait à l'hôtel du Pérou avec des lentilles – non point parce qu'elle les aimait, comme Esaź, mais parce qu'il n'y avait pas autre chose à la maison –, on annonça le prince ­appia.
Qu'était-ce que le prince ­appia ? Etait-ce encore un prince de la critique ?
Non pas, c'était un vrai prince, un de ces princes artistes dont la race s'est éteinte avec le prince de Ligne et le prince d'Hénin, un de ces princes qui fréquentaient le foyer de la Comédie-Française, comme le prince Pignatelli le foyer de l'opéra.
C'est que le foyer de la Comédie-Française, dont je n'ai vu que les restes, était, à ce qu'il paraît, quelque chose de merveilleux, à cette époque.
Après chaque grande représentation, toutes les fois que Talma, Raucourt, Contat, Monvel ou Molé jouaient – tout ce qui avait un nom en art, en diplomatie ou en aristocratie, allait causer un instant dans la loge du héros ou de l'héroïne de la soirée ; puis l'on descendait au foyer, où l'on se réunissait.
La cour naissante de Bonaparte, qui tenait tant à se faire une cour, était rarement aussi brillante que le foyer du Théâtre-Français.
Nous avons encore vu la dernière lueur de ces beaux jours éclairer la loge de mademoiselle Mars.
Aussi, lorsqu'il y avait assemblée, ne venait-on au foyer qu'en grande toilette. C'est à peine s'il n'y avait pas la distinction des tabourets, des chaises et des fauteuils. On y était fort collet monté, et, de fait, on ne disait pas pour rien les dames de la Comédie-Française ; on garde la tradition de la première atteinte portée à cette étiquette.
Ce fut mademoiselle Bourgoin qui y fit brèche en demandant des gâteaux et un verre d'alicante.
Ce jour-là, les vieux sociétaires levèrent les bras au ciel, et crièrent à l'abomination de la désolation.
Et leur désespoir était plein de logique. Une brèche, quand on ne la répare pas, va toujours grandissant, au théâtre surtout.
C'est par cette même brèche que passent aujourd'hui la bière et les oeufs sur le plat.
Donc, au moment où elle mangeait des lentilles, on annonça à Georgine le prince ­appia.
Que venait faire le prince ­appia à une pareille heure ?
Il venait offrir la clef d'un appartement situé rue des Colonnes, appartement dans lequel il avait fait porter, depuis la veille, pour plus de cinquante mille francs de meubles.
En remettant cette clef à la belle Georgine, il assura que c'était bien la seule et unique clef qui existât. On comprend qu'il fallut un serment pour décider la débutante à quitter l'hôtel du Pérou.
Ce serment, le prince ­appia le fit sur quoi ? nous n'en savons trop rien. Nous nous en sommes cependant informé à George elle-même. Mais elle nous a répondu avec la sublime naïveté de Lucrèce Borgia :
- Comment voulez-vous que je vous dise cela, mon cher ? on m'a fait tant de serments que l'on ne m'a pas tenus !
Ce déménagement contraria fort Lucien.
Lucien n'était pas prince, à cette époque-là ; Lucien n'était pas riche ; Lucien faisait l'amour en étudiant ; Lucien en était à réclamer la position d'amant de coeur toujours un peu gênante quand les cabinets sont noirs et que les armoires sont étroites ; il en était là dis-je, lorsqu'un soir la femme de chambre d'Hermione entra tout effarée dans sa loge, et lui annonça que le valet de chambre du Premier consul était là.
Le valet de chambre du Premier consul, celui qui l'avait habillé le matin du 18 brumaire ! Peste ! c'était bien autre chose que le prince ­appia ! On fit entrer le valet de chambre du Premier consul avec autant d'égards que, en 1750, on eût fait entrer M. Lebel chez madame Dumesnil.
Le Premier consul attendait Hermione à Saint-Cloud.
Hermione pouvait venir comme elle serait : elle se déshabillerait là-bas.
L'invitation était brusque, mais tout à fait dans les manières du Premier consul.
Au fait, Antoine avait bien ordonné à Cléopâtre de venir le joindre en Cilicie. Bonaparte pouvait bien prier Hermione de venir le trouver à Saint Cloud.
La princesse grecque ne fut pas plus fière que la reine d'Egypte. Certes, non moins belle que Cléopâtre, Hermione eût pu descendre la Seine sur une galère dorée, comme la reine d'Egypte remonta le Cydnus.
Mais c'eût été bien long ; le Premier consul était pressé de faire ses compliments, et, avouons la faiblesse des artistes à l'endroit de l'amour propre, la débutante n'était peut-être pas moins pressée de les recevoir.
Hermione entrait à Saint-Cloud à minuit et demi, et en sortait à six heures du matin.
Elle en sortait victorieuse comme Cléopâtre ; comme Cléopâtre, elle avait tenu le maître du monde à ses genoux.
Seulement, le maître du monde, qui trouvait étonnant qu'une débutante que son frère lui avait annoncée comme habitant l'hôtel du Pérou, buvant de l'eau et mangeant des lentilles, eût un voile d'Angleterre de cent louis et un cachemire de mille écus, mit en pièces, dans un moment de jalousie, le cachemire et le voile d'Angleterre.
J'ai bien souvent soutenu à George que ce n'était pas de la jalousie, mais simplement de la curiosité.
Elle a toujours tenu pour la jalousie ; et je n'ai pas voulu la contrarier.
Aussi, lorsque, quelques jours après ce petit voyage nocturne de la débutante, le bruit de son triomphe se répandit, lorsque, dans le rôle d'Emilie que jouait Georgine, elle prononça avec une fierté vraiment romaine ce vers :
          Si j'ai séduit Cinna, j'en séduirai bien d'autres...
la salle tout entière se tourna vers la loge du Premier consul, et éclata en applaudissements.
A partir de ce moment, il y eut deux partis dramatiques et presque politiques au Théâtre-Français :
Les partisans de mademoiselle George et les partisans de mademoiselle Duchesnois :
Les georgiens et les carcassiens. On avait substitué le mot carcassiens au mot circassiens, sans doute comme étant plus expressif.
Maintenant qu'exprimait ce mot ?
Ma foi ! je n'ose le dire et livre le fait à l'investigation des savants et à la recherche des étymologistes.
Lucien Bonaparte, madame Bacciochi, madame Ltitia, étaient à la tête du parti des georgiens.
Joséphine s'était jetée à corps perdu dans celui des carcassiens.
Cambacérès était neutre.

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