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Chapitre 10
Le château de Pierrefonds

Pierrefonds est un pays que j'ai découvert en rôdant autour de Villers-Cotterêts, vers 1810 ou 1812.
Christophe Colomb de huit à dix ans, je faisais trois lieues et demie en allant, trois lieues et demie en revenant, total: sept lieues, pour aller jouer une heure dans les ruines.
Et les fortes têtes du pays disaient:
— Voyez, le paresseux, il aime mieux vagabonder sur les grandes routes que d'aller au collège. Il ne fera jamais rien.

Je ne sais pas si j'ai fait grand'chose; mais je sais que j'ai diablement travaillé depuis.
Il est vrai que ce travail n'a pas eu un brillant résultat: j'eusse mieux fait, je crois, au lieu d'entasser volumes sur volumes, d'acheter un coin de terre, et d'y mettre cailloux sur cailloux. J'aurais au moins aujourd'hui une maison à moi.
Bah! n'ai-je pas la maison du bon Dieu, les champs, l'air, l'espace, la nature, ce que n'ont pas, enfin, les autres qui ne savent pas voir ce que je vois.
Je lisais dernièrement, dans un petit volume dont les critiques n'ont point parlé, probablement à cause de sa haute valeur, de fort beaux vers, qu'il faut que je vous dise, chers lecteurs.
Ils sont intitulés: le Partage de la Terre.
Les voici:
Alors que le Seigneur, de sa droite féconde, Eut, dans les champs de l'air, laissé tomber le monde;
Qu'il eut tracé du doigt,
Comme fait le pilote à la barque qui passe,
La route qu'il devait parcourir dans l'espace,
Il dit: «Que l'homme soit!»
à sa voix s'agita la surface du globe;
La terre secoua les plis verts de sa robe, Et le Seigneur alors vers lui vit accourir, Comme des ouvriers demandant leur salaire, De l'équateur en flamme et des glaces polaires, Ces atomes d'un jour, qui naissent pour mourir.
«Cette terre est à vous, dit le Maître suprême, Ainsi que fait un père à ses enfants qu'il aime;
Les lots vous sont offerts.
Chaque homme a droit égal au commun héritage;
Allez! et faites-vous le fraternel partage
De la terre et des mers.»
Alors, selon sa force ou bien son caractère, L'homme, petit ou grand, prit sa part de la terre:
Le noble eut le donjon aux gothiques arceaux, Le laboureur le champ où la rivière coule, Le commerçant la route où le chariot roule, Le nautonnier la mer où glissent les vaisseaux.
Déjà, depuis longtemps, le prince avait le trône, Le pape la tiare et le roi la couronne;
Et le pâtre craintif
Sur les monts gazonneux les troupeaux qu'il fait paître;
Quand, venant le dernier, le Seigneur vit paraître
Un homme à l'oeil pensif.
D'un rêve sur son fronton voyait flotter l'ombre Il marchait lentement, triste sans être sombre;
Parfois il s'arrêtait pour cueillir une fleur;
Enfin, au pied du trône il releva la tête, Et dit, en souriant: «Moi, je suis le poète;
N'avez-vous rien gardé pour votre fils, Seigneur?»
Dieu dit: «Tu viens trop tard!» Lui répondit: «Peut-être!
— Non: tu vois qu'ici-bas toute chose a son maître, De son avoir jaloux;
Mais où donc étais-tu, tête en rêves féconde, Quand on faisait sans toi le partage du monde?
— J'étais à vos genoux!

» Mon regard admirait la splendeur infinie;
Mon oreille écoutait la céleste harmonie;
Pardonnez donc, mon père, à l'esprit contempteur Qui, perdu tout entier dans l'immense mystère, S'est laissé prendre, hélas! sa part de cette terre, Tandis qu'il adorait son divin Créateur.
— Et pourtant tout est pris, dit le Maître sublime, La côte et l'Océan, la vallée et la cime:
Que veux-tu! c'est la loi.
Mais, en échange, viens, en tout temps, à toute heures,
Je te garde, mon fils, place dans ma demeure,
Et mon ciel est à toi.»
Vous voyez que la part du poète est encore la meilleure.
Puis il a les ruines.
Revenons aux nôtres.
Ce sont de magnifiques ruines que celles de Pierrefonds, — les plus belles de France, peut-être, sans en excepter celles de Coucy.
Elles dominent un petit lac que j'ai connu étang, mais qui a fait son chemin comme celui d'Enghien, et qui s'est fait lac à la manière dont beaucoup de gens se font nobles. Elles couronnent un charmant village, plus charmant autrefois, quand ses maisons étaient couvertes de chaume, qu'il ne l'est aujourd'hui avec ses villas couvertes d'ardoises. Enfin, elles sont situées entre deux des plus belles forêts de France, c'est-à-dire entre la forêt de Compiègne et la forêt de Villers-Cotterêts.
Le château dont elles sont les restes a été bâti par un de ces hommes qui, l'on ne sait trop pourquoi, laissent à la postérité un souvenir sympathique.
Louis d'Orléans, premier duc de Valois, le commença en 1390 et l'acheva en 1407.
Les Arabes disent: «La maison achevée, la mort y entre.» Aussi laissent-ils toujours quelque chose à faire à leurs maisons, d'où il résulte que, d'habitude, leurs maisons tombent en ruine sans avoir été achevées.
Le château de Louis d'Orléans achevé, les Bourguignons voulurent y entrer. C'était à peu près la même chose que la mort. Mais aux Bourguignons on pouvait résister, quoique ce fût difficile; et Bosquiaux, capitaine orléaniste, défendit bravement Pierrefonds.
C'était au plus fort des guerres entre le duc d'Orléans et Jean, surnommé par ses flatteurs Jean Sans-Peur. C'était Jean Sans-Foi qu'il eût fallu l'appeler.
Singulière époque que cette époque. Le roi était fou, le royaume était fou.
Lequel avait donné sa folie à l'autre? On ne sait.
Les familles des vieux barons croisés étaient éteintes, ou à peu près. On cherchait, sans les pouvoir trouver, les grands fiefs souverains des ducs de Normandie, des rois d'Angleterre, des comtes d'Anjou, des rois de Jérusalem, des comtes de Toulouse et de Poitiers. à la place de cette puissante moisson fauchée par la mort, avait surgi une noblesse douteuse, aux écussons surchargés d'armes parlantes ou d'animaux monstrueux, et entourés de devises qui rendaient plus contestable encore la noblesse qu'elles étaient chargées de soutenir.
Puis les costumes, comme les blasons, étaient devenus étranges, inouïs, fantastiques.
Il y avait les hommes-femmes, gracieusement attifés, traînant des robes de douze aunes.
Il y avait les hommes-bêtes, aux justaucorps brodés de toutes sortes d'animaux.
Il y avait les hommes-musique, qui pouvaient servir de pupitre aux ménestrels et aux troubadours.
Il y a, au catalogue imprimé de la collection de M. de Courcelles, une ordonnance de Charles d'Orléans, le fils de celui dont nous nous occupons, qui autorise à payer une somme de deux cent soixante-seize livres sept sous six deniers tournois pour neuf cents perles destinées à orner une robe.
Voulez-vous savoir ce que c'était que cette robe, chers lecteurs?
Le voici:
«Sur les manches est escript de broderies tout au long le dict de la
chanson Madame, je suis plus joyeux, et notté tout au long sur
chacune desdites deux manches, cinq cent soixante-cinq perles, pour
servir à former les nottes de ladite chanson, où il y a cent
quarante-deux nottes. C'est assavoir, pour chaque notte, quatre perles
en quarré.»
Mais ceci n'était rien, et, quoique les prêtres prêchassent contre ces modes insolites, leurs anathèmes étaient réservés surtout à ceux et à celles qui mettaient pour leurs toilettes le diable à contribution.
Il y avait des cornes partout.
Les femmes, grâce à leurs hennins, les portaient sur la tête; les hommes, grâce à leurs poulaines, les portaient aux pieds.
La crinoline, que nos modernes coquettes portent à leurs jupons, les femmes du XIVe siècle la portaient à leur bonnet.
«Les dames et demoiselles, dit Juvénal des Ursins, menaient grands et
excessifs états et cornes merveilleuses, haultes et larges, et avaient
de chaque côté, au lieu de bourrées, deux grandes oreilles si larges,
que, quand elles voulaient passer l'huis d'une porte, il fallait
qu'elles se tournassent de côté et baissassent.»
Or, au nombre des plus élégants cavaliers faisant la cour à toutes ces belles dames, grasses, décolletées et cornues, étaient le jeune roi Charles VI et son frère, plus jeune encore, le duc Louis d'Orléans.
Le premier, le roi, venait d'épouser son impudique Bavaroise Isabeau; le second, Louis, venait d'épouser sa douce et fidèle Valentine de Milan.
Elle lui avait apporté en dot Asti, avec quatre cent cinquante mille florins.
L'autre avait apporté à son époux l'adultère, la guerre civile, la folie.
Le pauvre jeune roi était pourtant bien gai, bien heureux, bien courtois, ne demandant qu'à rire et à s'amuser.
Après son mariage, il avait fait son tour de France, et, gai compagnon du trône qu'il était, sa royale chevauchée. Il partait de Paris, où l'on venait de célébrer l'entrée de la reine, entrée depuis quatre ans; mais, pour ce coeur joyeux, pour cet esprit couleur de rosé, tout était matière à fête. Le vin et le lait avaient coulé dans Paris par la bouche de toutes les fontaines; aux carrefours, les frères de la Passion avaient joué de pieux mystères; à la rue Saint-Denis, deux anges avaient posé une couronne sur la tête de la reine; au pont Notre-Dame, un homme était descendu par une corde tendue aux tours de la cathédrale, avec deux flambeaux à la main; et, pour mieux voir, pour mieux entendre, pour mieux être partout, le roi et son frère Louis d'Orléans s'étaient mêlés à la foule des bourgeois, et, trop pressés d'être au premier rang, avaient reçu des sergents maints bons horions dont ils montrèrent le soir les marques aux dames de la cour.
Paris s'était fort réjoui de cette entrée de la reine. On lui avait promis une diminution d'impôts: tout au contraire, il fallait payer la fête; ce fut Paris qui la paya; en outre, on décria les pièces de douze et de quatre deniers, avec défense de les passer sous peine de la corde. Or, s'était la monnaie du peuple, le seul argent du pauvre, de sorte que le pauvre, c'est-à-dire le peuple, ne sachant plus comment ni avec quoi acheter du pain, puisque sa monnaie n'avait plus court, cria famine, dans ces mêmes rues où les fontaines faisaient jaillir la veille du vin et du lait.
Le prétexte de ce voyage à travers la France, ce fut d'aller à Avignon s'entendre avec le pape sur les moyens d'éteindre le schisme.
Le véritable motif, c'était le plaisir.
Or, pour que le plaisir fût complet, le roi Charles VI ne prit ni ses deux oncles, deux illustres voleurs, les ducs d'Anjou et de Berry, ni la reine, qui trouva moyen de se faire, dans un autre genre, une illustration non moins grande que ses deux oncles.
D'abord, on s'arrêta à Nevers, où l'on fut reçu par le duc de Bourgogne, — pas le duc Jean, mais son père, avec lequel on était en paix.
Puis on gagna Lyon, la ville demi-italienne; on y passa quatre jours en jeux, bals et galanteries.
Enfin, on arriva à Avignon, chez le pape. Avignon était devenue une seconde Rome, aussi dissolue que la première, où Giotto peignait, où Pétrarque chantait, où Vaucluse murmurait. On était à la source des indulgences, comment n'eût-on pas péché? Pas une jeune et jolie Avignonaise qui ne se souvînt de ce passage, dit Froissard.
Le schisme ne fut pas éteint du tout; mais le pape donna au duc d'Anjou le titre de roi de Naples, et, au roi Charles, la disposition de sept cent cinquante bénéfices.
On passa en Languedoc.
Là commencèrent de s'éteindre les bruits joyeux des instruments, et les cris, les plaintes, les murmures, les remplacèrent et les couvrirent. — Le pauvre Languedoc était non-seulement ruiné, pressuré, mangé, mais encore dépeuplé par le duc de Berry, son gouverneur. Quarante mille habitants avaient émigré dans l'Aragon. Avide et prodigue, il prenait aux uns pour donner aux autres. Son bouffon, d'une seule fois, avait touché deux cent mille livres. Puis il aimait les châteaux aux tourelles anciennes, et faisait creuser ces dentelles de pierre que les églises du XIVe et du XVe siècle jetaient comme un mantelet sur leurs épaules. Il aimait les précieux manuscrits, les brillantes enluminures, les miniatures à fond d'or, et il jetait l'or aux architectes et aux artistes. Cet or, il fallait le prendre quelque part, et le bon gouverneur du Languedoc le prenait où il le trouvait. Enfin, il venait d'avoir une dernière fantaisie, non moins coûteuse et bien autrement folle que les autres: à soixante-six ans, il avait épousé une enfant de douze, la nièce du comte de Foix.
Il fallait une justice à ce pauvre peuple. Le roi, tandis qu'il était retenu pendant douze jours à Montpellier «par les vives et frisques demoiselles du pays, auxquelles il donnait, dit Froissard, annelets et fermaillets d'or,» ordonna d'arrêter et de faire le procès de Bétisac. Bétisac était lieutenant du duc de Berry; il fut reconnu coupable et condamné à être brûlé vif. Le roi quitta son harem de Montpellier pour l'aller voir brûler vif à Toulouse.
Le duc de Berry, le véritable dilapidateur, sentit-il la chaleur du bûcher? J'en doute.
Pendant qu'il était en train, le bon roi Charles, qui venait de faire justice, fit faveur: il accorda aux abbayes de filles de joie que leurs pensionnaires ne portassent plus de costume, sauf une jarretière d'autre couleur que leur robe, au bras.
Comment n'eût-on pas adoré un pareil roi, qui brûlait les voleurs et qui habillait les filles de joie comme les honnêtes femmes?
Il était si las de fêtes, qu'il évita celles qu'on lui préparait à son retour. Sa rentrée fut tout simplement un steeple-chase. Il gagea avec son frère que, partant au galop en même temps que lui, il arriverait avant lui. C'est le roi qui gagna.
Pauvre roi, ce fut sa dernière chance au jeu. à vingt-deux ans, il avait tout usé; à vingt-deux ans, la tête était morte et le coeur vide.
à vingt-trois ans, il était fou.
Ses deux oncles prirent le royaume. Louis, qu'il venait de faire duc d'Orléans, prit sa femme.
Il est vrai que la prenait à peu près qui voulait.
Par malheur, le beau jeune prince ne se contenta point de la femme de son frère Charles le fou. Il prit encore celle de sou cousin Jean de Bourgogne.
L'anecdote est-elle vraie? On dit qu'un soir que Jean de Bourgogne et Louis d'Orléans avaient soupé ensemble, il passa une singulière idée dans l'esprit fantasque du jeune prince.
C'était de faire voir au mari trompé le corps de sa femme, moins la tête. Ce corps était charmant, et Jean de Bourgogne envia fort le bonheur du duc d'Orléans.
Eugène Delacroix a fait un charmant petit tableau de ce fait, qui n'a jamais acquis une valeur historique, et auquel on attribua cependant la mort du duc d'Orléans.
Nous croyons que les causes d'antagonisme politique étaient suffisantes entre les deux princes, sans qu'on y mêlât une jalousie amoureuse.
En somme, les deux cousins étaient fort brouillés, lorsque le vieux duc de Berry, croyant faire merveille, décida le duc de Bourgogne à faire une visite à Louis d'Orléans.
Celui-ci était malade à son château de Beauté, charmant séjour, comme l'indique son nom, perdu dans les replis de la Marne, belle et dangereuse rivière, sur les bords de laquelle Frédégonde eut un palais, et du sein de laquelle un pêcheur, raconte Grégoire de Tours, retira le corps du jeune fils de Chilpéric, noyé par sa marâtre.
C'était à la fin de l'automne, les feuilles tombaient.
C'est l'époque des sombres pressentiments; Louis avait été visité de l'esprit de Dieu; depuis quelque temps, il pensait beaucoup à la mort.
Il avait de sa main, et fort chrétiennement, fait un testament où il recommandait ses enfants à son ennemi le duc de Bourgogne. Il y demandait d'être porté à son tombeau sur une claie couverte de cendres.
Il avait eu non-seulement des pressentiments, mais encore une vision.
Une nuit que, logé au couvent des Célestins, il allait à matines, il rencontra la Mort en traversant un dortoir; l'ange sombre tenait une faux à la main, et, avec cette faux, elle lui fit lire sur la muraille cette inscription latine: Juvenes ac senes rapio.
Il fut dans ces circonstances que le duc de Befry eut l'idée de réconcilier ses deux neveux.
Au commencement de novembre, il conduisit, comme nous venons de le dire, le duc de Bourgogne au château de Beauté, où Louis le reçut courtoisement; puis il les fit communier le 20 et les invita à dîner pour le 22.
Le 20, ils avaient partagé l'hostie; le 22, ils partagèrent le repas.
Depuis le 17, le duc de Bourgogne avait tout préparé pour l'assassinat du duc d'Orléans.
Je ne sais, chers lecteurs, si ce que j'ai vu il y a deux ou trois ans existe encore aujourd'hui, au milieu des bouleversements dont Paris est le théâtre.
Ce que j'ai vu, c'était une petite tourelle qui s'élevait au coin de la vieille rue du Temple et de la rue des Francs-Bourgeois.
Cette petite tourelle, légère, élégante, gracieuse, et qui contrastait fort avec la lourde maison à laquelle elle était accrochée, cette petite tourelle, noire et lézardée aujourd'hui, était blanche et neuve lorsqu'elle vit s'accomplir l'événement que nous allons raconter.
Elle fermait de ce côté le grand enclos de l'hôtel Barbette, occupé alors par la reine Isabeau.
Cet hôtel s'élevait dans un quartier peu fréquenté à cette époque, hors de l'enceinte de Philippe-Auguste et entre les deux juridictions de la Ville et du Temple.
Il avait été bâti par le financier étienne Barbette, dont il avait gardé le nom. étienne Barbette était maître de la monnaie sous Philippe le Bel, le roi de France qui a le plus travaillé à la monnaie de son pays, non pas pour la rendre meilleure et plus pure, bien entendu.
En général, lorsqu'on refond les monnaies, ce n'est point pour en enlever l'alliage.
Ce même hôtel, quatre-vingts ans après la mort d'étienne Barbette, appartenait à un autre parvenu, le grand maître Montaigu.
Montaigu était des bons amis de Louis d'Orléans. Ce dernier obtint de lui qu'il cédât son hôtel à la reine Isabeau, qui détestait l'hôtel Saint-Paul, où elle était sous les yeux de son mari.
Tout au contraire, la voluptueuse Allemande adorait son petit logis; elle l'avait embelli à l'intérieur, agrandi au dehors, étendu jusqu'à la rue de la Perle.
Elle y était accouchée, le 10 novembre, d'un fils qui était mort en naissant; le peuple avait fort murmuré; on la savait depuis fort longtemps éloignée de son mari, et l'on avait attribué au duc d'Orléans les honneurs de cette intempestive fécondité.
On avait été jusqu'à faire un crime à la mère de cette douleur; on avait trouvé qu'elle avait pleuré cet enfant plus qu'on ne pleure un enfant d'un jour.
C'était injuste: un enfant n'a point d'âge pour la mère; c'est son enfant, c'est-à-dire la chair de sa chair, voilà tout.
Nous avons dit que, dès le 17, Jeah de Bourgogne avait décidé l'assassinat du duc d'Orléans.
Depuis longtemps, il le méditait.
Dès la Saint-Jean, c'est-à-dire quatre mois auparavant, il cherchait dans Paris une maison pour y dresser son guet-apens; un de ses agents était en course à cet effet, et, comme cet agent était clerc de l'Université, il donnait pour prétexte à cette location le besoin qu'il avait d'un magasin où mettre le vin, le blé et les autres denrées que les clercs recevaient de leur pays et avaient le privilège de vendre sans droits.
Le 17, la maison était trouvée et livrée.
C'était la maison de l'Image Notre-Dame, située vieille rue du Temple, et ainsi nommée d'une image de la Vierge incrustée dans une niche au-dessus de la porte.
L'homme qui devait frapper était un valet de chambre du roi; l'histoire n'a pas conservé son nom.
L'homme qui devait trahir était Raoul d'Auquetonville, ancien général des finances, que le duc avait chassé autrefois pour malversation.
Le 20, nous l'avons dit, les deux princes avaient communié à la même hostie. Le 22, nous l'avons dit encore, ils avaient dîné à la même table.
Le mercredi, 23 novembre, le duc d'Orléans avait soupé chez la reine, et soupé gaiement, afin d'adoucir sa douleur, lit le religieux de Saint-Denis, — dolorem studens mitigari, — lorsque tout à coup le valet de chambre du roi, celui qui s'était chargé de trahir, vint dire au prince que le roi le demandait à l'instant même.
Le duc avait six cents chevaliers qu'il pouvait réunir, et dont il pouvait se faire une escorte dans les occasions d'apparat; mais, pour aller chez la reine, visite mystérieuse, il ne prenait d'ordinaire qu'un ou deux pages et quelques valets. Aussi l'assassin avait-il compté sur cette circonstance, et avait-il décidé que ce serait à la sortie du duc d'Orléans de l'hôtel Barbette qu'il accomplirait son crime.
Il était huit heures lorsque cette fausse nouvelle, qu'il était attendu par le roi, parvint au duc d'Orléans.
De l'hôtel Barbette à l'hôtel Saint-Paul, il n'y avait qu'un pas; aussi le duc d'Orléans, comptant revenir chez la reine, y laissa-t-il une partie de sa suite.
Il sortit, n'emmenant avec lui que deux écuyers montés sur le même cheval, un page et quelques valets portant des torches.
C'était de bonne heure pour un homme de cour, habitué, comme Louis d'Orléans, à faire de la nuit le jour; mais c'était tard pour ce quartier sombre, solitaire et retiré.
Cependant le duc ne songeait à rien, ou, s'il avait quelque pensée, c'était une pensée joyeuse. Il s'en allait par la vieille rue du Temple, un peu en arrière de ses gens, chantonnant à demi-voix une gaie chanson, et jouant avec son gant.
Deux personnes le voyaient, et remarquaient ces détails sans se douter que ce joyeux jeune homme, — le duc d'Orléans était jeune encore, ayant trente-six ans à peine, — sans se douter que ce joyeux jeune homme allait au-devant de la mort, qui, quelque temps auparavant, lui était apparue.
Ces deux personnes étaient un valet de chambre de l'hôtel de Rieux, et une pauvre femme nommée Jacquette Riffard, dont le mari était cordonnier, et qui logeait dans une chambre du même hôtel.
Jacquette le suivit quelque temps des yeux au milieu de la nuit,
enviant probablement le sort de ce riche qui avait des torches pour
l'éclairer dans l'obscurité. Puis, comme elle quittait la fenêtre pour
aller coucher son enfant, elle entendit crier: «à mort! à mort!»
Elle revint aussitôt vers la fenêtre, son enfant entre ses bras.
Le prince était déjà précipité de son cheval. Il était à genoux dans la rue, et sept ou huit hommes masqués frappaient sur lui à coups de hache et d'épée.
Et lui criait:
— Qu'est ceci? d'où vient ceci? Que me voulez-vous?

Et, pour parer les coups, il mettait sa main, en avant.
Mais un coup d'épée lui abattit la main, en même temps qu'un coup de hache lui fendait la tête.
Alors il tomba; mais on continua de frapper. La pauvre femme qui voyait celle boucherie criait de toutes ses forces:
— Au meurtre!

Un des assassins tourna la tête, la vit à sa fenêtre, et, avec un geste de menace:
— Tais-toi, lui dit-il, vilaine femme!

Elle se tut, épouvantée, mais continua de regarder. Alors, de l'Image Notre-Dame, elle vit sortir un homme de haute taille, avec un chaperon rouge abaissé sur les yeux; cet homme se pencha vers le duc, et, après l'avoir examiné avec soin, dit;
— éteignez tout et allez-vous-en; il est mort.

Pour plus grande sûreté, un des assistants donna encore un coup de masse au pauvre duc; mais celui-ci ne fit aucun mouvement.
Seulement, près de lui, un enfant, tout ensanglanté, se souleva, et, sans penser à lui-même;
— Ah! monseigneur mon maître!... dit-il.

Un coup de pommeau d'épée le recoucha mort à côté du mort.
C'était le page, un blond enfant d'Allemagne donné au prince par Isabeau.
L'homme au chaperon rouge avait eu raison de dire qu'on pouvait éteindre les torches et s'en aller.
Louis d'Orléans était mort en effet, et bien mort.
Le bras droit était coupé à deux endroits, au poignet et au-dessous du coude. La main gauche était détachée et avait volé à dix pas de là; la tête était fendue de l'oeil à l'oreille en avant, et, derrière, d'une oreille à l'autre.
La cervelle en sortait.
Au milieu de la consternation et de la terreur générales, ces pauvres restes furent portés, le lendemain, à l'église des Blancs-Manteaux.
Et maintenant, pourquoi la France a-t-elle tant aimé et tant regretté ce beau prince? Qu'avait-il fait, le débauché, l'amoureux, le prodigue, pour mériter une pareille affection? Vivant, il avait terriblement vexé le peuple et avait été bien souvent maudit par lui.
Mort, tout le monde le pleura.
La France la première.
«Si l'on me presse d'expliquer pourquoi je l'aimais, dit Montaigne,
je sens que cela ne se peut exprimer, qu'en répondant: «Parce que
c'était lui; parce que c'était moi.»
Interrogeons la France à l'endroit de son deuil, elle répondra comme Montaigne:
-Je l'aimais.

La France, si souvent marâtre, fut pour lui tendre mère. Elle aima celui-ci, mêlé de bien et de mal qu'il était, et quoique ses défauts et ses vices l'emportassent sur ses vertus.
Il faut dire que ses défauts étaient charmants et ses vices aimables. L'esprit était léger, mais gracieux et doux; derrière l'esprit était le coeur, un coeur bon et humain.
Puis ce fut le père de Charles d'Orléans, le prince poète, le prisonnier d'Azincourt; ce fut le père de Dunois, cet illustre bâtard qui, avec Jeanne d'Arc, chassa l'Anglais de la France; ce fut l'aïeul de Louis XII, qu'on appela le Père du peuple.
Puis les larmes de sa femme, à qui il avait tant fait verser de larmes, firent beaucoup pour lui; quand on la vit, vêtue de deuil, tenant d'une main son fils, de l'autre Dunois, demander justice au roi, à la France, à Dieu, tous les assistants éclatèrent en sanglots.
Les pleurs appellent les pleurs.
Et moi-même, après cinq siècles, ce n'est point sans une certaine tristesse que je regarde les ruines de ce château, mutilé comme celui qui l'a bâti; ces tours sont ouvertes comme l'était son front; ces murailles sont trouées comme l'était sa poitrine; ces débris sont dispersés comme cette main, ce morceau de bras et cette cervelle qu'on ne rejoignit que le lendemain au pauvre corps auquel ils avaient appartenu.
C'est que celui qui a renversé ce château, qui a éventré ces tours était un rude lutteur.
Lui aussi, avec sa robe rouge, s'est penché sur le cadavre de la féodalité qu'il avait égorgée, et, comme Jean de Bourgogne, il a dit:
— éteignez tout, et allez-vous-en; elle est morte.

Ce lutteur, c'était le cardinal de Richelieu.
à l'époque où, tout enfant, je venais de Villers-Cotterêts à Pierrefonds pour jouer deux heures dans les ruines, je ne savais pas ce que c'était que Louis d'Orléans qui les avait bâties, — ce que c'était que de Rieux qui les avait tenues au nom de la Ligue, — ce que c'était que le comte d'Auvergne qui les avait prises, — ce que c'était, enfin, que le cardinal de Richelieu qui les avait faites.
Mais ces ruines ne m'en paraissaient pas moins splendides.
Elles appartenaient alors à M. Radix de Sainte-Foix, qui les avait achetées quinze cents francs à M. Canis, qui, lui, les avait achetées de M. Longuet, lequel les avait achetées de la Nation, laquelle les avait confisquées à la maison d'Orléans.
Ce n'est qu'en 1813 qu'elles firent retour à l'état, achetées par l'empereur à M. Heu, qui les tenait de M. Arnould, gendre et héritier de M. de Sainte-Foix.
L'empereur les paya deux mille sept cent cinquante francs.
Elles étaient alors à peu près inconnues, et le chemin n'était pas meilleur pour y venir de Compiègne que pour y aller de Villers-Cotterêts.
Arrivé à Pierrefonds par un chemin à peu près impraticable, il fallait monter aux ruines par un sentier à peu près impossible.
à cette époque, il n'y avait pas d'escalier pratiqué au sommet des tours, pas de harpe éolienne vibrant au faîte des donjons.
Les chemins n'en étaient pas ratissés, les murs époussetés, les cours desherbées.
C'était quelque chose de sauvage et de rude comme le spectre du moyen âge.
Les premiers qui découvrirent Pierrefonds, après moi, bien entendu, furent des paysagistes: mon vieil ami Régnier, Jadin, Decamps, Flers.
On se montrait les uns aux autres les études faites, on se renseignait, on s'orientait, et, la boussole d'une main, la palette de l'autre, on arrivait à doubler le cap de Prélaville ou le promontoire de Rhétheuil, et l'on se trouvait en face des ruines.
Il y avait alors à Pierrefonds une seule auberge: Au Grand Saint-Laurent. Le saint y était représenté sur son gril au moment où il prie qu'on le retourne sur le côté gauche, se trouvant assez cuit sur le côté droit; — ce qui était l'emblème du sort réservé aux voyageurs.
Un jour, vint un artiste qui, trouvant sans doute un peu trop vif ce feu de l'hôtel, acheta un terrain et se fit bâtir une maison.
à partir de ce moment, Pierrefonds fut un pays découvert.
Cet artiste, c'était M. de Flubé.
Comme tous les artistes, il avait dit: «Je vais poser là ma tente
pour un mois ou deux mois, et y dépenser cinq cents francs.»
Il y est depuis trente ans et y a dépensé cinq cent mille francs.
Vers ce temps, un second hôtel s'établit, faisant concurrence à celui du Grand Saint-Laurent, aujourd'hui disparu, de telle façon, que, moins heureux que l'ancien château, il n'a pas même sa ruine.
Ce second hôtel existe encore; aujourd'hui comme alors, il s'appelle l'hôtel des Ruines.
Il était signalé par un drapeau blanc, qui devint tricolore en 1830.
Le drapeau surmontait cette inscription:
CONNéTABLE-TERJUS
Montre les ruines
Aux amateurs.
Vous le voyez, dès 1828, la civilisation avait pénétré à Pierrefonds. — On montrait les ruines!
Bienheureux temps où j'allais les voir et où personne n'était là pour me les montrer!
Peu à peu la lumière et la vie pénétrèrent à Pierrefonds. Pierrefonds n'était qu'un village, il devint un bourg.
Ce village avait un étang, cet étang devint un lac.
Bien plus, sur ce lac, M. de Flubé fit construire un brick de cinq ou six tonneaux.
Ce brick s'appela l'Artiste.
Alors s'éleva un troisième hôtel, destiné à faire concurrence à l'hôtel des Ruines, comme l'hôtel des Ruines avait été destiné à faire concurrence à l'hôtel du Grand Saint-Laurent.
Il fut inauguré sous la dénomination expressive d'hôtel des étrangers.
Donc, les étrangers commençaient à affluer à Pierrefonds, puisqu'un spéculateur hardi n'hésitait pas à écrire sur le fronton du nouvel édifice:
HôTEL DES éTRANGERS.
Sur ces entrefaites, M. de Flubé, dans un des voyages d'exploration qu'il fit aux environs de sa propriété, découvrit une source d'eau sulfureuse.
Dès lors, Pierrefonds était complet:
Historique par ses ruines,
Pittoresque par sa position,
Sanitaire par sa Source.
Plusieurs flacons bouchés avec soin furent envoyés au ministre de l'agriculture, dans le département duquel se trouvent les eaux minérales.
Ces eaux furent décomposées par M. O. Henry, le fameux décompositeur d'eaux; il déclara que la source de Pierrefonds, comme celles d'Enghien, d'Uriage, de Chamouni, etc., etc., devaient leur sulfuration à la réaction de matières organiques sur les sulfates, et devaient être rangées parmi les eaux hydrosulfatées-hydrosulfuriques-calcaires.
Dès lors, elles eurent leur brevet d'eaux sanitaires et furent rangées dans la catégorie des eaux aristocratiques et sentant mauvais.
Ce fut alors que M. de Flubé, pour donner toute facilité aux malades de venir prendre les eaux, fit bâtir des bains et convertir sa maison en un hôtel qui a pris le titre d'hôtel des Bains.
Un autre hôtel vint, brochant sur le tout, et s'intitula grand hôtel de Pierrefonds.
La route de Compiègne à Pierrefonds se macadamisa; celle de Pierrefonds à Villers-cotterêts se pava.
Le chemin de fer du Nord, qui avait déjà établi des trains de plaisir pour Compiègne, n'eut que cette petite adjonction à faire: et pour Pierrefonds.
Pierrefonds, qui, il y a trente ans, était une solitude dans le genre de celle des pampas ou des montagnes Rocheuses, est donc aujourd'hui une colonie d'artistes, de voyageurs, de touristes et de malades, située à l'extrémité d'un des faubourgs de Paris.
Pierrefonds a une salle de spectacle où viennent jouer les acteurs de Compiègne, une salle de concert où viennent chanter les acteurs de Paris.
Enfin, Pierrefonds, parvenu au dernier degré de la civilisation, vient d'avoir son feu d'artifice.
— Oui, direz-vous, un feu d'artifice, c'est-à-dire quatre chandelles romaines et un soleil cloué contre un arbre.

Non pas, chers lecteurs, un véritable feu d'artifice avec ses feux du Bengale en manière de prologue, ses cinq actes et son épilogue.
Son épilogue était un magnifique bouquet.
Le tout apporté, ordonné, tiré par Ruggieri.
Racontons comment s'accomplit ce grand événement.
Après avoir passé quelques jours à Compiègne, chez mon ami Vuillemot, le meilleur cuisinier du département, dans la collaboration duquel je compte faire, un jour, le meilleur et le plus savant livre de cuisine qui ait jamais été fait, j'étais venu finir je ne sais plus quel roman ou quel drame au grand hôtel de Pierrefonds, où je ne pensais pas le moins du monde à un feu d'artifice, je vous jure.
Un matin, deux jeunes gens se présentent chez moi avec une liste de souscription.
Il s'agissait d'illuminer les ruines avec des feux du Bengale, le soir du dimanche suivant.
Je donnai mon louis pour la contribution à l'oeuvre pittoresque.
Ils me remercièrent et descendirent l'escalier. Ils n'étaient pas encore au premier étage, qu'il m'était venu une idée. Je les rappelai.
— Messieurs, leur demandai-je, sans indiscrétion, où allez-vous acheter vos artifices?
— à Paris.
— Chez qui?
— Chez Ruggieri.
— Attendez.

J'écrivis une lettre.
— Tenez, leur dis-je, remettez cette lettre à mon ami Désiré.
— Qu'est-ce que votre ami Désiré?
— Ruggieri en personne. Non-seulement je contribue au feu d'artifice, mais encore je fournis l'artificier.

Les deux jeunes gens restèrent stupéfaits.
— Comment! me demandèrent-ils, vous croyez que M. Ruggieri se dérangera?
— J'en suis sûr.
— Pour nous?
— Pour vous un peu, beaucoup pour moi.

Ils se retirèrent en hochant la tête.
Et, moi, je me remis à mon travail en murmurant:
— Je crois bien qu'il se dérangera! il se dérangeait bien, ce cher ami, pour venir me faire des feux d'artifice à Bruxelles, et m'illuminer le boulevard de Waterloo et la forêt de Boitsfort, Je crois bien qu'il se dérangera!

Tout à coup, je me mis à rire tout seul. Cela m'arrive quelquefois, plus souvent même que lorsque je suis en compagnie.
Je me rappelais comment, dans la forêt de Boitsfort, non-seulement l'artifice, mais encore l'artificier avaient pris feu, et combien peu il s'en était fallu que Buggieri ne s'évanouît en flamme et en fumée comme sa marchandise.
Vous comprenez bien, chers lecteurs, que le bruit s'était rapidement répandu que M. Alexandre Dumas avait écrit à M. Ruggieri, et que M. Ruggieri devait venir.
Il se manifestait dans tous les environs un mouvement inaccoutumé.
Des paris s'étaient ouverts:
Ruggieri viendra-t-il?
Ruggieri ne viendra-t-il pas?
On accourut me demander:
— Est-il bien vrai que M. Ruggieri viendra?
— Pourquoi cela?
— Parce que j'écrirais à mon cousin à Attichy, à mon frère à Villers-Cotterêts, à mon oncle à Vic-sur-Aisne.
— écrivez à votre oncle à Vic-sur-Aisne, à votre frère à Villers-Cotterêts, à votre cousin à Attichy.
— Et il viendra, nous pouvons y croire?
— Aussi certainement que s'il était arrivé.

Et chacun partait en criant:
— J'écris qu'il viendra.

Mais, me direz-vous, chers lecteurs, comment pouviez-vous répondre avec une pareille certitude?
Est-ce que je ne connais pas mon artiste? Vous croyez que Ruggieri fait des feux d'artifice parce qu'il est artificier?
C'est tout le contraire.
Il est artificier parce qu'il fait des feux d'artifice.
Ce n'est pas un état qu'il fait, c'est un plaisir qu'il se donne.
Les ruines de Pierrefonds à illuminer, et Ruggieri ne viendrait pas!
Allons donc! vous ne connaissez pas Ruggieri.
Le dimanche, à midi précis, on frappa à ma porte.
— Entrez, Ruggieri! criai-je.

Et Ruggieri entra.
Il y a entre nous autres une franc-maçonnerie d'art qui fait que nous pouvons répondre les uns des autres.
Une heure après, on savait, à trois lieues à la ronde, que Ruggieri était arrivé, qu'il y aurait feu d'artifice sur la pelouse et illumination des ruines.
à sept heures du soir, dix mille personnes attendaient au bord du lac.
à huit heures et demie, le canon du brick donna le signal.
C'était une véritable nuit de feu d'artifice, noire, sombre, sans étoiles, à ne pas voir le bout de son nez.
Bientôt, à bord d'une barque invisible jusque-là, un feu rouge s'alluma.
La barque glissa sur le lac, éclairant ses rameurs, en se reflétant dans l'eau.
Les premiers cris de joie commencèrent.
Ce premier feu éteint, une autre barque lui succéda à un autre endroit avec un feu vert.
Puis une troisième avec un feu blanc.
Puis ce troisième feu s'éteignit comme les deux autres, et, cette fois, tout rentra dans l'obscurité.
Tout à coup, les dix mille spectateurs poussèrent un grand cri.
Les ruines comme un spectre gigantesque, semblaient sortir de la montagne et se dresser dans la nuit.
La pâle apparition dura dix minutes.
Après le premier cri poussé, chacun s'était tu.
L'apparition évanouie, les bravos éclatèrent.
Trois fois le fantastique mirage se renouvela, et, chaque fois, avec une teinte différente.
Pour mon compte, je n'ai rien vu de plus merveilleux.
Songez-y donc: un lac, des ruines et Ruggieri!
Le feu d'artifice tiré, la dernière fusée éteinte, la dernière boite à feu brûlée, on fit irruption dans le parc de M. de Flubé.
C'était à qui remercierait le grand artiste auquel on devait cette magnifique soirée.
Je le trouvai soucieux au milieu de son triomphe.
— Qu'avez-vous donc? lui demandai-je.
— Je ne connais pas bien les ruines, de sorte que je n'en ai pas tiré tout le parti possible, répondit Ruggieri. Mais, ajouta-t-il, je reviendrai.


S'il revient et que je sois encore à Pierrefonds, chers lecteurs, je vous promets de vous en faire part à temps, pour que vous puissiez venir.

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