Bric-à-brac Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
Page précédente | Imprimer

Chapitre 3
Désir et possession

La mode des charades est passée. Oh! le beau temps pour les poètes sphinx que celui où le Mercure apportait, tous les mois, tous les quinze jours, et enfin toutes les semaines, une charade, une énigme ou un logogriphe à ses lecteurs!
Eh bien, moi, je vais faire revenir cette mode.
Dites-moi, donc, cher lecteur ou belle lectrice, — c'est pour l'esprit perspicace des lectrices surtout que sont faites les charades, — dites-moi de quelle langue est tiré l'apologue suivant.
Est-ce du sanscrit, de l'égyptien, du chinois, du phénicien, du grec, de l'étrusque, du roumain, du gaulois, du goth, de l'arabe, de l'italien, de l'anglais, de l'allemand, de l'espagnol, du français ou du basque?
Remonte-t-il à l'antiquité, et est-il signé Anacréon? — Est-il gothique, et est-il signé Charles d'Orléans? — Est-il moderne, et est-il signé Goethe, Thomas Moore on Lamartine? — Ou plutôt, ne serait-il pas de Saadi, le poète des perles, des roses et des rossignols? — Ou bien...?
Mais ce n'est pas mon affaire de deviner; c'est la vôtre.
Devinez donc, chez lecteur.
Voici l'apologue en question:
Un papillon avait réuni sur ses ailes d'opale la plus suave harmonie de couleurs: le blanc, le rose et le bleu.
Comme un rayon de soleil, il voltigeait de fleur en fleur, et, pareil lui-même à une fleur volante, il s'élevait, s'abaissait, se jouait au-dessus de la verte prairie.
Un enfant qui essayait ses premiers pas sur le gazon diapré, le vit, et se sentit pris tout à coup du désir d'attraper l'insecte aux vives couleurs.
Mais le papillon était habitué à ces sortes de désirs-là. Il avait vu des générations entières s'épuiser à le poursuivre. Il voltigea devant l'enfant, se posant à deux pas de lui; et, quand l'enfant, ralentissant sa course, retenant son haleine, étendait la main pour le prendre, le papillon s'enlevait et recommençait son vol inégal et éblouissant.
L'enfant ne se lassait pas; l'enfant suivait toujours.
Après chaque tentative avortée, au lieu de s'éteindre, le désir de la possession augmentait dans son coeur, et, d'un pas de plus en plus rapide, l'oeil de plus en plus ardent, il courait après le beau papillon!
Le pauvre enfant avait couru sans regarder derrière lui; de sorte que, ayant couru longtemps, il était déjà bien loin de sa mère.
De la vallée fraîche et fleurie, le papillon passa dans une plaine aride et semée de ronces.
L'enfant le suivit dans cette plaine.
Et, quoique la distance fût déjà longue et la course rapide, l'enfant, ne sentant point sa fatigue, suivait toujours le papillon, qui se posait de dix pas en dix pas, tantôt sur un buisson, tantôt sur un arbuste, tantôt sur une simple fleur sauvage et sans nom, et qui toujours s'envolait au moment où le jeune homme croyait le tenir.
Car, en le poursuivant, l'enfant était devenu jeune homme.
Et, avec cet insurmontable désir de la jeunesse, et avec cette indéfinissable besoin de la possession, il poursuivait toujours le brillant mirage.
Et, de temps en temps, le papillon s'arrêtait comme pour se moquer du jeune homme, plongeait voluptueusement sa trompe dans le calice des fleurs, et battait amoureusement des ailes.
Mais, au moment où le jeune homme s'approchait, haletant d'espérance, le papillon se laissait aller à la brise, et la brise l'emportait, léger comme un parfum.
Et ainsi se passaient, dans cette poursuite insensée, les minutes et les minutes, les heures et les heures, les jours et les jours, les années et les années, et l'insecte et l'homme étaient arrivés au sommet d'une montagne qui n'était autre que le point culminant de la vie.
En poursuivant le papillon, l'adolescent s'était fait homme.
Là, l'homme s'arrêta un instant, ne sachant pas s'il ne serait pas mieux pour lui de revenir en arrière, tant ce versant de montagne qui lui restait à descendre lui paraissait aride.
Puis, au bas de la montagne, au contraire de l'autre côté, où, dans de charmants parterres, dans de riches enclos, dans des parcs verdoyants, poussaient des fleurs parfumées, des plantes rares, des arbres chargés de fruits; au bas de la montagne, disons-nous, s'étendait un grand espace carré fermé de murs, dans lequel on entrait par une porte incessamment ouverte, et où il ne poussait que des pierres, les unes couchées, les autres debout.
Mais le papillon vint voltiger, plus brillant que jamais, aux yeux de l'homme, et prit sa direction vers l'enclos, suivant la pente de la montagne.
Et, chose étrange! quoiqu'une si longue course eût dû fatiguer le vieillard, car, à ses cheveux blanchissants, on pouvait reconnaître pour tel l'insensé coureur, sa marche, à mesure qu'il avançait, devenait plus rapide; ce qui ne pouvait s'expliquer que par la déclivité de la montagne.
Et le papillon se tenait à égale distance; seulement, comme les fleurs avaient disparu, l'insecte se posait sur des chardons piquants, ou sur des branches d'arbre desséchées.
Le vieillard, haletant, le poursuivait toujours.
Enfin, le papillon passa par-dessus les murs du triste enclos, et le vieillard le suivit, entrant par la porte.
Mais à peine eût-il fait quelques pas, que, regardant le papillon, qui semblait se fondre dans l'atmosphère grisâtre, il heurta une pierre et tomba.
Trois fois il essaya de se relever, et retomba trois fois.
Et, ne pouvant plus courir après sa chimère, il se contenta de lui tendre les bras.
Alors, le papillon sembla avoir pitié de lui, et, quoiqu'il eût perdu ses plus vives couleurs, il vint voltiger au-dessus de sa tête.
Peut-être n'étaient-ce point les ailes de l'insecte qui avaient perdu leurs vives couleurs; peut-être étaient-ce les yeux du vieillard qui s'affaiblissaient.
Les cercles décrits par le papillon devinrent de plus en plus étroits, et il finit par se reposer sur le front pâle du mourant.
Dans un dernier effort, celui-ci leva le bras, et sa main toucha enfin le bout des ailes de ce papillon, objet de tant de désirs et de tant de fatigues; mais, ô désillusion! il s'aperçut que c'était, non pas un papillon, mais un rayon de soleil qu'il avait poursuivi.
Et son bras retomba froid et sans force, et son dernier soupir fit tressaillir l'atmosphère qui pesait sur ce champ de mort...
Et cependant, poursuis, ô poète, poursuis ton désir effréné de l'idéal; cherche, à travers des douleurs infinies, à atteindre ce fantôme aux mille couleurs qui fuit incessamment devant toi, dût ton coeur se briser, dût ta vie s'éteindre, dût ton dernier soupir s'exhaler au moment où ta main le touchera.

Chapitre précédent | Chapitre suivant

© Société des Amis d'Alexandre Dumas
1998-2010
Haut de page
Page précédente