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Chapitre XCVI


Byron à Lisbonne. – Comment il s'est brouillé avec les Anglaises. – Son poème de « Childe Harold ». – Ses folies et ses ennuis. – Il se marie. – Ses démêlés conjugaux. – Il quitte de nouveau l'Angleterre. – Ses adieux à sa femme et à sa fille. – Sa vie et ses amours à Venise. – Il part pour la Grèce. – Son arrivée à Missolonghi. – Sa maladie et sa mort.

Les premières nouvelles qu'on reçut du poète voyageur étaient datées de Lisbonne, et portaient l'empreinte de cette raillerie douloureuse qui, poussée à l'extrême, devint du génie.
La lettre était adressée à M. Hodgson, et commençait par ces mots :

« Hourra ! mon cher Hodgson, me voilà parti, et même arrivé à Lisbonne. Je suis très heureux ici. J'aime les oranges, et il y en a à foison. De plus, je parle avec les moines un exécrable latin qu'ils comprennent comme leur langue naturelle. Je vais dans le monde avec mes pistolets dans ma poche. Je traverse le Tage à la nage, et je galope sur un âne ou sur une mule. Je jure en portugais, comme un Allemand, et, par-dessus le marché, j'ai la foire, et les cousins me dévorent.
« Mais qu'importe tout cela ? Il ne faut pas que les gens qui courent après le plaisir tiennent tant au confortable... »

Il est vrai qu'à côté de cette raillerie, il devait écrire ces douloureuses lignes de Childe Harold :

Personne ne l'aimait, quoiqu'il eût fait du château de ses pères le rendez- vous des débauchés de tous les pays. Il est vrai que, les jours de festin, ils lui prodiguaient toutes les flatteries ; mais il les connaissait, lui, pour des parasites sans coeur. Non, personne ne l'aimait, pas même ses chères courtisanes : les femmes ne recherchent que la richesse et la puissance. Elles sont pareilles aux papillons, la lumière les attire ; et le diable réussit là où eussent échoué les anges.
Le jeune Harold avait une mère : il ne l'avait point oubliée ; mais il évita de lui faire ses adieux. Il avait une soeur chérie ; mais il ne chercha point à la voir au moment de commencer son long pèlerinage. S'il avait des amis, il n'en embrassa aucun, et, cependant, il aurait tort, celui qui se hâterait de dire que le jeune Harold avait un coeur d'acier. O vous qui savez ce que c'est qu'aimer vous éprouverez cruellement que les adieux brisent le coeur qui comptait sur eux pour calmer ses regrets !
Son château, ses domaines, les charmantes femmes qui avaient doré sa jeunesse, et dont les yeux azurés, la chevelure ondoyante et les mains de neige eussent ébranlé la sainteté d'un anachorète, sa coupe remplie des vins les plus rares, enfin tout ce qui pouvait séduire les sens, il abandonna tout, sans pousser un soupir, tout, pour franchir les mers, visiter les rivages musulmans, et passer de l'autre côté de cette ligne qui indique le centre de la terre. »

Ce fut ainsi qu'il commença son premier voyage, ce fut ainsi qu'il quitta l'Angleterre, et, quand par hasard, on demandait, dans le monde aristocrate, quel était ce jeune lord Byron qui venait de se faire inscrire au registre de la pairie, les mieux renseignés répondaient :
- C'est un jeune fou, petit-neveu de ce vieux Byron qui a tué M. Chaworth en duel ; il possède une vieille abbaye tombant en ruine, une fortune morcelée et perdue. Quand il était au collège, où il n'a jamais rien voulu faire, il vivait avec un ours. Depuis qu'il en est sorti, il vit avec des filles et des escrocs, s'enivre en buvant dans un crâne humain, et, quand il est ivre, il fait des vers.
Byron était parti brouillé avec les hommes. Une strophe du premier chant du poème qu'il rapportait devait le brouiller avec les femmes, ce qui est bien pis :

Les joues de la fille de l'Espagne portent une fossette creusée par le doigt arrondi de l'Amour ; sa bouche, nid de baisers toujours prêts à s'envoler, dit à son amant : « Mérite-nous par ton courage, et nous sommes à toi. » Que la fierté de son regard est pleine de charmes ! Le soleil n'a pu dépouiller son teint de sa fraîcheur et de son doux coloris, que ses rayons rendent encore plus séduisant ! Qui donc, vous ayant vues, belles filles de l'Ibérie, pourrait aller chercher dans le Nord des beautés plus pâles ? Hélas ! que, près des vôtres, leurs formes semblent pauvres, frêles et languissantes !

Un tel anathème lancé par le poète sur cette Angleterre, que Shakespeare a comparée à un nid de cygnes au milieu d'un vaste étang, devait avoir un long retentissement, car le poème dont Byron rapportait le premier chant, écrit dans ses voyages, devait avoir un immense succès.
Ce poème, c'était Le Pèlerinage de Childe Harold.
Byron avait visité le Portugal, le midi de l'Espagne, la Sardaigne et la Sicile ; puis il avait traversé l'Albanie et l'Illyrie, parcouru la Morée, et s'était arrêté à Thèbes, à Athènes, à Delphes et à Constantinople.
Le retour était pour lui une triste chose, s'il faut en croire ce qu'il en dit lui même :

« L'avenir qui m'attend en Angleterre n'est rien moins que riant : embarrassé dans ma fortune, indifférent à mes compatriotes, vivant solitaire, n'éprouvant aucun besoin de voir le monde, l'esprit plein de force, mais le corps miné par la fièvre, je rentre dans mon pays sans joie, sans espérance, sans dessein. Le premier individu que je rencontrerai sera un homme de loi, le second un créancier ; puis viendront les fermiers, les gardiens, et toute cette aimable engeance qui grouille sur une propriété contestée. En somme, je suis dégoûté, triste et malade, et, quand j'aurai un peu réparé mes irréparables affaires, je me remettrai immédiatement en route, et retournerai en Espagne ou en orient. Car, là, du moins, m'attend un ciel sans nuages, et, éloigné de l'Angleterre, je serai en même temps éloigné de toutes les choses qui m'importunent. »

Et celui qui parlait ainsi avait vingt-quatre ans à peine ! il portait un des plus beaux noms des trois royaumes ! il était pair d'Angleterre, et allait devenir le premier poète de son époque !
Il est vrai que c'était son premier chant du Jeune Harold qui allait lui révéler cette dernière qualité.
Il vendit son poème deux cents livres sterling.
Deux mois après le retour du poète, sa mère mourut – c'était en 1811, en Ecosse – ; elle mourut subitement.
« Un jour, dit lord Byron, j'appris qu'elle était malade ; le lendemain, j'appris qu'elle était morte. »
Ce ne fut pas tout. Presque dans le même temps, MM. Wingfield et Mathews, ses deux meilleurs amis, moururent aussi.
« Il y a, écrit lord Byron à M. Davies, une fatalité qui pèse sur moi. Ma mère est morte ; mes deux amis sont morts !... Que puis-je dire ou faire ?... Viens à moi ; je suis désolé, et seul au monde ! »
La trace de cette douleur se retrouve à la fin du dernier chant du Jeune Harold.

Cruelle Mort ! dit le poète, tu m'as ravi tout ce que tu pouvais me ravir : une mère, des amis, et, enfin, celle qu'un sentiment plus doux que l'amitié unissait à mon sort... Dis, à quel homme tes traits furent-ils plus funestes ? Chaque jour, de nouvelles infortunes ont empoisonné les unes après les autres, les sources de mon bonheur...
Quel est le plus sombre des malheurs qui affligent la vieillesse ? quel est celui qui creuse la plus profonde ride sur un front soucieux ? N'est-ce pas de voir tout ce que l'on a aimé en ce monde rayé du livre de la vie ? N'est-ce pas de demeurer seul et isolé sur la terre comme je le suis déjà ? Je fléchis le genou devant le Seigneur, dont le bras a pesé sur moi, a brisé tous les liens de mon existence, et détruit toutes les espérances de mon coeur. Ecoulez- vous donc rapidement, jours inutiles, vous n'avez plus de chagrins à m'apporter, puisque le temps a privé mon âme de tout ce qui faisait la joie de mon âme, et a répandu sur mes jeunes années toutes les douleurs de la vieillesse !

Ce dut être un grand triomphe pour Byron que l'immense succès qui salua l'apparition du premier chant de son poème d'Harold ; le second avait été fait depuis son retour en Angleterre, comme le prouve la strophe consacrée à la mort de sa mère.
Il n'y eut pas jusqu'à la Revue d'Edimbourg qui ne fit amende honorable, avouant qu'elle s'était trompée en refusant la vocation à l'auteur des Heures de loisir.

« Lord Byron, disent cette fois les critiques écossais, a singulièrement profité depuis sa dernière comparution à notre tribunal ; voici un volume plein d'originalité et de talent. Non seulement l'auteur y expie les péchés littéraires de sa minorité, mais encore il promet davantage. »

Les deux chants réunis de Childe Harold furent payés à lord Byron six cents livres sterling, et eurent un tel succès, que le troisième lui fut payé quinze cent soixante et quinze livres, et le quatrième deux mille cent livres.
Ce fut alors que l'on dit avec raison qu'il vendait ses poèmes une guinde le vers.
Avec le succès vint la mode : chacun voulut voir et avoir ce poète qui apparaissait tout à coup, brillant météore, enflammant le ciel là où régnait la plus profonde obscurité. On le regarda au visage, et l'on vit qu'il était beau ; on prononça son nom, et l'on se rappela que, par son père, il était de naissance illustre, que, par sa mère, descendante de Jane Stuart, fille de Jacques II d'Ecosse, il était de naissance royale. Il disait, dans son poème, qu'il avait tout vu, tout épuisé, qu'il avait passé par toutes les erreurs et même par le crime ; il disait – chose bien plus extraordinaire pour un poète de vingt-cinq ans ! – qu'il ne voulait plus aimer les plus belles femmes de Londres. Ces frêles et languissantes fleurs du Nord, comme il les appelait, jurèrent à leur tour de le faire manquer à son serment.
Ce n'était pas chose difficile pour qui connaissait lord Byron ; beaucoup réussirent sans trop de peine ; celle qui réussit avec le plus de bruit fut lady Caroline Lamb.
C'était la fille du comte de Bemborough ; elle avait épousé, en 1805, Williams Lamb, second fils de lord Melbourne.
Byron l'aima follement ; il lui offrit de l'enlever.
Elle refusa.
Quelle cause amena entre eux une rupture si amère, que lady Lamb fit contre son ancien amant le roman de Glenarvon, et que celui-ci la traita avec tant de dédain pendant le reste de sa vie ? C'est ce que nous eussent certainement appris les Mémoires de lord Byron, brûlés par sir Thomas Moore – et brûlés, qui sait ? peut-être à cause de cet épisode.
Ce fut après cette brouille que Byron se fit la réputation de dandy, qu'il devint l'homme indispensable des eaux, des raouts. Puis cette vie eut l'issue qu'elle devait avoir : le poète tomba dans l'ennui et dans le dégoût. Aussi, le 17 février 1814, écrivait-il :
« Me voilà seul ici, quand je devrais être chez H ***, qui m'avait invité à dîner ; mais je m'ennuie si profondément, que je ne me surprends nulle envie d'aller en quelque lieu que ce soit ; Hobhouse prétend que je suis un loup-garou, un revenant solitaire, c'est vrai. » Une singulière idée vint, alors, au misanthrope, à l'homme blasé, au poète à bout d'inspirations : ce fut celle de se marier.
Il a usé toute la première phase de sa vie ; il aspire à quelque chose d'inconnu, fût-ce dans la douleur.
Ce quelque chose d'inconnu dans la douleur, en effet, lady Byron le lui garde.
Mais ce qu'il y a de curieux en lui, c'est qu'il veut se marier, voilà tout. Se marier pour le mariage, et non pour la femme. Lui qui a parié cinquante livres sterling avec M. Hay qu'il ne se mariera jamais, il est si pressé de se marier, que peu lui importe qui il épousera.
Il causait de ce projet avec lady Melbourne ; lady Melbourne proposait une jeune fille que ne connaissait pas Byron ; Byron proposait miss Milbanke.
- Vous avez tort, dit lady Melbourne, et tort par deux raisons : d'abord, parce que vous avez besoin d'argent, et que miss Milbanke ne vous apporterait en mariage que dix mille livres sterling ; ensuite, parce que vous avez besoin d'une femme qui vous admire, et que miss Milbanke n'admire qu'elle.
- Eh bien, donc, dit lord Byron, comment s'appelle votre jeune fille, à vous ?
Lady Melbourne lui dit son nom.
Byron écrivit à l'instant même aux parents, qui répondirent par un refus.
- Bon ! dit Byron ; vous voyez bien que c'est miss Milbanke que je dois épouser.
Et il se mit à table, et écrivit à miss Milbanke pour lui faire part de son désir.
Mais lady Melbourne ne comptait point se rendre ainsi ; la lettre de Byron achevée, elle la lui arracha des mains, et alla la lire près d'une fenêtre, tandis que Byron restait tranquille à sa place.
La lettre lue :
- Voilà, en vérité, une charmante lettre, dit lady Melbourne, et il serait fâcheux qu'elle ne parvînt point à son adresse.
- Alors, dit Byron, rendez-la-moi, que je la cachette et que je l'envoie.
Lady Melbourne rendit la lettre à Byron, qui la cacheta et la fit parvenir à son adresse.
Le 2 janvier 1815, il se maria dans la maison de sir Ralph Milbanke.
Le même jour, il envoya les cinquante livres sterling à M. Hay, sans attendre que celui-ci les lui demandât.
Un mois après, jour après jour, il écrivait :
« La lune de miel est passée ; je m'éveille et je me trouve marié ! Swift dit que l'homme sage restera garçon ; mais, moi, je dis que, pour un fou, le mariage est le plus délicieux état possible. »

La lune de miel s'était passée chez sir Nol Milbanke ; après quoi, les jeunes époux allèrent dans leur maison de Piccadilly. Mais, là, commencèrent les tourments du ménage. Les dix mille livres sterling de dot de miss Milbanke n'avaient fait qu'irriter les créanciers de lord Byron ; c'est une race qui arrive parfois à s'endormir, quand on ne lui donne rien du tout, car, alors, elle désespère ; mais les acomptes la réveillent et la rendent féroce. Alléchés par les deux cent quarante mille francs qu'ils avaient touchés, les créanciers ne laissèrent plus aux mariés un moment de repos ; au fur et à mesure que ces tracasseries augmentaient, les relations des deux époux devenaient plus rares et plus froides. Enfin, au moment où son mari était le plus malheureux, où son titre seul de pair le sauvait de la prison, lady Byron quitta Londres, sous le prétexte de visiter son père. Les adieux furent convenables, affectueux même ; les deux époux devaient se réunir un mois après. Pendant le voyage, lady Byron écrivit une lettre fort tendre à son mari ; puis, un matin, lord Byron apprit, par son beau-frère, sir Ralph Milbanke, qu'il lui fallait renoncer à l'espoir de jamais revoir sa femme et sa fille.
D'où vint cette triste rupture, qui, malgré les prières de Byron, se termina par un divorce ? Le poète l'attribua à l'influence de mistress Charlment, gouvernante de lady Byron, et il fit contre elle cette satire terrible qui a pour titre : Esquisse d'une vie privée.
Alors, de tous côtés, s'éleva, contre celui qui, à force de génie, avait déjà vaincu ce que l'on pourrait appeler une première coalition, une clameur immense venant à la fois du monde et des journaux. Il y a, comme cela, dans la vie des hommes haut placés, et, par conséquent, placés en vue de tous, de ces tempêtes inattendues dont on ne soupçonne pas l'existence au moment même où elles s'amassent sur la tête menacée. Pareilles à des trombes, elles s'abattent, alors, sur le poète, qu'il se nomme Schiller ou Dante, Ovide ou Byron, se prennent à tout, mordent au corps et au coeur, tordent sa renommée, renversent sa réputation, déracinent son honneur ; ces tempêtes sont composées des inimitiés, des haines, des jalousies que son génie lui a faites ; hyènes qui l'escortent dans sa route nocturne, qui n'osent point l'attaquer, s'il reste ferme et debout, mais qui s'élancent sur lui, du moment où il chancelle, mais qui le dévorent, du moment où il tombe.
Byron comprit qu'il lui fallait céder la place à ses ennemis, quitter l'Angleterre, et aller chercher de la force contre ses concitoyens dans l'impartialité de l'étranger.
Le 25 avril 1816, il partit. Pendant les six ans qu'il venait de passer à Londres, il avait publié les deux premiers chants de Childe Harold, Le Giaour, La Fiancée d'Abydos, Le Siège de Corinthe, Lara et Le Corsaire.
Il partit, et ses adieux les plus tristes furent pour sa femme, qui l'exilait ; pour sa fille, qu'il avait à peine entrevue, et qu'il ne devait pas revoir.

Adieu ! et, si c'est pour toujours, eh bien, soit ! pour toujours, adieu ! C'est en vain que tu refuses de me pardonner ; jamais mon coeur ne se révoltera contre toi.
Hélas ! que ne peut-il s'ouvrir à tes yeux, ce coeur sur lequel tu as si souvent reposé ta tête, alors que tu dormais de ce paisible sommeil dont tu ne dormiras plus ! Que ne peux-tu connaître ses plus secrètes pensées ! alors tu avouerais que tu es injuste en le méprisant ainsi.
Ainsi donc, nous allons vivre éloignés ; ainsi donc, chaque matin nous réveillera sur une couche veuve et solitaire ! Quand tu chercheras à te consoler en te rapprochant de ta fille, quand ses premiers mots frapperont ton oreille, ces premiers mots que tu lui apprendras à balbutier seront-ils ceux-ci : « Mon père... » son père ! dont elle ne recevra jamais les caresses ? Quand ses petites mains te serreront contre elle, quand ses lèvres iront chercher les tiennes, pense à celui qui fera éternellement des voeux pour ton bonheur, et, si les traits de notre enfant ressemblent à celui que tu ne dois plus revoir, eh bien, peut-être à leur vue ton coeur, se souvenant de moi, palpitera-t-il encore pour moi !

Voilà pour la mère, et, maintenant, voici pour la fille :

Ressembleras-tu à ta mère, ô mon cher enfant, mon Ada, seule fille de mon coeur, seule espérance de ma maison ? Lorsque je contemplai pour la dernière fois l'azur de tes yeux célestes, je reçus ton doux sourire, et te dis : « Au revoir ! » Et, voilà que, cette fois, je m'éloigne bien réellement de toi ; voilà qu'aujourd'hui, je te quitte sans espérance, et que je te dis : « Adieu ! »
O ma fille, ce chant commence par ton nom. c'est encore par ton nom que je l'achèverai ; je ne puis ni te voir ni t'entendre, mais jamais père ne s'identifia comme moi avec sa fille. Tu seras l'amie qui consolera mon ombre, quand auront fui les années que je dois vivre. Tu ne dois pas connaître les traits de mon visage ; mais ma voix retentira dans tes rêves, et ma voix paternelle, sortant de la tombe pour te parler de mon amour, parviendra jusqu'à ton coeur, quand le mien sera déjà glacé par la mort.
Veiller sur ta jeune intelligence ; attendre ton premier sourire ; suivre en toi les progrès de la vie ; te voir comprendre peu à peu les objets qui te semblent encore des merveilles ; te bercer doucement sur mes genoux ; poser sur tes lèvres le baiser paternel ; hélas ! ces tendres soins n'étaient pas faits pour moi ; ils eussent, cependant, endormi mon coeur, que je sens en proie à une émotion vague et indéfinissable, qui n'est autre chose que ce besoin paternel de voir et de caresser mon enfant. Oh ! n'est-ce pas que tu m'aimeras, quand même la haine te serait présentée comme un devoir ? N'est-ce pas que, te fût-il défendu de prononcer mon nom, comme si mon nom était un de ces mots sinistres, présage de malheur et de honte, n'est-ce pas que tu m'aimeras, même lorsque la mort nous aura séparés ? N'est-ce pas que, lorsqu'on voudrait faire sortir de tes veines tout le sang que tu tiens de ton père, n'est-ce pas que, tant qu'une goutte de ce sang demeurera dans tes veines, n'est-ce pas que tu ne saurais cesser de m'aimer ?
Enfant de l'amour, tu naquis, cependant, au milieu des angoisses de la douleur, et tu fus nourrie d'amertume. Hélas ! tels furent les éléments qui formèrent le coeur de ton père, tels sont ceux qui ont formé le tien. Mais, au moins, toi, le feu qui consumera ta vie sera moins dévorant, et il te restera l'espérance pour embellir tes jours. Paix au berceau où ton enfance sommeille ! et, moi, des plaines de la mer, moi, du sommet des monts qui vont être tour à tour ma demeure, je renverrai sur toi toutes les bénédictions que ton amour enfantin eût appelées sur ma tête, si je n'eusse point été forcé de te quitter !...

- Ah ! dit madame de Stal – cette pauvre exilée qui, en face du lac Léman, regrettait son ruisseau de la mer du Bac – ah ! j'aurais voulu être malheureuse comme lady Byron, et inspirer à mon mari de pareils vers !
Soit ; mais c'eût été un singulier ménage que celui qu'eussent fait lord Byron et madame de Stal.
Cette fois, Byron ne s'éloignait pas si rapidement. On eût dit qu'il pouvait distendre, mais non briser le double lien qui l'attachait à l'Angleterre.
Il aborda en Belgique, visita le champ de bataille de Waterloo, encore humide du sang de trois peuples, descendit le Rhin, et alla se fixer aux bords du lac de Genève. – Ce fut là qu'il connut madame de Stal, à peu près aussi exilée sous la Restauration que sous l'Empire.
« Au milieu des magnifiques tableaux du lac Léman, dit Byron, mon plus grand bonheur fut d'arrêter mes yeux sur l'auteur de Corinne. »
Ce fut à Deodati que Byron, pour renouveler son exploit d'Abydos, traversa le lac de Genève sur une largeur de quatre lieues.
Ce fut à Deodati qu'il écrivit le troisième chant de Childe Harold, Le Prisonnier de Chillon et Manfred – Manfred, dont Goethe, dans un journal allemand, réclama l'idée originale, comme si Manfred ne descendait pas de Satan aussi directement que Faust descend de Polichinelle !
O pauvre grand homme ! qui, avec ta renommée européenne et ta réputation gigantesque, réclames la feuille qu'un poète, ton frère, a le malheur d'arracher en passant à ton laurier touffu.
Ne semble-t-il pas entendre d'Alembert dire de l'auteur de ­aïre et du Dictionnaire philosophique :
- Cet homme est incompréhensible ! il a de la gloire pour un million, et il en veut encore pour un sou !
Byron se vengea en dédiant à Goethe je ne sais plus lequel de ses poèmes.
Au mois d'octobre, Byron partit pour l'Italie, fit une halte à Milan où il visita la bibliothèque ambrosienne ; une autre à Vérone, où il visita le tombeau de Juliette ; puis il s'installa à Venise, où il est passé à l'état de tradition.
Venise n'avait jamais possédé de chevaux, à part les quatre chevaux de bronze qui figurèrent pendant douze ans sur l'arc de triomphe du Carrousel.
Byron, qui ne sortait jamais à pied, fit le premier piaffer des chevaux vivants sur la place Saint-Marc, sur le quai des Esclavons, sur les bords de la Brenta.
Ce fut là que se développa le véritable roman de sa vie ; là, il vécut un instant entre trois amours qui représentaient les trois classes de la société vénitienne : Marguerite, Marianne et...
Hélas ! la plus infidèle des trois, celle que je ne nomme point, ce fut la grande dame.
Ce fut celle qu'il aima le plus peut-être, plus que miss Chaworth, plus que Caroline Lamb.
Cette femme, chose singulière ! est encore aujourd'hui, trente-trois ans après l'époque que nous citons, une charmante femme.
Je l'ai connue à Rome dans tout l'éclat de sa beauté, et, alors, elle était presque aussi merveilleuse à entendre qu'à regarder, à écouter qu'à voir.
Elle ne vivait, en réalité, que du souvenir du grand poète qu'elle avait aimé. On eût dit que le temps qu'avait duré cet amour était la seule partie lumineuse de sa vie, et qu'en se retournant, elle dédaignait de regarder dans l'obscurité du reste de son existence.
Alors, si j'eusse parlé d'elle, je l'eusse nommée ; alors, j'eusse raconté nos promenades, au clair de la lune, au Forum et au Colisée ; j'eusse répété ce qu'elle me disait à l'ombre de ces ruines immenses, où elle ne savait parler que de l'illustre mort qui avait foulé avec elle les mêmes pierres que nous foulions, qui, avec elle, s'était assis où nous étions assis. Oh ! madame ! madame ! pourquoi avez-vous été infidèle au souvenir du poète, quand ce souvenir grandissant avait, aidé de la mort, fait de l'amant un dieu ?
Dites, avoir été la maîtresse de Byron, n'était-ce donc pas un titre aussi beau que le titre, quel qu'il fût, qu'un nouvel époux pouvait vous donner ? Oh ! si j'osais dire ce que Déjazet disait un jour à George, à propos de Napoléon !
Il est vrai que Byron, avec toutes ses fantaisies, toutes ses excentricités, toutes ses manies, ne devait pas être un amant bien agréable. Mais, alors, c'était à Byron vivant qu'il fallait être infidèle, et non à Byron mort. On a pardonné à Joséphine, impératrice, ses infidélités des Tuileries ; on n'a point pardonné à Marie-Louise, veuve, son infidélité de Parme.
N'en parlons plus, madame, et ne nous souvenons plus que de ce que Byron écrivit à Venise.
C'est à Venise qu'il composa Marino Faliero, Les Deux Foscari, Sardanapale, Caïn, La Prophétie de Dante, et le troisième et le quatrième chant de Don Juan.
Il était là, en 1820 et 1821, lorsque Naples se souleva. Il écrivit aux Napolitains, et proposa au gouvernement sa bourse et son épée.
Aussi, lorsque arriva la réaction, lorsque, pour la seconde fois, Ferdinand revint de Sicile, lorsque les listes de proscription parcoururent l'Italie, craignit-on que Byron ne fût exilé comme les autres.
Les pauvres de Ravenne adressèrent, alors, une pétition au cardinal pour qu'il lui fût permis de rester.
C'est que cet homme, qui, tout haut et en plein jour, offrait mille louis aux Napolitains, c'est que cet homme était, pour les pauvres de Venise et des environs, une source inépuisable de pitié ; jamais un pauvre ne tendit la main vers lui et ne la retira vide, même au moment de sa plus grande gêne, et plus d'une fois il emprunta pour donner.
Il savait bien cela quand il disait :
« Ceux qui m'ont si longtemps et si cruellement persécuté triompheront, et justice ne me sera rendue que quand cette main sera aussi froide que leur coeur. » Aussi, partout où il passa laissa-t-il la trace que laisse le feu : il éblouit, réchauffa ou brûla.
En 1821, Byron quitta Venise – Venise, dans les rues de laquelle personne ne l'avait jamais vu marcher ; la Brenta, sur les rives de laquelle personne ne l'avait jamais vu se promener ; cette place Saint-Marc, dont il n'avait, disait- on, jamais contemplé les merveilles que du haut d'une fenêtre, tant il craignait de révéler aux beautés de Venise la légère difformité de sa jambe, que ne pouvait parvenir à dissimuler la largeur de son pantalon.
De Venise, il se rendit à Pise. Là, deux nouvelles douleurs l'attendaient : la mort d'une fille naturelle qu'il avait eue d'une Anglaise, et dont il envoya le corps en Angleterre, et la mort de son ami Shelley, qui se noya en allant de Livourne à Lerici.
Pour épargner au cadavre les discussions que n'eussent pas manqué de soulever les prêtres italiens, il fut résolu qu'on le brûlerait à la manière antique.
Trélauney, le hardi pirate, était là : il raconte ces étranges funérailles, comme il raconte sa chasse au lion, son combat avec le prince malais. Digne compagnon du noble poète et poète lui-même, son livre est une source de tableaux merveilleux, d'autant plus merveilleux qu'ils sont toujours vrais, quoique toujours incroyables.
« Nous étions sur le rivage, dit Trélauney ; devant nous étaient la mer avec ses îles, derrière nous les Apennins, et, à côté de nous, un immense bûcher dont la flamme, fouettée par le vent de mer, prenait mille formes plus fantastiques les unes que les autres. Le temps était très beau ; les vagues assoupies de la Méditerranée baisaient mollement le rivage ; le sable, d'un jaune d'or, contrastait avec l'azur profond du ciel ; les montagnes dressaient jusqu'aux nues leurs cimes de glace, et la flamme du bûcher continuait de monter hardiment dans les airs... »
De Pise, Byron se rendit à Gênes. Ce fut dans cette ville, reine déchue de la Méditerranée, qu'il conçut l'idée d'aller en Grèce, et de faire pour cette Niobé des nations, comme il l'appela, ce que Naples n'avait point été digne qu'il fît pour elle. Jusque-là, Byron ne s'était dévoué qu'à des individus ; il lui restait à se dévouer pour un peuple.
Au mois d'avril 1823, il entra en communication avec le comité grec, et, vers la fin de juillet, il quitta l'Italie.
Sa réputation avait grandi d'une façon immense, non seulement en France, non seulement en Allemagne, mais encore en Angleterre.
Un fait donnera une idée de la hauteur à laquelle cette réputation était parvenue.
Une sédition avait éclaté en Ecosse, dans le comté où était situé l'héritage de la mère du poète. Les rebelles devaient traverser les propriétés de lady Byron pour atteindre le but de leur course. Sur la limite de ces propriétés, ils convinrent de ne passer qu'un à un, afin de ne tracer dans l'herbe que l'espace étroit d'un sentier.
Cette précaution contrastait singulièrement avec leur conduite sur les propriétés voisines, qu'ils avaient complètement dévastées.
Byron citait souvent ce trait avec orgueil.
- Voilà, disait-il, qui me venge de la haine de mes ennemis.
Avant de quitter l'Italie, il écrivit sur la marge d'un livre qu'on lui avait prêté :
« Si tout ce que l'on dit de moi est vrai, je suis indigne de revoir l'Angleterre ; si tout ce que l'on dit de moi est faux, l'Angleterre est indigne de me revoir. »
Au reste, ses pressentiments lui disaient qu'il l'avait quittée pour toujours, et lady Blessington m'a raconté, à moi-même, que, se trouvant à Gênes avec Byron, qui s'embarquait le lendemain, Byron lui avait dit :
- Nous voici réunis, c'est vrai ; mais, demain, nous allons être séparés, et qui sait pour combien de temps ? Quant à moi, j'ai quelque chose là – et il posa la main sur son coeur – qui me dit que nous nous voyons pour la dernière fois ; je vais en Grèce, je n'en reviendrai pas !
Vers la fin de décembre, Byron débarqua en Morée, et, quelques jours après, malgré la flotte turque qui assiégeait Missolonghi, il pénétra dans la place, au milieu des cris enthousiastes de la population, qui le conduisit en triomphe à la maison qu'on lui avait préparée.
Une fois là, Byron n'eut plus qu'une espérance : voir triompher la cause à laquelle il s'était dévoué, ou mourir en défendant de nouvelles Thermopyles.
Ni l'une ni l'autre de ces deux faveurs ne devait lui être accordée.
Le 15 février 1824, il fut saisi d'un accès de fièvre qui, tout en s'évanouissant rapidement, le fit cruellement souffrir, et l'affaiblit beaucoup.
Cependant, aussitôt remis, il reprit ses courses à cheval, qui étaient ses grandes distractions de chaque jour.
Le 9 avril, il fut très mouillé dans sa promenade, et, à son retour, quoiqu'il eût complètement changé d'habits, il se sentit indisposé. En effet, il était resté plus de deux heures dans des vêtements humides.
Pendant la nuit, il eut un peu de fièvre, et cependant dormit assez bien ; mais, le 10, vers onze heures du matin, il se plaignit d'un violent mal de tête, et de douleurs dans les bras et dans les jambes.
L'après-midi, il n'en monta pas moins à cheval.
Son vieux domestique, Fletcher, au récit duquel nous empruntons ces derniers détails, l'attendait au retour.
- Eh bien, lui demanda-t-il, comment se trouve milord ?
- La selle n'était point sèche, répondit Byron, et je crains bien que cette humidité ne m'ait rendu malade.
En effet, le lendemain, il fut facile de voir que l'indisposition devenait plus sérieuse : Byron avait eu la fièvre toute la nuit et paraissait très affaissé.
Fletcher lui prépara un peu d'arrow-root ; il en prit deux ou trois cuillerées ; puis, rendant le breuvage au vieux serviteur :
- C'est excellent, dit-il ; mais je n'en puis boire davantage.
Le troisième jour, Fletcher commença d'être sérieusement inquiet. Jamais, dans les rhumes précédents, son maître n'avait perdu le sommeil, et, cette fois, il ne pouvait absolument dormir.
Il alla donc chez les deux médecins de la ville, les docteurs Bruno et Millingen, et leur fit plusieurs questions sur la maladie dont ils croyaient lord Byron atteint.
Tous deux affirmèrent au vieux valet de chambre qu'il n'avait rien à craindre, que son maître ne courait aucun danger. Ils ne demandaient que deux ou trois jours pour le remettre sur pied, et, alors, disaient-ils, il n'y paraîtrait plus.
Cela se passait le 13.
Le 14, malgré l'assurance des deux docteurs, voyant que la fièvre ne quittait pas son maître, et que le malade ne dormait point, Fletcher supplia Byron de lui permettre d'envoyer chercher le médecin Thomas, de ­ante.
- Consultez là-dessus les deux docteurs, répondit le malade, et faites ce qu'ils vous diront.
Fletcher obéit. Les deux docteurs répondirent que l'adjonction d'un troisième médecin leur paraissait tout à fait inutile. Fletcher vint apporter cette réponse à son maître, qui secoua la tête et dit :
- J'ai bien peur qu'ils n'entendent rien à ma maladie.
- Mais, en ce cas, insista Fletcher, faites venir un autre médecin milord.
- Ils me disent, continua Byron sans répondre directement à Fletcher, ils me disent que c'est un rhume comme ceux que j'ai déjà eus.
- Et, moi, répondit le valet de chambre, je suis sûr, milord, que vous n'en avez jamais eu de si sérieux.
- Moi aussi, reprit Byron.
Et il tomba dans une rêverie dont aucune instance ne put le tirer.
Le 15, Fletcher, qui, avec la prescience du dévouement, devinait la position de son maître, fit de nouvelles instances pour qu'on lui permît d'aller chercher le docteur Thomas. Mais les médecins de Missolonghi continuèrent d'affirmer qu'il n'y avait rien à craindre.
Jusque-là, on avait traité le malade avec des purgatifs qui paraissaient d'autant plus violents que Byron, n'ayant rien pris depuis huit jours, qu'une ou deux tasses de bouillon, ne pouvait rien rendre ; les efforts et la fatigue étaient donc extrêmes, et redoublaient la faiblesse qu'entraînait la privation de sommeil.
Le 15, au soir, cependant, les médecins commencèrent à s'inquiéter et parlèrent de saigner le malade ; mais lui s'y opposa vigoureusement, demandant au docteur Millingen s'il regardait cette saignée comme urgente. Le docteur répondit qu'il croyait pouvoir, sans inconvénient, attendre au lendemain. En conséquence, ce ne fut que le 16, au soir, que Byron fut saigné au bras droit. On lui tira seize onces de sang.
Le sang était très enflammé.
Le docteur Bruno regarda ce sang, et secoua la tête.
- Je lui avais toujours dit qu'il avait besoin d'être saigné, murmura-t-il ; mais jamais il n'a voulu se laisser faire.
Alors, il s'éleva entre les médecins une grande dispute sur le temps perdu.
Fletcher proposa de nouveau d'envoyer à ­ante chercher le docteur Thomas ; mais les médecins lui répondirent :
- C'est inutile ; avant son arrivée, ton maître sera hors de danger ou n'existera plus.
Et cependant le mal continuait d'empirer. Le docteur Bruno fut d'avis de pratiquer une seconde saignée.
Ce fut Fletcher qui annonça à son maître que les deux médecins regardaient cette saignée comme indispensable. Cette fois, lord Byron ne fit aucune difficulté ; il tendit le bras, et dit :
- Voici mon bras ; qu'ils fassent ce qu'ils voudront.
Puis il ajouta :
- Quand je te disais, Fletcher, qu'ils n'entendaient rien à ma maladie.
Byron s'affaiblissait de plus en plus. Le 17, au matin, il fut saigné une fois ; le même jour, dans l'après-dînée, il fut saigné deux fois.
Chacune de ces saignées fut suivie d'un évanouissement.
Ce jour-là, Byron commença de perdre l'espoir.
- Je ne puis pas dormir, dit-il à Fletcher, et vous savez que, depuis une semaine, je n'ai point dormi ; or, il est connu qu'un homme ne peut rester sans dormir qu'un certain temps ; ce temps écoulé, il devient fou, sans qu'on puisse le sauver. Aussi, j'aimerais mieux me brûler dix fois la cervelle que de devenir fou. Je ne crains pas la mort, et je la verrai venir avec plus de calme qu'on ne croit.
Le 18, Byron eut tout à fait la certitude de sa fin prochaine.
- Je crains, dit-il à Fletcher, que Tita et vous ne tombiez malades en me veillant ainsi nuit et jour.
Mais tous deux refusèrent de prendre du repos.
Dès le 16, Fletcher, voyant que la fièvre de son maître amenait le délire, avait eu soin de mettre hors de sa portée son stylet et ses pistolets.
Le 18, il répéta plusieurs fois que les médecins de Missolonghi ne connaissaient rien à sa maladie.
- Mais, alors, observa pour la dixième fois Fletcher, permettez-moi donc d'aller chercher le docteur Thomas à ­ante.
- Non, n'y allez pas... Envoyez-y, Fletcher ; mais alors dépêchez-vous.
Fletcher ne perdit pas une seconde, et envoya un messager. Le messager parti, il annonça aux deux médecins qu'il venait d'envoyer chercher le docteur Thomas.
- Vous avez très bien fait, dirent ceux-ci ; car nous commençons nous mêmes à être fort inquiets.
Fletcher rentra dans la chambre de son maître.
- Eh bien, demanda celui-ci, avez-vous envoyé ?
- Oui, milord.
- Tant mieux ! je désire savoir ce que j'ai.
Quelques instants après, un nouvel accès de délire le prit.
A la fin de cet accès, et, en revenant à lui :
- Je commence à croire, dit-il, que je suis sérieusement malade. Si je mourrais plus vite que je ne le crois, je désire vous donner quelques instructions. Vous auriez soin de les faire exécuter, n'est-ce pas ?
- Oh ! milord, vous pouvez être certain de mon dévouement, répondit le valet de chambre ; mais vous vivrez assez longtemps, je l'espère, pour faire exécuter vous-même vos volontés.
- Non, dit Byron en secouant la tête, non, c'en est fait... Il faut donc que je vous dise tout, Fletcher, et cela, sans perdre un moment.
- Milord, demanda le valet de chambre, irai-je chercher une plume, de l'encre et du papier ?
- Oh ! non, nous perdrions trop de temps, et nous n'en avons pas à perdre. Faites attention.
- J'écoute, milord.
- Votre sort est assuré.
- Ah ! milord, s'écria le pauvre valet de chambre fondant en larmes, je vous supplie de vous occuper de choses plus importantes.
- Oh ! mon enfant, murmura le moribond, ma chère fille, ma pauvre Ada, si j'avais pu la voir ! Vous lui porterez ma bénédiction, Fletcher ; vous la porterez aussi à ma soeur Augusta et à ses enfants... Vous irez également chez lady Byron... Dites-lui... dites-lui tout !... Vous êtes bien dans son esprit...
La voix manqua au malade ; quoiqu'il fît des efforts pour continuer de parler, le valet de chambre ne pouvait plus saisir que des mots entrecoupés, au milieu desquels, avec grand-peine, il saisit ceux-ci :
- Fletcher !... si vous n'exécutez point... les ordres que je vous ai donnés..., je vous tourmenterai... si Dieu me le permet...
- Mais, monseigneur ! s'écria celui-ci au désespoir, je n'ai pas entendu une parole de ce que vous m'avez dit.
- Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! fit-il alors ; mais il est trop tard maintenant... Est-il donc possible que vous ne m'ayez pas entendu ?
- Non, milord ; mais essayez encore une fois de me faire connaître vos volontés.
- Impossible !... impossible !... murmura le malade ; il est trop tard... tout est fini !... Et cependant... approche... approche... Fletcher !... je vais essayer...
Et il redoubla d'efforts, mais tout fut inutile, et il ne prononça plus que des mots entrecoupés, comme : « Ma femme !... mon enfant !... ma soeur !... Vous savez tout... vous direz tout... vous connaissez mes intentions... » Le reste était inintelligible. On était au 18, et il était midi.
Les médecins eurent une nouvelle consultation, et décidèrent de donner au malade du quinquina dans du vin.
Il n'avait pris, depuis huit jours, comme je l'ai dit, qu'un peu de bouillon et deux cuillerées d'arrow-root.
Il prit son quinquina, et manifesta l'intention de dormir, par signes ; il ne parlait plus sans être interrogé.
- Voulez-vous que j'aille chercher M. Parry ? lui demanda Fletcher.
- Oui, allez le chercher, répondit-il.
Un instant après, le valet de chambre revint avec lui.
M. Parry se pencha sur son lit ; Byron le reconnut et s'agita.
- Tranquillisez-vous, lui dit M. Parry.
Le malade versa quelques larmes, et parut s'endormir.
C'était le commencement d'une léthargie qui dura près de vingt-quatre heures.
Cependant, vers les huit heures du soir, il s'agita, et Fletcher entendit ces mots, les derniers que prononça Byron :
- Et, maintenant, il faut dormir...
Puis sa tête retomba immobile sur l'oreiller.
Pendant près de vingt-quatre heures, il ne fit pas un seul mouvement. Seulement, par moments, il avait des suffocations et une espèce de râle.
Fletcher appela alors Tita pour qu'elle l'aidât à soulever la tête du malade, qui paraissait tout à fait engourdi ; chaque fois que le râle revenait, les deux serviteurs lui soulevaient la tête.
Cela dura ainsi jusqu'au lendemain 19, à six heures du soir.
Alors, Byron ouvrit et referma les yeux sans aucun symptôme de douleur, ni sans faire le moindre mouvement d'aucune partie du corps.
- Ah ! mon Dieu ! s'écria Fletcher, je crois que milord vient de rendre le dernier soupir !
Les médecins s'approchèrent, lui tâtèrent le pouls, et dirent :
- Vous avez raison, il est mort !...
Le 22 avril, les restes de Byron furent transférés dans l'église où reposaient Marcos Botzaris et le général Normann. Le corps était renfermé dans un grossier cercueil de bois ; un manteau noir le recouvrait, et, sur le manteau, on avait posé un casque, une épée et une couronne de lauriers.
Byron avait manifesté le désir que son corps fût rapporté dans sa patrie ; mais les Grecs demandèrent à garder son coeur, et ceux-là qui avaient tant fait saigner ce coeur de son vivant l'abandonnèrent mort.
Sa fille Ada, que j'ai vue depuis à Florence, fut déclarée fille adoptive de la Grèce. – Le roi Othon Ier s'est-il souvenu de cette adoption ? Je n'en sais rien.

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