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Chapitre X


Huit jours s'étaient écoulés depuis la scène que nous avons racontée dans notre précédent chapitre. Il était dix heures du soir. La lune, qui venait de paraître à l'horizon, s'élevait lentement derrière le Vésuve, et projetait ses rayons sur toute la côte de Naples. A sa lumière pure et brillante resplendissait le golfe de Pouzzoles, que traversait de sa ligne sombre le pont insensé que fit, pour accomplir la prédiction de l'astrologue Thrasylle, jeter de l'une à l'autre de ses rives le troisième César, Caïus Caligula. Sur ses bords et dans toute l'étendue du croissant immense qu'il forme depuis la pointe de Pausilippe jusqu'à celle du cap Misène, on voyait disparaître les unes après les autres, comme des étoiles qui s'éteignent au ciel, les lumières des villes, des villages et des palais dispersés, sur sa plage et se mirant dans ces ondes rivales des eaux bleues de la Cyrénaïque. Pendant quelques temps encore, au milieu du silence, on vit glisser, une flamme à sa proue, quelque barque attardée, regagnant, à l'aide de sa voile triangulaire ou de sa double rame, le port d'Oenarie, de Procita ou de Baïes. Puis la dernière de ces barques disparut à son tour, et le golfe se serait dès lors trouvé entièrement désert et silencieux, sans quelques bâtiments flottant sur l'eau et enchaînés à la rive, en face des jardins d'Hortensius, entre la villa de Julius César et le palais de Bauli.
Une heure se passa ainsi, pendant laquelle la nuit devint plus calme et plus sereine encore de l'absence de tout bruit et de toute vapeur terrestre. Aucun nuage ne tachait le ciel, pur comme la mer ; aucun flot ne ridait la mer qui réfléchissait le ciel. La lune, continuant sa course au milieu d'un azur limpide, semblait s'être arrêtée un instant au-dessus du golfe, comme au dessus d'un miroir. Les dernières lumières de Pouzzoles s'étaient éteintes, et seul, le phare du cap de Misène flamboyait encore à l'extrémité de son promontoire, comme une torche à la main d'un géant. C'était une de ces nuits voluptueuses où Naples, la belle fille de la Grèce, livre aux vents sa chevelure d'orangers, et aux flots son sein de marbre. De temps en temps passait dans l'air un de ces soupirs mystérieux que la terre endormie pousse vers le ciel, et à l'horizon oriental, la fumée blanche du Vésuve montait au milieu d'une atmosphère si calme, qu'elle semblait une colonne d'albâtre, débris gigantesque de quelque Babel disparue. Tout à coup, au milieu de ce silence et de cette obscurité, les matelots couchés dans les barques du rivage virent, à travers les arbres qui voilaient à moitié le palais de Bauli, étinceler des torches ardentes. Ils entendirent des voix joyeuses qui s'approchaient de leur côté ; et bientôt, d'un bois d'orangers et de lauriers-roses qui bordait la rive, ils virent déboucher se dirigeant vers eux, le cortège qui éclatait ainsi en bruit et en lumières. Aussitôt celui qui paraissait le commandant du plus grand des vaisseaux, qui était une trirème magnifiquement dorée et toute couronnée de fleurs, fit étendre, sur le pont qui joignait son navire à la plage, un tapis de pourpre, et, s'élançant à terre, il attendit dans l'attitude du respect et de la crainte. En effet, celui qui, marchant à la tête de ce cortège, s'avançait vers les vaisseaux, était César Néron lui-même. Il s'approchait, accompagné d'Agrippine, et pour cette fois, chose étrange et rare depuis la mort de Britannicus, la mère s'appuyait au bras du fils, et, tous deux, le visage souriant et échangeant des paroles amies, paraissaient être dans la plus parfaite intelligence. Arrivé près de la trirème, le cortège s'arrêta ; et, en face de toute la cour, Néron, les yeux mouillés de larmes, pressa sa mère contre son coeur, couvrant de baisers son visage et son cou, comme s'il avait peine à se séparer d'elle ; puis enfin, la laissant pour ainsi dire échapper de ses bras, et se retournant vers le commandant du vaisseau :
- Anicétus, lui dit-il, sur ta tête, je te recommande ma mère !
Agrippine traversa le pont et monta sur la trirème, qui s'éloigna lentement de la rive, mettant le cap entre Baïes et Pouzzoles ; mais pour cela Néron n'abandonna point la place ; quelque temps encore il demeura debout et saluant sa mère de la voix et du geste, à l'endroit où il avait pris congé d'elle, tandis qu'Agrippine, de son côté, lui renvoyait ses adieux. Enfin le bâtiment commençant à se trouver hors de la portée de sa voix, Néron retourna vers Bauli, et Agrippine descendit dans la chambre qui lui avait été préparée.
A peine était-elle couchée sur le lit de pourpre préparé pour elle, qu'une tapisserie se souleva, et qu'une jeune fille, pâle et tremblante, vint se jeter à ses pieds en s'écriant : – O ma mère ! ma mère ! sauve-moi !
Agrippine tressaillit d'abord de surprise et de crainte ; puis, reconnaissant la belle Grecque :
- Acté ! dit-elle avec étonnement, en lui tendant la main, toi ici ! dans mon navire ! et me demandant protection... Et de qui faut-il que je te sauve, toi qui es assez puissante pour me rendre l'amitié de mon fils ?
- Oh ! de lui, de moi, de mon amour... de cette cour qui m'épouvante, de ce monde si étrange et si nouveau pour moi.
- En effet, répondit Agrippine, tu as disparu au milieu du dîner ; Néron t'a demandée, t'a fait chercher, pourquoi donc as-tu fui ainsi ?
- Pourquoi ? tu le demandes ? était-il possible à une femme... pardon !... de rester au milieu d'une pareille orgie, qui eût fait rougir nos prêtresses de Vénus elles-mêmes ! O ma mère !... n'as-tu pas entendu ces chants ? n'as-tu pas vu ces courtisanes nues... ces bateleurs dont chaque geste était une honte, moins encore pour eux que pour ceux qui les regardaient ? Oh ! je n'ai pu supporter un pareil spectacle, j'ai fui dans les jardins. Mais là, c'était autre chose... ces jardins étaient peuplés comme les bois antiques ; chaque fontaine était habitée par quelque nymphe impudique ; chaque buisson cachait quelque satyre débauché... et, le croirais tu, ma mère ? parmi ces hommes et ces femmes, j'ai reconnu des matrones et des chevaliers... alors j'ai fui les jardins comme j'avais fui la table... Une porte était ouverte qui donnait sur la mer, je me suis élancée sur le rivage... j'ai vu la trirème, je l'ai reconnue ; j'ai crié que j'étais de ta suite et que je venais t'attendre ; alors on m'a reçue ; et, au milieu de ces matelots, de ces soldats, de ces hommes grossiers, j'ai respiré plus à l'aise et plus tranquille, qu'à cette table de Néron qu'entourait cependant toute la noblesse de Rome.
- Pauvre enfant ! et qu'attends-tu de moi ?
- Un asile dans ta maison du lac Lucrin, une place parmi tes esclaves, un voile assez épais pour couvrir la rougeur de mon front.
- Ne veux-tu donc plus revoir l'empereur ?
- O ma mère !...
- Veux-tu donc le laisser errant au hasard, comme un vaisseau perdu, sur cette mer de débauches ?
- O ma mère ! si je l'aimais moins, peut-être pourrais-je demeurer près de lui ; mais comment veux-tu que je voie là, devant moi, d'autres femmes aimées comme je suis aimée, ou plutôt comme j'ai cru l'être. C'est impossible ; je ne puis pas avoir tant donné pour n'obtenir que si peu. Au milieu de ce monde perdu, je me perdrais ; parmi ces femmes, je deviendrais ce que sont ces femmes ; j’aurais aussi un poignard à ma ceinture, du poison dans quelque bague, puis un jour...
- Qu'y a-t-il, Acerronie ? interrompit Agrippine en s'adressant à une jeune esclave qui entrait en ce moment.
- Puis-je parler, maîtresse ? répondit celle-ci d’une voix altérée.
- Parle.
- Où crois-tu aller ?
- Mais à ma villa du lac Lucrin, ce me semble.
- Oui, nous avons commencé par nous diriger de ce côté mais au bout d'un instant le vaisseau a changé de route, et nous voguons vers la pleine mer.
- Vers la pleine mer ! s'écria Agrippine.
- Regarde, dit l'esclave en tirant un rideau qui couvrait une fenêtre regarde, le phare du cap devrait être bien loin derrière nous, et le voici à notre droite ; au lieu de nous approcher de Pouzzoles, nous nous en éloignons à toutes voiles.
- En effet, s'écria Agrippine, que signifie cela ? Gallus ! Gallus !... Un jeune chevalier romain parut à la porte.
- Gallus, reprit Agrippine, dites à Anicétus que je veux lui parler : Gallus sortit suivi d'Acerronie. Justes dieux ! voilà le phare qui s'éteint comme par enchantement, continua-t-elle... Acté, Acté, il se prépare quelque chose d'infâme sans doute. Oh ! l'on m'avait prévenue de ne pas venir à Bauli, mais je n'ai rien voulu croire... insensée ! Eh bien ! Gallus ?
- Anicétus ne peut se rendre à tes ordres ; il fait mettre les chaloupes à la mer.
- Je vais donc aller le trouver moi-même... Ah !... quel est ce bruit au- dessus de nous ? Par Jupiter ! nous sommes condamnées, et voilà le vaisseau qui se brise !!!
En effet, Agrippine avait à peine prononcé ces paroles en se jetant dans les bras d'Acté, que le plancher qui s'étendait au-dessus de leur tête s'abîma avec un bruit affreux. Les deux femmes se crurent perdues ; mais, par un hasard étrange, le dais qui couvrait le lit était si profondément et si solidement scellé dans les bordages, qu'il soutint le poids du plafond, dont l'extrémité opposée venait d'écraser dans sa chute le jeune chevalier romain qui se trouvait debout à l'entrée de la chambre. Quant à Agrippine et à Acté, elles se trouvèrent dans l'angle vide qu'avait formé le plancher toujours maintenu par le dais. Au même moment, de grands cris retentirent sur tout le bâtiment ; un bruit sourd se fit entendre dans les profondeurs du vaisseau, et les deux femmes le sentirent aussitôt trembler et gémir sous leurs pieds. En effet, plusieurs planches de la quille venaient de s'ouvrir, et la mer, envahissant la carène par la brèche béante, battait déjà la porte de la chambre. Agrippine en un instant devina tout. La mort avait été placée à la fois sur sa tête et sous ses pieds. Elle regarda autour d'elle, vit le plafond près de l'écraser, l'eau près de l'engloutir : la fenêtre par laquelle elle avait regardé lorsque s'était éteint le phare de Misène était ouverte : c'était la seule voie de salut : elle entraîna Acté vers cette fenêtre en faisant signe de se taire avec ce geste prompt et impératif qui indique qu'il y va de la vie, et toutes deux, sans regarder derrière elles, sans hésitation, sans retard, se précipitèrent en se tenant embrassées. Au même instant il leur sembla qu'elles étaient attirées par une puissance infernale dans les abîmes les plus profonds de la mer ; le vaisseau s'engloutissait en tournoyant, et elles descendaient avec lui dans le tourbillon qu'il creusait ; elles s'enfoncèrent ainsi pendant quelques secondes qui leur parurent un siècle : enfin le mouvement d'attraction s'arrêta : elles sentirent qu'elles cessaient de descendre, puis bientôt qu'elles remontaient, puis enfin, à demi évanouies, elles revinrent à la surface de l'eau. En ce moment elles virent comme à travers un voile une troisième tête qui reparaissait auprès des barques ; elles entendirent comme dans un songe une voix qui criait : Je suis Agrippine, je suis la mère de César, sauvez-moi ! Acté à son tour voulait crier pour appeler à l'aide ; mais elle se sentit de nouveau entraîner par Agrippine, et sa voix inarticulée ne jeta qu'un son confus. Lorsqu'elles reparurent, elles étaient presque hors de portée de la vue, et cependant Agrippine lui montra d'une main, tandis qu'elle nageait de l'autre, une rame qui se levait et qui brisait en retombant la tête d'Acerronie, assez insensée pour avoir cru se sauver en criant aux meurtriers d'Agrippine qu'elle était la mère de César.
Les deux fugitives alors continuèrent de fendre l'eau en silence, se dirigeant vers la côte, tandis qu'Anicétus, croyant sa mission de mort accomplie, ramait du côté de Bauli, où l'attendait l'empereur. Le ciel était toujours pur et la mer était redevenue calme ; cependant la distance était si grande de l'endroit où Agrippine et Acté s'étaient précipitées à l'eau, jusqu'à la côte où elles espéraient atteindre, qu'après avoir nagé pendant plus d'une demi- heure, elles se trouvaient encore à une demi-lieue de la terre. Pour surcroît de détresse, Agrippine, dans sa chute, s'était blessée à l'épaule ; elle sentait son bras droit s'engourdir, de sorte qu'elle n'avait échappé à un premier danger que pour retomber dans un second plus terrible et plus certain encore. Acté s'aperçut bientôt qu'elle ne nageait plus qu'avec peine, et quoique pas une plainte ne sortît de sa bouche, elle devina, à l'oppression de sa poitrine, qu'elle avait besoin de secours. Passant aussitôt du côté opposé, elle lui prit le bras, lui donna son cou pour point d'appui, et continua de s'avancer, soutenant Agrippine fatiguée, qui la suppliait en vain de se sauver seule, et de la laisser mourir.
Pendant ce temps, Néron était rentré dans le palais de Bauli, et, reprenant à table la place qu'il avait quittée un instant, il avait fait venir de nouvelles courtisanes, de nouveaux bateleurs, avait ordonné que le festin continuât, et se faisant apporter sa lyre, il chantait le siège de Troie. Cependant, de temps en temps, il tressaillait, et tout à coup un frisson lui passait dans les veines, une sueur froide glaçait son front ; car tantôt il croyait entendre le dernier cri de sa mère, tantôt il lui semblait que le génie de la mort, traversant cette atmosphère chaude et embaumée, lui effleurait le front du bout de l'aile. Enfin, après deux heures de cette veille fiévreuse, un esclave entra, s'avança vers Néron, et lui dit à l'oreille un mot que personne n'entendit, mais qui le fit pâlir ; aussitôt, laissant tomber sa lyre et arrachant sa couronne, il s'élança hors de la salle du festin. sans dire à personne le sujet de cette subite terreur, et laissant ses convives libres de se retirer ou de continuer l'orgie. Mais le trouble de l'empereur avait été trop visible, et sa sortie trop brusque, pour que les courtisans n'eussent pas deviné qu'il venait de se passer quelque chose de terrible ; aussi chacun s'empressa d'imiter l'exemple du maître, et quelques minutes après son départ, cette salle tout à l'heure si pleine, si bruyante et si animée, était vide et silencieuse comme un tombeau profané.
Néron s'était retiré dans sa chambre et avait fait appeler Anicétus. Celui-ci, en abordant au port, avait rendu compte de sa mission à l'empereur, et l'empereur, sûr de sa fidélité, n'avait conçu aucun doute sur la véracité de son récit. Son étonnement fut donc grand, quand, le voyant entrer Néron s'élança sur lui on s'écriant :
- Que me disais-tu donc qu'elle était morte ? Il y a en bas un messager qui vient de sa part !
- Alors, il faut qu'il arrive de l'enfer, répondit Anicétus ; car j'ai vu le plafond s'écrouler et le vaisseau s'engloutir, car j'ai entendu une voix crier : Je suis Agrippine, la mère de César ; et j'ai vu se lever et retomber la rame qui a brisé la tête de celle qui appelait si imprudemment à son secours !...
- Eh bien ! tu t'es trompé : c'est Acerronie qui est morte, et c'est ma mère qui est sauvée.
- Qui dit cela ?
- L'affranchi Agérinus.
- L'as-tu vu ?
- Non, pas encore.
- Que va faire le divin empereur ?
- Puis-je compter sur toi ?
- Ma vie est à César.
- Eh bien ! entre dans ce cabinet, et, lorsque j'appellerai au secours, entre vivement, arrête Agérinus, et dis que tu lui as vu lever sur moi le poignard.
- Tes désirs sont des ordres, répondit Anicétus en s'inclinant et en entrant dans le cabinet.
Néron resta seul, prit un miroir, et, voyant que son visage était défait, il en effaça la pâleur avec du rouge ; puis, assemblant les ondes de ses cheveux et les plis de sa toge, comme s'il allait monter sur un théâtre, il se coucha dans une pose étudiée, pour attendre le messager d'Agrippine.
Il venait dire à Néron que sa mère était sauvée ; il lui raconta donc le double accident de la trirème, que César écouta comme s'il l'ignorait ; puis il ajouta que l'auguste Agrippine avait été recueillie par une barque au moment où, perdant toutes ses forces, elle n'avait plus d'espoir que dans l'assistance des dieux... Cette barque l'avait conduite du golfe de Pouzzoles dans le lac Lucrin, par le canal qu'avait fait creuser Claudius ; puis des bords du lac Lucrin elle s'était fait porter en litière à sa villa, d'où, aussitôt arrivée, elle envoyait dire à son fils que les dieux l'avaient prise sous leur garde, le conjurant, quelque désir qu'il eût de la voir, de différer sa visite, car elle avait besoin de repos pour le moment. Néron l'écouta jusqu'au bout jouant la terreur, la surprise et la joie, selon ce que disait le narrateur ; puis, lorsqu'il eut su ce qu'il voulait savoir, c'est-à-dire le lieu où s'était retirée sa mère, accomplissant aussitôt le projet qu'il avait formé à la hâte, il jeta une épée nue entre les jambes du messager en appelant du secours : aussitôt Anicétus s'élança de son cabinet, saisit l'envoyé d'Agrippine, et, ramassant le glaive qui se trouvait à ses pieds avant qu'il eut eu le temps de nier l'attentat qu'on lui imputait, il le remit aux mains du chef des prétoriens, accouru avec sa garde à la voix de l'empereur, et s'élança dans les corridors du palais en criant que Néron venait de manquer d'être assassiné par ordre de sa mère.
Pendant que ces choses se passaient à Bauli, Agrippine, comme nous l'avons dit, avait été sauvée par une barque de pêcheur qui rentrait tardivement au port ; mais, au moment de joindre cette barque, ignorant si la colère de Néron n'allait pas la poursuivre à sa villa du lac Lucrin, et ne voulant pas entraîner dans sa perte la jeune fille à qui elle devait la vie, elle avait demandé à Acté si elle se sentait assez de forces pour gagner le rivage que l'on commençait à apercevoir à la ligne sombre de ses collines qui semblaient, comme une découpure, séparer le ciel de la mer ; Acté, devinant le motif qui faisait agir la mère de l'empereur, avait insisté pour la suivre ; mais celle-ci lui avait ordonné positivement de la quitter, lui promettant de la rappeler près d'elle si elle n'avait rien à craindre ; Acté avait obéi, et Agrippine, inaperçue jusqu'alors, poussant un cri de détresse, avait appelé à elle la barque paresseuse, tandis qu'Acté s'éloignait invisible, blanche et légère à surface du golfe, et pareille à un cygne qui cache sa tête dans l'eau.
Cependant, à mesure qu'Agrippine s'avançait vers la plage, la plage semblait s'éveiller à ses yeux et à ses oreilles : elle voyait des lumières insensées courir le long du bord, et le vent apportait des clameurs dont son inquiétude cherchait à deviner le sens : c'est qu'Anicétus, en rentrant au port de Bauli, avait répandu le bruit du naufrage et de la mort de la mère de l'empereur, et qu'aussitôt ses esclaves, ses clients et ses amis, s'étaient répandus sur le rivage, dans l'espoir qu'elle regagnerait le bord vivante, ou que du moins la mer pousserait son cadavre à la rive : aussi, dès qu'au travers de l'obscurité une voile blanche fut aperçue, toute la foule se précipita vers le point où elle allait aborder, et dès qu'on eut reconnu que la barque portait Agrippine, toutes ces clameurs funèbres se changèrent en cris de joie : de sorte que la mère de César, condamnée d'un côté du golfe, mettait pied à terre de l'autre avec toutes les acclamations d'un retour et tous les honneurs d'un triomphe, et ce fut portée dans les bras de ses serviteurs et escortée de toute une population émue par cet événement et réveillée au milieu de son sommeil, qu'elle rentra dans sa villa impériale, dont les portes se refermèrent à l'instant derrière elle ; mais tous les habitants de la rive, depuis Pouzzoles jusqu'à Baïa, n'en restèrent pas moins debout, et la curiosité de ceux qui arrivaient, se mêlant à l'agitation de ceux qui avaient accompagné Agrippine depuis la mer, de nouveaux cris de joie et d'amour retentirent, demandant à voir celle à qui le sénat, sur un ordre de l'empereur, avait déféré le titre d'Auguste.
Cependant Agrippine, retirée au plus profond de ses appartements, loin de se rendre à ces transports, en éprouvait une terreur plus grande, toute popularité étant un crime à la cour de Néron ; à plus forte raison quand cette popularité s'attachait à une tête proscrite. A peine rentrée dans sa chambre, elle avait fait venir son affranchi Agérinus, le seul homme sur lequel elle crût pouvoir compter ; elle l'avait chargé d'aller porter à Néron le message que nous l'avons vu accomplir : puis, ce premier soin rempli, elle avait songé à ses blessures, et, après y avoir fait mettre le premier appareil, éloignant toutes ses femmes, elle s'était couchée, la tête enveloppée du manteau qui couvrait son lit, tout entière à des réflexions terribles, écoutant les clameurs du dehors, qui de moment en moment devenaient plus bruyantes ; tout à coup ces mille voix se turent, les clameurs s'éteignirent comme par enchantement, les lueurs des torches qui venaient trembler aux fenêtres comme le reflet d'un incendie s'effacèrent ; la nuit reprit son obscurité, et le silence son mystère. Agrippine sentit un tremblement mortel courir par tout son corps et une sueur froide lui monter au front, car elle devinait que ce n'était pas sans cause que cette foule s'était tue, et que ces lumières s'étaient éteintes. En effet, au bout d'un instant, le bruit d'une troupe armée qui entrait dans une cour extérieure se fit entendre, puis des pas de plus en plus distincts s'approchèrent retentissant de corridor en corridor et de chambre en chambre. Agrippine écoutait ce bruit menaçant, appuyée sur son coude, haletante, mais immobile, car, n'ayant pas l'espoir de la fuite, elle n'en avait pas même l'intention : enfin la porte de sa chambre s'ouvrit. Alors, rappelant à elle tout son courage, elle se retourna, pâle, mais résolue, et elle aperçut sur le seuil l'affranchi Anicétus, et derrière lui le tétrarque Herculeus, et Olaritus, centurion de marine ; à l'aspect d'Anicétus qu'elle savait le confident, et parfois l'exécuteur de Néron, elle comprit que c'en était fait, et, renonçant à toute plainte comme à toute supplication :
- Si tu viens en messager, dit-elle, annonce à mon fils mon rétablissement ; si tu viens en bourreau, fais ton office.
Pour toute réponse, Anicétus tira son épée, s'approcha du lit, et, pour toute prière, Agrippine, levant avec une impudeur sublime le drap qui la couvrait, ne dit au meurtrier que ces deux mots :
- Feri ventrem !
Le meurtrier obéit, et la mère mourut sans autre paroles que cette malédiction à ses entrailles pour avoir porté un pareil fils.
Cependant Acté, en quittant Agrippine, avait continué de s'avancer vers la rive ; mais, comme elle en approchait, elle avait vu luire les torches et avait entendu des cris : ignorant ce que voulaient dire ces clameurs et ces lumières, et se sentant encore quelque force, elle avait résolu de ne prendre terre que de l'autre côté de Pouzzoles. En conséquence, et pour être encore plus cachée aux regards elle avait suivi le pont de Caligula, nageant dans la ligne sombre qu'il projetait sur la mer, et s'attachant de temps en temps au pilotis sur lequel il était bâti, afin de prendre quelque repos ; arrivée à trois cents pas de son extrémité à peu près, elle avait vu luire le casque d'une sentinelle, et avait de nouveau repris le large, quoique sa poitrine haletante et ses bras lassés lui indiquassent le besoin instant qu'elle avait d'atteindre promptement la plage. Elle l'aperçut enfin, et telle qu'elle la désirait, basse, obscure et solitaire, tandis qu'arrivaient encore jusqu'à elle la lumière des torches et les cris de joie qui venaient de Baïa ; au reste, cette lumière et ces cris commençaient à cesser d'être distincts, cette plage elle-même, qu'un instant auparavant elle avait vue, disparaissait maintenant dans le nuage qui couvrait ses yeux, et au travers duquel passaient des éclairs sanglants ; un bruissement tintait à ses oreilles, incessamment augmenté, comme si des monstres marins l’eussent accompagné en battant la mer de leurs nageoires ; elle voulut crier, sa bouche se remplit d'eau, et une vague passa par dessus sa tête. Acté se sentit perdue si elle ne rappelait toutes ses forces ; par un mouvement convulsif, elle sortit la moitié du corps de l'élément qui l'oppressait, et dans ce mouvement, tout rapide qu'il fut, elle eut le temps de remplir sa poitrine d'air ; la terre d'ailleurs qu'elle avait entrevue lui semblait sensiblement rapprochée ; elle continua donc de nager, mais bientôt tous les symptômes de l'engourdissement vinrent de nouveau s'emparer d'elle, et des pensées confuses et inouïes commencèrent à se heurter dans son esprit : en quelques minutes, et confusément, elle revit tout ce qui lui était cher, et sa vie entière repassa devant ses yeux ; elle croyait distinguer un vieillard lui tendant les bras et l'appelant de la rive, tandis qu'une force inconnue paralysait ses membres et semblait l'attirer dans les profondeurs du golfe. Puis c'était l'orgie qui brillait de toutes ses lueurs, et ses chants qui résonnaient à ses oreilles. Néron, assis, tenait sa lyre ; ses favoris applaudissaient aux chants obscènes, et des courtisanes entraient, dont les danses lascives effrayaient la pudeur de la jeune fille. Alors elle voulait fuir comme elle avait fait, mais ses pieds étaient enchaînés avec des guirlandes de fleurs ; pourtant, au fond du corridor qui conduisait à la salle du festin, elle revoyait ce vieillard qui l'appelait du geste. Ce vieillard avait autour du front comme un rayon brillant qui illuminait son visage au milieu de l'ombre. Il lui faisait signe de venir à lui, et elle comprenait qu'elle était sauvée si elle y venait. Enfin, toutes ces lumières s'éteignirent, tout ce bruit se tut, elle sentit qu'elle s'enfonçait de nouveau, et jeta un cri. Un autre cri parut lui répondre, mais aussitôt l'eau passa par dessus sa tête, comme un linceul, et tout devint incertain en elle, jusqu'au sentiment de l'existence ; il lui parut qu'on l'emportait pendant son sommeil, et qu'on la faisait rouler au penchant d'une montagne, jusqu'à ce qu'arrivée au bas, elle se heurtât à une pierre, ce fut une douleur sourde comme celle qu'on éprouve pendant un évanouissement, puis elle ne sentit plus rien qu'une impression glacée, qui monta lentement vers le coeur, et qui, lorsqu'il l'eut atteint, lui enleva tout, jusqu'à la conscience de la vie.
Lorsqu'elle revint à elle, le jour n'avait point encore paru ; elle était sur la plage, enveloppée dans un large manteau et un homme à genoux soutenait sa tête ruisselante et échevelée ; elle leva les yeux vers celui qui lui portait du secours, et, chose étrange, elle crut reconnaître le vieillard de son agonie. C'était la même figure douce, vénérable et calme, de sorte qu'il lui semblait qu'elle continuait son rêve.
- O mon père, murmura-t-elle, tu m'as appelée à toi, et je suis venue – me voilà – tu m'as sauvé la vie ; – comment te nommes-tu, que je bénisse ton nom ?
- Je me nomme Paul, dit le vieillard.
- Et qui es-tu ? continua la jeune fille.
- Apôtre du Christ, répondit-il.
- Je ne te comprends pas, reprit doucement Acté, mais n'importe, j'ai confiance en toi comme dans un père : conduis-moi où tu voudras, je suis prête à te suivre.
Le vieillard se leva et marcha devant elle.

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1998-2010
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